Elisabeth Baume-Schneider, le grand entretien
«Aujourd'hui en Suisse, les femmes ne sont pas en sécurité dans leur foyer»

Sur son bureau trônent les dossiers les plus épineux: AVS, assurance maladie, violence domestique. Ancienne assistante sociale, la ministre de l’Intérieur Elisabeth Baume-Schneider évoque en quoi cette expérience nourrit son travail au sein du gouvernement fédéral.
Publié: 25.11.2025 à 17:46 heures
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Dernière mise à jour: 25.11.2025 à 18:47 heures
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L'artiste Augustin Rebetez a décoré la pièce dans laquelle Elisabeth Baume-Schneider nous reçoit.
Photo: Kurt Reichenbach
Silvana Degonda, Monique Ryser
L'Illustré

Dans la Berne fédérale, le bureau de la conseillère fédérale Elisabeth Baume-Schneider raconte d’où elle vient: des œuvres d’artistes jurassiens sont accrochées aux murs, une manière de célébrer ses origines. Voilà trois ans qu’elle siège au gouvernement, où elle semble finalement avoir pris ses marques. 

Après une première année éprouvante au Département fédéral de justice et police, durant laquelle les critiques ont été acerbes et les sondages défavorables, elle a trouvé sa place à celui de l’Intérieur en s’attelant aux grandes problématiques sociales qu’elle a côtoyées de près dans son ancien métier. Avec une mission: aider.

Blick: Vous avez longtemps été assistante sociale dans le Jura. Cette expérience vous est-elle utile en tant que conseillère fédérale?
Elisabeth Baume-Schneider: Oui, très utile! J’ai appris à écouter. J’ai toujours voulu lutter pour plus de justice sociale – contre les inégalités, contre le silence. J’ai eu le privilège de pouvoir exprimer librement mes opinions. Beaucoup de femmes n’ont pas cette chance. Déjà à l’époque, je voulais agir pour celles et ceux qui n’ont pas de voix. C’est cette même motivation qui m’anime aujourd’hui en tant que conseillère fédérale.

Les femmes en danger en Suisse

Vous avez lancé une campagne contre les féminicides. En Suisse, les chiffres sont alarmants: sur les 45 meurtres commis l’année dernière, 21 étaient des féminicides!
C’est toujours un choc d’entendre ces chiffres, mais être choqué n’avance à rien. Il faut passer à l’action. Nous avons donc décidé de lancer une grande campagne de prévention sur plusieurs années. Le but est de montrer que nous ne tolérons aucune violence et que les victimes ne sont pas seules.

Pour un pays comme la Suisse, ce sont des chiffres honteux!
Hélas, oui. Aujourd’hui, en Suisse, les femmes ne sont pas en sécurité dans leur foyer. Les contextes de séparation sont particulièrement critiques, avec un risque de violence décuplé. On ne peut pas continuer comme ça. Il y a énormément de femmes en danger; tout le monde a en tête au moins une situation problématique.

Apparemment, il faut cinq ou six incidents avant qu’une femme parvienne à quitter son conjoint violent. Cela rejoint-il également votre expérience?
Malheureusement, oui. Et c’est quelque chose que l’on reproche souvent aux femmes, à mon grand regret. Beaucoup de femmes éprouvent de la honte, elles ont peur. C’est encore plus difficile lorsque des enfants sont impliqués. Ou quand elles pensent que c’est de leur faute à elles. J’ai connu une femme qui se persuadait à chaque fois que son mari avait juste eu une mauvaise journée, qu’il ne voulait pas lui faire de mal. Elle minimisait la situation, pour elle-même, pour les enfants. C’est humain et en même temps tragique.

«
En Suisse, les femmes ne sont pas en sécurité dans leur foyer
»

Comment gériez-vous le fait qu’une femme retourne auprès de son conjoint violent?
Je gardais toujours le contact, jusqu’à ce qu’elle puisse se sauver pour de bon. Les victimes ont besoin d’avoir confiance – dans le système, l’aide aux victimes, leurs amies. Beaucoup n’y arrivent pas seules.

Y a-t-il un cas qui vous hante toujours aujourd’hui?
Ils sont nombreux. Je me souviens d’un cas particulièrement horrible: un homme, ivre de jalousie, avait tiré sur sa femme à leur domicile, à travers une porte. C’est ce détail qui l’a sauvée. J’étais la curatrice de ses cinq enfants. Je lui ai demandé pourquoi elle avait eu cinq enfants avec lui. Elle m’a répondu qu’elle croyait en son amour parce qu’il lui donnait le sentiment d’être importante. Elle avait honte de parler des violences et elle a bien failli en mourir.

