C’est un ouvrage colossal que signe notre confrère de Blick et auteur, Richard Werly, avec «Cette Amérique qui nous déteste», publié ce mois-ci aux éditions Nevicata. En même temps qu’il retrace l’histoire des idées de l’Amérique à travers des ouvrages de référence, il traverse en camping-car plusieurs Etats clés et recueille le témoignage de nombreux Américains quant à leur perception de l'Europe.
Déni d'antieuropéanisme
Et la conclusion vaut le détour. Avec ce livre, Richard Werly nous invite à sortir du déni. Celui qui consiste à croire qu’entre l’Amérique et nous, il resterait une complicité, ou de nombreux points communs. Il pèse ses mots lorsqu’il nous parle d’une Amérique «qui nous déteste». Derrière cette détestation, il y a d’abord le mépris. Celui qu’inspire notre faiblesse vis-à-vis de l’Amérique, mais aussi nos valeurs trop permissives. Cet allié de toujours nous trouve trop libéraux et laïcs au niveau sociétal, mais aussi trop rigides lorsqu'il s'agit d'appliquer des règles et des normes au niveau légal et environnemental.
Cette Amérique de Trump, qui est elle conservatrice au niveau des valeurs, et ultralibérale au niveau économique, refuse de brider le profit illimité, et rejette l’ouverture au multiculturalisme européen. Son attachement profond au christianisme l’éloigne aussi de nous, surtout lorsqu’il devient extrême, dans ce pays «où la mainmise des fanatiques sur le pouvoir ne peut que nous inquiéter», souligne l’auteur.
Chrétiens conservateurs en guerre
L’idéologie dominante de l’ère Trump, c'est aujourd'hui son vice-président J.D. Vance, qui l'incarne, plus que quiconque. Converti au catholicisme, il est prêt à mener la guerre à ce wokisme européen qu’il abhorre. «La droite chrétienne conservatrice américaine est en guerre, décrit richard Werly. Elle ne s’en cache pas. Au contraire. Sa croisade contre le multi-culturalisme et le wokisme est revendiquée.»
L’Amérique ne se contente pas de nous détester, ajoute notre confrère de Blick: elle veut aussi nous soumettre. Il lui faut une Europe vassale, obéissante, qui va se mettre au pas et renoncer à ses valeurs décadentes pour embrasser celles de l’Amérique trumpiste. Mais «cette vassalité ne peut pas être heureuse», souligne Richard Werly.
C’est aussi une Amérique qui jette aux orties ce qu’elle-même a été ces dernières années, car elle remplace le soft power par le hard power. A présent, c’est une Amérique du rapport de forces pur, qui impose sa loi. Et qui exagère ce qu’elle a pu donner au reste du monde pour lui extorquer le maximum de gains, nous dit l’auteur.
Ceci, en s’appuyant sur un discours qui prétend vouloir faire payer tous les profiteurs, vouloir un remboursement pour ses concessions passées, au plan de la sécurité, de l’aide humanitaire, ou des déficits commerciaux. Quand bien même rien de tout cela n’est vrai au niveau comptable. «Oui, l’ère des vengeurs et des prédateurs américains est arrivée, annonce Richard Werly. Ils font les comptes de tout ce que l’internationalisme passé a coûté à leur pays. Ils comptent les soldats morts, les milliards investis au fil de leurs aventures guerrières, soi-disant au service de la Pax americana. Ils foulent aux pieds l’héritage de Roosevelt et déclarent caduc celui d’Eisenhower».
L'Europe en bouc émissaire
L'auteur, à travers cet exercice, adopte consciemment un ton nouveau, comme il l’admet lui-même: «Jusque-là, je n’avais jamais supporté l’antiaméricanisme facile qui, depuis mes débuts dans le journalisme, avait toujours hanté les milieux intellectuels français», s’explique-t-il. Mais voilà, constate-t-il, «un gang de prédateurs, de destructeurs, de menteurs et de fanatiques est à la tête de la première puissance mondiale».
Et, mauvaise nouvelle, «nous en sommes le bouc émissaire idéal.» Et si l’Europe faisait sécession de l’Amérique? envisage-t-il. Car oui, il s'agit de nous affranchir de ce rôle de «vassal malheureux».
Surtout qu’à l’antiaméricanisme européen, a succédé, aux Etats-Unis, un antieuropéanisme de plus en plus viscéral, note l’auteur. Selon lui, le trumpisme n’a pas inventé ce courant anti-européen. Celui-ci préexistait en Amérique, discret. Mais son heure serait venue. Tout comme l’ultralibéralisme existait avec Reagan, dont Trump a réédité une réplique poussée à l'extrême.
