Depuis des semaines, on parle de la formation d’une bulle dans le domaine de l’intelligence artificielle. D’une part, des entreprises comme OpenAI investissent des centaines de milliards de dollars dans cette nouvelle technologie, alors qu’il n’est pas encore clair si ces investissements seront rentables. D’autre part, les cours des géants de la tech ne cessent de grimper. La valeur boursière du fabricant de puces Nvidia, par exemple, a été multipliée par plus de dix en trois ans.
Plus récemment, toutefois, les actions technologiques ont subi des pressions, alimentant la crainte d’une bulle. Mais qu’est-ce qu’une bulle, et comment la reconnaître? Mais surtout quelles seraient les conséquences en cas d'éclatement?
Les bulles ne se limitent de loin pas aux marchés boursiers. Elles peuvent apparaître dans le système financier, dans l’immobilier, les devises, les investissements matériels ou les marchés des taux d’intérêt ou des obligations. Et même dans les tulipes, comme l’illustre l’exemple de la crise liée à la tulipomanie entre 1634 et 1637 aux Pays-Bas.
Dans la terminologie de l’économiste américain Hyman Minsky, décédé en 1996, on distingue cinq phases d’une bulle spéculative:
Au début se trouve le «displacement», un événement macroéconomique qui suscite de nouvelles attentes et opportunités. Suit alors un «boom», durant lequel un nombre croissant d’investisseurs entrent sur le marché, ce qui fait monter les prix ou les cours. Cette hausse attire à son tour de nouveaux investisseurs, créant un cercle auto-entretenu de hausse des prix.
Vient ensuite l’euphorie («euphoria»), durant laquelle tout risque est ignoré. Dans la phase de «profit taking», les doutes commencent à croître et les premiers investisseurs se retirent alors que les prix restent très élevés. La dernière phase est la panique, ou le «Minsky moment». A ce stade, les prix s’effondrent parce que tous cherchent à liquider leurs investissements, quel qu’en soit le prix.
Le point de départ d’une bulle est, comme mentionné dans le premier point, ce que l’on appelle le «displacement». Il peut s’agir d’innovations comme Internet ou, plus loin dans le passé, le chemin de fer. Ces inventions déclenchent des évolutions dont les conséquences restent incertaines, mais qui promettent des rendements élevés. Le point de départ d’une bulle peut également résulter d’une stabilité prolongée, qui fait oublier les pertes passées et les risques, tandis que de nouveaux récits s’imposent, par exemple l’idée que les taux d’intérêt ou les risques de crédit resteraient toujours bas, ou que les prix d’investissements comme l’immobilier ne pourraient pas baisser. Cela attire d’autres investisseurs, et cette poussée de prix, ainsi amplifiée, apparaît comme une confirmation et une justification de l’oubli du risque.
Dans les bulles, l’affirmation selon laquelle cette fois, tout est différent, finit par s’imposer. Plus la tendance à la hausse se prolonge, plus de gens veulent y participer, de peur de rater une opportunité. Cela renforce la croissance et, par conséquent, la force de persuasion de ces récits.
Les bulles produisent leurs effets les plus néfastes lorsqu’elles se propagent à d’autres secteurs de l’économie. Ignorer les interdépendances est typique des bulles. Actuellement, par exemple, les bénéfices élevés attendus d’entreprises comme le fournisseur de puces Nvidia sont considérés comme une preuve qu’aucune bulle ne menace. Mais les perspectives de Nvidia reposent sur ses activités avec des entreprises d’IA comme OpenAI, qui a conclu des accords allant jusqu’à 1,5 milliards de dollars avec Nvidia et d’autres entreprises technologiques. Toutefois, si OpenAI ne devient jamais suffisamment rentable, Nvidia et les autres entreprises technologiques en seront également affectées.
Le risque de contagion le plus grave apparaît lorsque les investissements dans une bulle sont en outre réalisés avec de l’argent emprunté. Lorsque les cours montent, cela génère un rendement amplifié. Mais, inversement, cette mise disparaît très rapidement, entraînant un surendettement lorsque l’investissement perd de sa valeur. Dans le pire des cas, le secteur bancaire est touché à son tour. Comme lors de l’éclatement de la bulle immobilière en 2008, qui a conduit à la crise financière des subprimes.
Dans le contexte de l’intelligence artificielle, on parle parfois d’une bonne bulle. Cela signifie que les excès finissent par bénéficier à l’ensemble de l’économie. Certes, des pertes importantes menacent alors, et certaines entreprises peuvent disparaître. Mais, en fin de compte, tout cela fait partie du processus de découverte menant aux applications d’IA les plus utiles et les plus viables économiquement. Comme mentionné, des innovations telles qu’Internet, le chemin de fer ou l’électricité ont elles aussi été accompagnées de bulles spéculatives. Pourtant, elles ont finalement conduit à des progrès économiques et rendu les entreprises survivantes extrêmement rentables, comme le démontrent des sociétés telles que Google ou Amazon.
Les bulles causent également peu de dommages macroéconomiques lorsqu’elles restent limitées à certains secteurs ou groupes d’investisseurs et que les pertes ne touchent que ceux-ci. Comme indiqué au point trois, leurs effets deviennent toutefois particulièrement dévastateurs lorsqu’un fort endettement des investisseurs entre en jeu.
Une bulle se reconnaît le mieux une fois qu’elle a éclaté. Lors de sa phase de formation, les récits qui justifient des cours ou des prix fortement en hausse peuvent être très convaincants. Intervenir politiquement contre une bulle supposée est donc une mission extrêmement délicate. Les possibilités de l’Etat se limitent à des mesures visant à réduire le risque de formation de bulles. Cela inclut des régulations telles que des règles de transparence et de solvabilité pour les emprunteurs, ainsi que des coussins de capital pour les banques, afin de limiter la contagion due à l’endettement et aux défauts de paiement.
Les banques centrales jouent également un rôle important, car elles peuvent intervenir après l’éclatement d’une bulle par des injections de liquidités pour éviter un arrêt complet de l’économie. Le danger, toutefois, est que ces interventions posent les bases de nouvelles bulles, si la conviction s’installe que les banques centrales seront toujours prêtes à jouer le rôle de sauveur en cas de crise.
Il n’est pas possible de répondre de manière définitive à la question de savoir si les investissements massifs dans l’intelligence artificielle constituent une bulle. Toutefois, plusieurs éléments vont dans ce sens. Parmi eux, le récit typique des bulles selon lequel l’IA aurait des conséquences gigantesques et promettrait donc des profits élevés. D’autres indices d’une bulle sont les investissements colossaux des entreprises technologiques, pour lesquels il est encore incertain de savoir comment et avec quelles applications les profits permettant de justifier ces coûts élevés seront réellement générés.
A cela s’ajoute le récit typique de la bulle selon lequel cette fois, tout est différent. Comme Internet autrefois, ou d’autres innovations passées telles que l’électrification ou le chemin de fer, l’intelligence artificielle constitue indéniablement une innovation révolutionnaire dont les conséquences sont encore imprévisibles. Dans ce sens, il s’agit d’une bonne bulle pour la société dans son ensemble, tant que les investissements ne sont pas financés par de l’endettement. Jusqu’à présent, ce fut rarement le cas, mais les premiers signes d’un recours accru à la dette sont inquiétants.