Aviez-vous peur lorsque vous deviez intervenir dans ce type de situation?
Dans cette situation-là, oui. Quand j’étais encore au bureau tard le soir et que j’entendais du bruit, je me disais: «Pourvu qu’il ne soit pas dans les parages.» L’homme n’était pas encore en prison. Je ne paniquais pas, mais je prenais la situation au sérieux. C’est dans ces moments-là que j’ai compris l’importance de rester toujours vigilante.

Violences contre les femmes: besoin d'aide?

Vous, ou l'une de vos proches, êtes victime de violences de la part d'un partenaire ou d'un proche? Voici les ressources auxquelles vous pouvez faire appel.

En cas de situation urgente ou dangereuse, ne jamais hésiter à contacter la police au 117 et/ou l'ambulance au 144.

Pour l'aide au victimes, plusieurs structures sont à votre disposition en Suisse romande, et au niveau national.

Vous, ou l'une de vos proches, êtes victime de violences de la part d'un partenaire ou d'un proche? Voici les ressources auxquelles vous pouvez faire appel.

En cas de situation urgente ou dangereuse, ne jamais hésiter à contacter la police au 117 et/ou l'ambulance au 144.

Pour l'aide au victimes, plusieurs structures sont à votre disposition en Suisse romande, et au niveau national.

Receviez-vous un soutien psychologique dans des cas comme celui-ci?
Oui. Une psychologue me soutenait dans les situations difficiles. J’ai vite compris que si je voulais être forte pour les autres il fallait que je me fasse accompagner par un ou une professionnel(le). C’est quelque chose qui devrait être une évidence pour toutes les personnes qui s’occupent de ces problèmes.

Comment réagir lorsque l’on soupçonne une amie ou une voisine de subir des violences domestiques?
L’important, c’est de montrer que l’on est présent. Si on entend des cris, on peut demander: «Tu vas bien? Je peux faire quelque chose pour toi? Veux-tu que j’amène les enfants à la crèche?» Parfois, il suffit que la victime se rende compte qu’elle n’est pas seule. En cas de danger grave, il faut bien sûr appeler la police. Mais il ne faut pas croire qu’appeler la police suffit à régler le problème.

A quoi reconnaît-on une relation toxique?
Il y a presque vingt ans, la skieuse Corinne Rey-Bellet a été tuée par son conjoint. Elle était forte, brillante, talentueuse; personne n’aurait imaginé qu’il puisse lui arriver une chose pareille. La toxicité d’une relation peut se manifester de différentes manières. Une femme racontait que son conjoint vérifiait tous ses reçus et tous ses tickets de caisse. Même si c’était juste pour acheter des pommes. Il ne l’a jamais frappée, mais il la rabaissait. Le contrôle coercitif peut s’avérer aussi destructeur que la violence physique.

A Bâle-Ville, 62% des auteurs de violences domestiques sont des étrangers. A l’échelle de la Suisse, c’est plus de 50%. Avons-nous un problème avec les étrangers?
Non. Ce problème touche toutes les couches de la société. Les auteurs peuvent être jeunes ou vieux, plus ou moins éduqués, riches ou pauvres. On l’a bien vu dans la terrible affaire de Gisèle Pelicot en France.

Mais quand même, on ne peut pas faire abstraction du fait que plus de la moitié des auteurs sont des étrangers.
La violence touche toutes les nationalités, toutes les couches sociales, toutes les classes d’âge. En se focalisant uniquement sur les étrangers, on passe à côté du phénomène. C’est la raison pour laquelle notre campagne s’adresse à l’ensemble de la population.

S’agira-t-il d’une campagne coup-de-poing comme celle de «Stop sida», qui a connu un grand succès?
Le message est différent de celui de «Stop sida». Nous misons plutôt sur une communication objective. Le cœur du message, c’est que les gens se disent: «Cela pourrait arriver à ma voisine, à quelqu’un de mon entourage.» La campagne démarrera en novembre et le second volet sera lancé en juin, quand nous aurons enfin un numéro d’urgence national.

Un système de santé trop cher?

Changeons de sujet: les primes d’assurance maladie arrivent en tête des préoccupations.
Il y a deux façons de voir les choses: c’est vrai que les gens se plaignent du niveau élevé des primes, mais en même temps, ils se disent satisfaits des prestations du système de santé. Il ne faut pas l’oublier!

