22 féminicides depuis le mois de janvier
Pourquoi la Suisse échoue-t-elle à protéger les femmes?

Dans le canton de Neuchâtel, un homme a vraisemblablement tué son ex-compagne. Il s'agirait du 22e féminicide de l'année – un triste record. En matière de lutte contre ce fléau, la Suisse fait pâle figure en comparaison européenne. Pour plusieurs raisons.
Publié: 24.08.2025 à 20:59 heures
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Dernière mise à jour: 24.08.2025 à 21:37 heures
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Une veillée a eu lieu à Neuchâtel, en mémoire des trois victimes de Corcelles.
Photo: keystone-sda.ch
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Dimitri Faravel, Sara Belgeri et Robin Bäni

Des roses sont disposées devant une discrète maison d'habitation de Corcelles, dans le canton de Neuchâtel. Elles rendent hommage aux victimes d'un acte effroyable: un homme y a vraisemblablement tué son ex-femme et leurs deux filles, âgées de 3 et 10 ans. En juin, le couple s'était séparé.

La police connaissait cet homme. Entre 2020 et 2022, elle est intervenue à plusieurs reprises à cause de lui. Il s'agissait tantôt de violence domestique, tantôt de dommages à la propriété, pour lesquels il a par ailleurs été condamné. Il n'était pourtant pas sous surveillance policière. Selon la police judiciaire neuchâteloise, il n'y avait aucun indice d'un acte de violence imminent.

Le crime de Corcelles n'est pas un cas isolé, mais s'inscrit dans une triste évolution. A ce jour, 22 féminicides ont déjà été recensés en 2025. Le bilan pourrait donc bientôt dépasser celui de l’année 2024, qui s’élevait à 23. Un bilan bien amer qui nous oblige à nous poser une question: pourquoi la Suisse échoue-t-elle à protéger les femmes?

Pas de statistiques, pas de problèmes!

Il n'existe pas de statistiques officielles sur les féminicides, notamment parce qu'il n'existe pas de définition pénale du terme. Au lieu des autorités fédérales habituelles, c'est donc des collectifs et des instituts de recherche privés qui s'occupent de recueillir ces données. 

Pourtant, la Convention d'Istanbul, en vigueur depuis 2018, oblige la Suisse à cela: collecter des données, documenter la violence, et protéger les femmes et les jeunes filles en conséquence. La Suisse a signé l'accord international et élaboré un plan d'action. Mais force est de constater que la mise en œuvre n'est pas au rendez-vous. Sur 44 mesures prévues, 23 n'ont pas encore été réalisées. Pourtant il y a urgence: le plan d'action expire en 2026.

Un blâme a donc déjà été prononcé en 2022: un groupe d'experts du Conseil de l'Europe, appelé Grevio, a critiqué la Suisse dans son rapport. Trop peu d'investissements sont réalisés dans la prévention, la protection des victimes et les maisons d'accueil pour femmes. D'autres pays sont bien plus avancés, l'Espagne en tête. Il y existe aussi une base de données centrale dans laquelle chaque acte commis contre une femme est enregistré.

En outre, les auteurs potentiels peuvent être surveillés au niveau national par des bracelets électroniques, 24h/24h, et la police intervient si nécessaire. Le système étroitement maillé et les nombreuses mesures portent leurs fruits. Au cours des 20 dernières années, le nombre de féminicides a nettement diminué en Espagne. On estime qu'aujourd'hui le risque pour les femmes de mourir de violence domestique est cinq fois moins élevé qu'en Suisse.

Un grand manque de cohésion nationale

Ce n'est donc pas la stratégie de la Convention d'Istanbul qui fait défaut, mais bien le manque de volonté politique. Par exemple, il n'existe pas de loi nationale de protection contre la violence en Suisse, le Parlement ayant rejeté le projet 2009. Et lorsque la colère populaire monte, on renvoie aux cantons. Tous ont adopté des mesures, certes, mais seuls huit cantons (tous les cantons romands + Obwald et Zurich) possèdent une loi qui réglemente la protection contre la violence envers les femmes.

