Trump et les milliardaires
«La Suisse a des tendances oligarchiques»

La visite des entrepreneurs suisses dans le Bureau ovale questionne la séparation des pouvoirs politique et économique. L'Histoire nous montre que ces deux sphères sont liées depuis longtemps, mais que notre société est devenue moins réceptive à cette alliance.
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La «Team Switzerland» dans le Bureau ovale a fait la Une des journaux.
Photo: DR
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Sara Belgeri

Cinq milliardaires face au président américain Donald Trump dans le Bureau ovale. Cette image est restée gravée dans la mémoire collective suisse. La «Team Switzerland», composée d'entrepreneurs issus des secteurs de la finance, du transport maritime, de l'horlogerie et des matières premières, avait dans ses bagages un lingot d'or et une Rolex, ainsi qu'Alfred «Fredy» Gantner, omniprésent dans les médias depuis. L'Argovien était sans doute le plus impliqué dans les négociations sur les accords douaniers avec les Etats-Unis.

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«Ce n'est pas l'influence de l'économie qui est nouvelle, mais le fait qu'elle soit si visible.»
Matthieu Leimgruber, historien économique
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Cet accord a suscité de vifs débats en Suisse: est-il seulement acceptable? Quel est le pouvoir (politique) de ces entrepreneurs? Et qui les contrôle? 

Proximité entre l'industrie et la politique

Un coup d'œil à l'Histoire le montre: le monde économique et la sphère politique ont toujours été liés, et ce, depuis la naissance de la Suisse moderne. L'exemple le plus célèbre de cette tradition est le pionnier du chemin de fer Alfred Escher (1819-1882).

En tant que conseiller d'Etat zurichois et conseiller national, fondateur de la Gotthardbahn et du Crédit suisse ainsi que cofondateur de la Rentenanstalt (aujourd'hui Swiss Life), il a laissé une empreinte unique sur l'entrée de la Suisse dans la modernité. Au XIXè siècle, l'entrepreneuriat et la politique étaient souvent réunis en une seule personne et Alfred Escher incarnait ce rôle de «baron de la Confédération» comme personne.

Se mettre en avant

Cette visite d'entrepreneurs suisses auprès Donald Trump s'inscrit dans une longue tradition de politique économique étrangère. Des industriels helvétiques ont souvent accompagné les responsables politiques lors de contacts internationaux. «Cela a également été le cas pour les conseillers fédéraux Ueli Maurer et Johann Schneider-Ammann ainsi que pour les conseillères fédérales Micheline Calmy-Rey et Doris Leuthard», explique le sociologue et chercheur Ueli Mäder, spécialiste des questions liées aux richesses. «La nouveauté dans cette affaire, c'est la manière dont les milieux économiques mettent en scène et célèbrent leurs propres initiatives, comme s'ils voulaient éclipser les activités politico-diplomatiques.»

L'historien économique Matthieu Leimgruber ajoute: «Ce n'est pas l'influence de l'économie qui est nouvelle, mais le fait qu'elle soit si visible.» La Suisse a longtemps disposé d'un réseau diplomatique faible: jusqu'au XXe siècle, elle ne comptait que quelques consulats officiels. En revanche, les commerçants et les entrepreneurs jouaient un rôle central en tant qu'émissaires informels. En d'autres termes, selon Matthieu Leimgruber, la diplomatie économique a toujours été utile et nécessaire pour un petit pays qui dépend de l'accès aux marchés.

Mandaté par le Conseil fédéral

L'industriel Hans Sulzer (1876-1959) est un autre exemple particulièrement marquant de l'imbrication entre les sphères politique et économique. Directeur de longue date du groupe Sulzer, fabricant de machines basé à Winterthour, il était l'un des représentants économiques les plus puissants de son époque et occupait officiellement la fonction d'envoyé spécial du Conseil fédéral. En tant que président de l'association économique Vororts (aujourd'hui Economiesuisse), il travaillait en étroite collaboration avec l'Etat. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il a dirigé la Commission fédérale des importations et des exportations.

Cent ans plus tard, cette accumulation de casquettes est devenue beaucoup plus rare. A Berne, il ne reste plus que quelques entrepreneurs influents, comme l'ont été Peter Spuhler et Christoph Blocher, et comme l'est aujourd'hui la conseillère nationale Magdalena Martullo-Blocher (UDC).