Tout de même, le système de santé coûte environ 100 milliards de francs par an, dont 42 milliards servent à financer l’assurance de base. Procéder à de petits aménagements par-ci par-là, est-ce vraiment suffisant?
Je suis pragmatique et je n’ai hélas pas de baguette magique. Je m’efforce d’apporter des améliorations là où c’est possible. Le système de santé représente énormément d’argent: il y a beaucoup à gagner et beaucoup à perdre. Mon objectif est d’apporter plus de transparence et plus de clarté. 

C’est dans cette optique, par exemple, que le nouveau tarif médical pour les forfaits ambulatoires, le Tardoc, va enfin entrer en vigueur en 2026. Il n’est pas parfait, mais il va apporter de très nombreuses améliorations par rapport à l’ancien tarif. Les tables rondes que j’ai lancées portent également leurs fruits: nous venons d’économiser 300 millions de francs grâce à elles. Comme nous travaillons sur un système vivant, il nous faut avancer pas à pas.

La majeure partie des coûts pris en charge advient pendant les deux dernières années de la vie. L’idée d’une assurance distincte fait depuis longtemps son chemin. Elle permettrait de diminuer considérablement les primes en instaurant une autre source de financement pour les soins liés à la dépendance.
L’idée est intéressante car, à partir d’un certain âge, le besoin de soins n’est en effet plus un risque, mais une réalité. Mais comment financer un tel système? En imposant des primes plus élevées aux personnes âgées? Ce serait injuste et contraire au principe de solidarité. En utilisant l’argent des impôts? Compliqué sur le plan politique. Et il faudrait aussi se poser cette question: à quels remboursements les personnes âgées auraient-elles encore droit? Ce sont des questionnements moraux et éthiques très complexes.

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Il faut que les jeunes aient confiance dans le fait qu'ils toucheront eux aussi une retraite un jour
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Pourquoi ne prônez-vous pas une politique de rupture?
Parce que, en Suisse, les réformes radicales sont rarement soutenues par une majorité. Et parce que notre système médical est encore très bon: il ne s’agit pas de le renverser, mais plutôt de procéder à des améliorations ciblées.

Quelle est votre vision?
Mon idéal est celui d’une prise en charge au plus proche des personnes: plus de réseaux de médecins, une meilleure coordination, plus de coopération et moins de doublons, un renforcement des infirmières et des infirmiers de pratique avancée qui pourraient facturer leurs prestations de façon autonome. Nous avançons lentement dans cette direction, mais tout cela nécessite de réunir des majorités.

Mais il faut bien faire quelque chose: la population est vieillissante et nous manquons de personnel soignant.
Oui, évidemment, c’est un défi. Cela dit, je n’aime pas la manière dont on parle du vieillissement, comme s’il fallait en avoir honte. J’entends souvent: «Ils nous coûtent cher à soigner, ils vivent dans des logements trop grands, ils nous prennent la place dans le bus...» C’est une mentalité extrêmement dangereuse. En outre, la prise en charge des personnes âgées est parfois abordée comme une activité lucrative, avec des tarifs élevés pour les soins et des salaires bas pour les soignants. Ce n’est pas acceptable.

A partir de l’année prochaine, l’AVS aura besoin de 4,2 milliards de plus pour la 13e rente. Selon les dernières propositions du parlement, les rentes des couples mariés seront également augmentées. Le cumul de ces mesures représente 8 milliards de coûts supplémentaires par an...
Ma priorité est claire: la 13e rente AVS doit être financée. Le Conseil fédéral a indiqué une voie pragmatique, c’est maintenant au parlement d’assumer ses responsabilités. L’AVS est l’assurance préférée de la population, elle repose sur un système d’une géniale simplicité, basé sur la solidarité. Mais il faut que les jeunes aient confiance dans le fait qu’ils toucheront eux aussi une retraite un jour, que c’est un système qui a des avantages pour eux comme pour leurs aînés.

Le non l’a emporté lors de la votation sur le relèvement de l’âge de la retraite. Le sujet est-il définitivement abandonné?
Oui. En mai dernier, le Conseil fédéral s’est également prononcé contre le relèvement de l’âge de référence. Personnellement, je n’exclus pas d’en rediscuter à l’avenir. Mais il faut aussi tenir compte de la réalité du marché du travail: les personnes plus âgées ont du mal à trouver un emploi.

Jusqu’à quel âge comptez-vous encore travailler?
Certainement pas jusqu’à 70 ans, mais j’espère au moins jusqu’à 65 ans.

Un article de «L'illustré» n°47

Cet article a été publié initialement dans le n°47 de «L'illustré», paru en kiosque le 20 novembre 2025.

Cet article a été publié initialement dans le n°47 de «L'illustré», paru en kiosque le 20 novembre 2025.

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