Cependant, beaucoup n'ont pas opté pour des méthodes aussi claires. Certains cantons n'ont par exemple pas une seule maison d'accueil pour les femmes victimes de violence. C'est le cas de Glaris, Uri, Nidwald, Obwald, le Jura, Schwytz et Schaffhouse. En d'autres termes, la protection dont bénéficie une femme en Suisse dépend beaucoup de son lieu de résidence.

«
Il manque toujours à la Suisse une approche nationale de la lutte contre la violence envers les femmes et la violence domestique
Paula Krüger, professeure à la Haute école de Lucerne
»

C'est précisément là que Paula Krüger voit un problème central. Cette professeure à la Haute école de Lucerne étudie depuis des années le thème de la violence domestique et accompagne des études sur mandat du Bureau fédéral de l'égalité (BFEG). «Il manque toujours à la Suisse une approche nationale de la lutte contre la violence envers les femmes et la violence domestique», déclare-t-elle. Les investissements financiers réalisés jusqu'à présent sont tout aussi insuffisants, comme l'avait déjà critiqué le groupe d'experts Grevio.

La preuve par 142

A cela, l'inertie de l'administration s'y ajoute. L'exemple type est le numéro d'urgence national 142 pour les victimes de violence domestique. Cela fait des années que la Confédération veut l'introduire. Mais pour pouvoir lancer un numéro à trois chiffres, il faut une modification de l'ordonnance – avec des clarifications internes, des consultations et une procédure de consultation. Et cette dernière ne se terminera qu'en octobre.

A la base, il était prévu d'introduire le numéro au début de cette année. Puis on a parlé de novembre 2025, et maintenant il devrait être disponible à partir de mai 2026. Et ce uniquement parce que l'Office fédéral de la communication (OFCOM) compétent a lancé le numéro provisoirement – au moyen d'une astuce juridique – en février, avant la fin de la consultation.

Sans cette astuce, dit-on à l'OFCOM, l'introduction aurait probablement été retardée jusqu'en 2027. Des clarifications techniques sont encore en cours. Un autre défi de taille, car la Suisse n'a pas introduit de numéro court depuis plus de 20 ans.

Tout n'est pas perdu

Pourtant, une lueur d'espoir émerge. Ces dernières années, des progrès ont été réalisés dans le domaine de la violence domestique. Par exemple, la révision partielle de la loi sur l'aide aux victimes, qui est en cours. Ou encore la campagne nationale pluriannuelle de prévention contre la violence domestique, sexuelle et sexospécifique, que la Confédération lancera en novembre.

En juin, la Confédération, les cantons et les communes ont en outre pris des mesures d'urgence, car les nombreux homicides commis contre des femmes étaient «alarmants». Dans le communiqué officiel, la Confédération a utilisé pour la première fois le terme de «féminicide». Un signe que le sujet est arrivé au plus haut niveau politique.

Les choses bougent également au Parlement. En mars, le Conseil national a adopté un postulat de la conseillère nationale des Vert-e-s Sibel Arslan. Le Conseil fédéral est ainsi chargé de clarifier si et comment les féminicides peuvent faire l'objet de statistiques en Suisse. En septembre 2024, la demande d'Arslan avait encore été combattue et ajournée. Une demande similaire de la conseillère nationale socialiste Tamara Funiciello n'avait même pas passé la rampe des Chambres en 2021.

«Selon le Bureau fédéral de l’égalité, toutes les mesures avancent positivement», indique-t-il sur demande. Reste à savoir si cela sera suffisant: le groupe d’experts Grevio rendra son deuxième rapport sur l’application de la Convention d’Istanbul en octobre. Si pour de nombreuses femmes il est déjà trop tard, beaucoup peuvent encore être protégées.

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