Le Trumpisme numérique existe. Il consiste, dans l’intérêt des Etats-Unis, à défendre partout les géants américains du numérique, et à empêcher que l’Union européenne (UE) protège son marché et ses données. La décision de l’administration américaine d’interdire l’ancien Commissaire européen Thierry Breton d’entrer aux Etats-Unis procède de cette logique. Réaction à chaud d’un expert suisse familier des géants de la Tech.
Bruno Giussani, vous venez de publier «Moins d’Amérique dans nos vies». Ce qui se passe avec Thierry Breton vous surprend? Pourquoi une telle interdiction de visa?
Parce que le marché européen est essentiel pour la Big Tech américaine! Il ne faut pas oublier que c’est sous la pression de Donald Trump que l’Union européenne a récemment édulcoré ses régulations numériques, et que le gouvernement suisse a décidé de renoncer à une taxe sur les services numériques qu’il avait pourtant l’intention d’introduire. En clair: Trump s’assure, via pressions, menaces et droits de douane, que la régulation et la taxation de la tech dans les pays européens soient minimales. Et les entreprises de la tech lui renvoient la balle pour avoir plus d'emprise sur nous. Elles laissent circuler tout type d’information susceptible de déstabiliser les pays européens et l’Union.
Mais parlons du cas Breton. Pourquoi lui interdire tout visa d’entrée aux Etats-Unis?
Le secrétaire d’Etat américain Marco Rubio a d’abord réagi à une amende de 120 millions d’euros infligée par l’UE au réseau social X pour des agissements contraires aux lois européennes sur le territoire européen, en la qualifiant «d’attaque contre toutes les plateformes technologiques américaines et contre le peuple américain de la part de gouvernements étrangers». Lisez bien: «contre le peuple américain». Ensuite, cinq Européens activement engagés dans la résistance à la tech américaine, dont l’ancien commissaire français Thierry Breton ce 24 décembre, ont été interdits de séjour aux Etats-Unis. Logique! Rubio les accusent de vouloir «contraindre les plateformes américaines à censurer les opinions américaines auxquelles ils s’opposent», et parle d’actes de «censure extraterritoriale». C’est absurde! Pour rappel, les lois européennes ne s’appliquent que sur le territoire européen et à tout le monde, Américains ou non. C’est aussi hypocrite, puisque c’est justement le gouvernement américain qui tente d’imposer à l’Europe son propre cadre – pas de règles, pas de taxes – pour la tech.
Il y a quelques jours, le président français Emmanuel Macron a dénoncé l’attitude de Meta, maison mère de Facebook, qui avait refusé de déprogrammer une vidéo mensongère sur un coup d’Etat en France. Il a raison?
Oui. Il faut comprendre que nous ne sommes plus face à des entreprises technologiques qui vendent des produits, qu’on peut acheter et posséder, mais à des entités para-étatiques, plus puissantes que la plupart des Etats du monde, qui gèrent des plateformes auxquelles on accède, sur lesquelles on travaille et dans lesquelles on dépose nos données, mais sur lesquelles nous n’avons aucun contrôle. Nous sommes devenus trop dépendants de ces plateformes, tant pour notre vie professionnelle – pensez aux logiciels de bureautique – que privée, et là je pense à Facebook, à WhatsApp, à Amazon, à Uber. Mais aussi au niveau institutionnel: nos institutions sont en train d’être reprogrammées par les entreprises de la tech. On a appris il y a quelques jours que, Microsoft a activé la fonction d’intelligence artificielle Copilot dans les comptes des membres de l’Assemblée fédérale suisse, sans qu’ils en aient fait la demande. Ce n’est bien évidemment pas acceptable du point de vue de la souveraineté nationale.
Macron demandait la suppression d’une vidéo fabriquée en Afrique. Facebook s’est abrité derrière ses règles. C’est acceptable?