Rupture avec les racines
Richard Werly en est certain, le sentiment anti-européen ne doit pas être sous-estimé, car il est ancré dans les mentalités davantage qu’on ne le croit. La culture américaine se détache de ses racines irlandaises, allemandes, polonaises, écossaises ou italiennes. Aux yeux de nombre d’Américains de bas en haut de l’échelle, flotte l’image d’une Europe repoussoir, aux sociétés trop sécularisées, métissées et en déclin démographique. Bref, l’image d’une société faiblissante, complaisante, dévirilisée.
Richard Werly nous incite à nous réveiller et à mettre à jour notre logiciel: cette Amérique qui nous déteste n’a plus rien à voir avec celle des années 1960.
Lors de son voyage en camping car, en automne 2024, l’auteur a arpenté «des trottoirs, des comptoirs, des parkings, des rayons d’hypermarchés Walmart ou Costco». Et ce qu’il a vu, c’est un espace «modelé par les géants du numérique, par la désertification médiatique, par la désindustrialisation, par l’immigration hispanique XXL, et aussi par la transformation de sa classe politique.»
D'ami à acheteur
Il l’a constaté: cette Amérique-là n’a plus beaucoup de points communs avec l’Europe. Elle ne se considère pas amie ni partenaire avec le Vieux Continent, comme en avait déjà témoigné le célèbre «Fuck the EU» prononcé en 2014 par l’ambassadrice Victoria Nuland, et confirmé par le coup de poignard commercial porté par Trump à l’été 2025. L’Amérique voit l’Europe, au mieux, comme un acheteur parmi d’autres de ses produits, à commencer par son armement et son pétrole.
Cette Amérique sans mémoire de ses racines, Richard Werly lui a parlé. Entre l’Iowa, où personne n’a su répondre à ses questions sur Napoléon, et l’Illinois, où un mécanicien lui a dit que les Européens sont des «gogos incapables de comprendre que le monde est en train de basculer», en passant par Mar-a-Lago, où de riches supporters de Trump jugent que «les Européens savent juste faire les poches de l’Amérique», et la Virginie-Occidentale, où l’Europe est vue comme un «Titanic religieux et culturel», c’est toujours la même rhétorique.
Mais surtout, à côté du mot «fanatisme», ce sont les mots «cupidité» et «prédation» qui reviennent souvent dans les descriptions d’un Richard Werly désabusé. Tandis que notre Vieux Continent a passé ces trente dernières années à s’efforcer de réglementer les marchés, de pourchasser les exilés fiscaux, de réguler les monopoles, dit-il, la vague qui nous vient des Etats-Unis met en avant de nouveaux profils plus décomplexés et prédateurs que jamais.
L'anti-étatisme, une religion
Un capitalisme manifestement arrivé à son stade ultime, où tout est mercantilisé, et où l’antiétatisme est la nouvelle religion: l’Etat tout entier est désormais vu comme superflu, tandis que les impôts sont jugés comme un coût insupportable et que la redistribution est un gros mot. Un néo-reaganisme sous anabolisants.
Au fond, Richard Werly fait le constat que l’Amérique prédatrice de Trump nous renvoie aussi le miroir de notre propre passé d’Européens aux méthodes prédatrices. «L’appât du gain caractérisa en effet l’émergence et l’apogée des grandes villes marchandes comme Venise, Nuremberg ou les cités hanséatiques, puis motiva la colonisation». Faut-il regretter ce passé, ou voir l’Amérique d’aujourd'hui patauger dans cette mare, et se féliciter de ne plus lui ressembler?
Toujours est-il qu'une Amérique qui raisonne en termes de Fuck Europe peut servir de catalyseur pour trouver notre indépendance continentale. Acceptons-nous d’être ainsi rétrogradés par nos anciens alliés?
Nationalistes européens ambigus
Aujourd’hui, redoute Richard Werly, ce sont les nationalistes européens, acquis à Trump, qui entretiennent une ambiguïté et empêchent l’Europe de poursuivre résolument une voie indépendante. Mais l’heure n’est plus à l’ambiguïté, conclut l’auteur, sur une note d’espoir. «L'heure est bel et bien venue pour nous, les Européens, de renverser la table et les rôles. Et de l’assumer publiquement sans états d’âme. Et sans crainte de fâcher Trump.»
Retrouvez Richard Werly autour de son nouveau livre «Cette Amérique qui nous déteste» (Ed. Nevicata) ce vendredi à 17h30 à Genève à la librairie Payot Rive Gauche. Samedi à 11h à Payot Lausanne et samedi à 16h à Genève à la librairie Le Vent des Routes.