Lobbying professionnel

Pour le sociologue Ueli Mäder, ce tournant s'est produit dans les années 1980: les liens étroits et ouvertement critiqués entre les entreprises, l'administration et le parlement ont été formellement réduits. Aujourd'hui, moins d'entrepreneurs occupent directement des fonctions politiques.

Toutefois, cette séparation officielle serait trompeuse. «L'origine et les différences sociales continuent de jouer un rôle important», explique le sociologue. Parallèlement, le pouvoir économique s'est fortement concentré et internationalisé. Si l'économie et la politique sont plus éloignées sur le plan institutionnel au XXIè siècle et se font parfois concurrence, elles restent étroitement liées par le lobbying professionnel.

Ce pouvoir est aujourd'hui moins visible au Palais fédéral que dans le classement actuel des fortunes publié par le magazine «Bilanz». Les Escher ou les Sulzer ne font certes plus partie du classement, mais les familles Hoffmann, Oeri et Duschmalé – les héritiers Roche – figurent toujours parmi les dix premières fortunes du classement actuel.

Le mythe de la méritocratie

En Suisse, la richesse est fortement influencée par les héritages. Selon l'historien économique Matthieu Leimgruber, environ 70% des fortunes figurant sur la liste du magazine «Bilanz» ont été héritées, du moins en partie. De nombreuses grandes fortunes remontent à la création d'industries au XIXè et au début du XXè siècle, en particulier dans les secteurs pharmaceutique et mécanique. Souvent, les descendants reprennent les entreprises familiales ou utilisent le capital hérité comme avantage de départ pour se lancer dans des activités entrepreneuriales dans d'autres secteurs.

Cette analyse contredit l'image largement répandue d'une société strictement méritocratique. «Le mythe du self-made-man correspond bien à l'idée que le mérite est récompensé», explique Matthieu Leimgruber. D'un point de vue historique, cette figure reste exceptionnelle. Néanmoins, l'acceptation sociale de la richesse – et du pouvoir qui y est associé – est relativement élevée en Suisse. Pourquoi? «Beaucoup pensent que si les riches se portent mal, nous nous porterons encore pire», explique le sociologue Ueli Mäder, puisque quelques personnes très riches paient une grande partie de nos impôts. «Ce raisonnement rend beaucoup de Suisses particulièrement compréhensifs à l'égard des riches.»

Il n'est donc pas surprenant qu'un impôt national sur les successions ait déjà été rejeté deux fois dans les urnes. Beaucoup de Suisses – même ceux avec peu de moyens – n'envient pas la fortune des riches, car ils pensent en bénéficier indirectement, explique Ueli Mäder. «Je suis toujours étonné de voir à quel point l'acceptation des disparités est grande.»

«Tendances oligarchiques»

Mais cette acceptation pourrait être remise en question à l'avenir. Les inégalités croissantes en matière de fortune suscitent un malaise: sont-elles encore compatibles avec la démocratie? Cette question s'est déjà posée à la fin du XIXè siècle. Au XXè siècle, elle a permis de mettre en place une fiscalité progressive et une redistribution sociale, une «parenthèse» historique pour Matthieu Leimgruber.

A cette perception positive qui s'effrite s'ajoute un scepticisme croissant à l'égard de l'influence politique des personnes fortunées. Ainsi, un sondage exclusif réalisé par l'institut de sondage Sotomo pour Blick début décembre a montré qu'une majorité des personnes interrogées portent un regard critique sur les entrepreneurs fortunés en politique. Par ailleurs, plus des deux tiers des personnes interrogées sont convaincues que les personnes très riches ont considérablement gagné en influence politique au cours des dix dernières années et jugent négativement les cadeaux offerts par la «Team Switzerland». C'est peut-être précisément ce champ de tensions qui explique pourquoi Alfred Gantner réclame désormais lui-même une augmentation des impôts sur la fortune pour les personnes très riches.

Alors, notre pays est-il en train de devenir une oligarchie? Oui et non. «La Suisse a des tendances oligarchiques», affirme Ueli Mäder, spécialiste des questions liées à la richesse. Mais il existe également des contrepoids importants, tels que la démocratie directe, qui limitent la concentration du pouvoir. Néanmoins, à l'époque, Alfred Escher avait été élu par le peuple. Hans Sulzer agissait officiellement au nom du Conseil fédéral. Alfred Gantner et ses acolytes semblent, eux, pouvoir se passer de cette légitimité politique.

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