Bien évidemment pas. D’un côté, en refusant de retirer des vidéos ou informations manifestement fausses sous prétexte que cela ne contreviendrait pas à ses «règles d’utilisation», Facebook (Meta) s’arroge le droit de placer ses propres codes internes au-dessus des lois et au-dessus des faits. De l’autre, l’entreprise en bénéficie financièrement. La vidéo sur le prétendu «coup d’Etat» en France a été vue plus de 10 millions de fois avant d’être finalement retirée (par l’auteur, sauf erreur, et non par Facebook). Chacune de ces vues est accompagnée de publicité. C’est ainsi que Facebook fait de l’argent, gagne des milliards en laissant circuler, sciemment, des publicités frauduleuses, des fausses informations médicales, ou en décidant que c’est acceptable si ses chatbots d’intelligence artificielle engagent des «conversations sensuelles» avec des enfants. Il y a plein d’autres exemples. Facebook accumule argent et pouvoir, et le prix est payé par les individus fraudés, les enfants perturbés, les sociétés déstabilisées.
Vous dénoncez dans votre livre les pratiques des géants de la tech américains. La présidence Trump est-elle en train de les rendre fous?
Cela fait trente ans que les plateformes numériques sont protégées par la loi américaine, la fameuse «section 230», qui les exonère largement de toute responsabilité pour les informations publiées par leurs utilisateurs. C’est cette loi, et le captage prédateur d’informations personnelles, qui a fait d'elles les géants que nous connaissons. Mais depuis l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche, il y a un alignement très évident entre les priorités du gouvernement américain — pour lequel notre dépendance à ces technologies est un outil d’influence et de coercition — et les intérêts des Big Tech, qui continuent d’étendre leur emprise, leur pouvoir et leurs bénéfices.
Peut-on espérer, en tant qu’Européens, dompter les géants de l’Internet alors qu’ils dominent nos vies?
C’est juste nécessaire. Cette dépendance aux technologies américaines est un facteur de vulnérabilité majeur pour notre société et notre économie. L’accès aux plateformes n’est pas garanti. La loi américaine s’autorise une extraterritorialité qui touche même aux données et aux systèmes physiquement localisés en Suisse ou en Europe, s’ils appartiennent à des entreprises américaines ou sont gérés par elles. Et ces technologies encodent des façons de penser le monde qui ne sont pas les nôtres – mais que l’on finit par absorber par osmose. Il est donc nécessaire de diminuer, dans la mesure du possible, cette dépendance. Ce qui ne signifie pas chercher l’autarcie: cela signifie retrouver des espaces d’autonomie et de choix.
Sauf qu’il n’y a guère d’alternatives…
Ce n’est pas vrai. Certes, l’Europe n’a pas de géants technologiques à la Google. Mais cela ne signifie pas qu’elle n’ait pas de technologies. Proton, à Genève, a l’un des meilleurs systèmes d’e-mail du monde. Infomaniak à Genève ou Exoscale à Lausanne proposent des services de cloud aptes à satisfaire les besoins de la plupart des entreprises suisses. Artificialy à Lugano et Neural Concepts à Lausanne développent des solutions d’IA sectorielles très efficaces. I y en a plein d’autres, ainsi que de nombreuses solutions européennes. Mais il existe un a priori négatif à l’égard de la tech locale ou européenne, et l’on continue donc d’accroître notre dépendance technologique envers un pays qui n’est plus un allié, mais qui affiche des attitudes clairement hostiles.
Nos gouvernements ont-ils conscience du danger? Ne pensez-vous pas qu’ils minimisent les conséquences de cette emprise numérique sur nos vies?
Je pense que les gouvernements sont conscients du problème. Le Conseil fédéral, dans son rapport récent sur la souveraineté numérique, est on ne peut plus clair: il parle, je cite, du «risque de perdre complètement sa capacité de contrôle et d’action en matière de ressources numériques». Mais cela peine à se traduire en actions concrètes et radicales. Le Conseil fédéral a proposé la création d’un «groupe de travail interdépartemental», une réaction très suisse. Je pense que les gouvernements sont paralysés par la complexité de la tâche. Il y a aussi ce narratif selon lequel, si l’on n’adopte pas toutes les technologies sans trop se poser de questions, on finirait par prendre du retard. Bref, le mot «régulation» est devenu une sorte de tabou, alors que toute technologie non régulée est synonyme de chaos et de danger. Certes, il faut des régulations sensibles. Et puis, en ce moment, il y a la peur de faire quoi que ce soit qui puisse déplaire à Trump et susciter des représailles. Mais surtout, il me semble que ce qui manque, c’est un sentiment d’urgence. Or il est urgent d’agir, de façon drastique, avant que la dépendance ne se transforme en servitude.
A lire: «Moins d’Amérique dans nos vies» de Bruno Giussani (éd. Georg)