«On est devenus des étrangers du dedans »
Depuis le 7 octobre 2023, le mal-être lancinant de nombreux Juifs romands

Ils sont nos collègues, nos camarades, nos amis avec qui nous évitons d'évoquer l'horreur de Gaza. Pour eux, les attaques terroristes du 7 octobre restent une plaie béante. Ils se sentent isolés, heurtés et beaucoup ont peur. Certains jeunes souffrent particulièrement.
Publié: 05:16 heures
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Dernière mise à jour: il y a 45 minutes
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Jardena Puder, médecin à Lausanne: «Je suis comme gelée dans le 7 octobre 2023.»
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Camille KrafftJournaliste Blick RP

David* est un intellectuel de gauche, comme on dit. Engagé dans sa commune sous la bannière socialiste, grand lecteur, ouvert au dialogue. David est aussi un Juif vaudois non pratiquant, issu d’une famille dévastée par la Shoah, dont une partie vit en Israël. 

Le 18 septembre dernier, ce quadragénaire était à Saint-Laurent, à Lausanne, croyant rejoindre «par curiosité» une «marche silencieuse» mise sur pied par l’association Suisse-Israël. 

Trois jours auparavant, le quotidien «24 heures» avait révélé que la section Vaud de cette association s’active pour contredire l’existence d’une famine et d’un génocide à Gaza. L’organisation de la marche pro-israélienne avait suscité des réactions outrées, y compris au sein de la communauté juive. Le tout jeune collectif de gauche Golem, qui lutte contre l'antisémitisme, l’avait notamment jugée déplacée. 

A Saint-Laurent, David n’a trouvé qu’une poignée de pro-israéliens ce 18 septembre: une contre-manifestation en solidarité avec le peuple palestinien intitulée «Lausanne antisioniste» ayant été organisée en réaction à la marche, cette dernière avait été déplacée au bord du lac par les autorités, pour des raisons de sécurité.

David, lui, dit qu’il aurait aimé manifester avec un drapeau israélien à côté de drapeaux palestiniens. Il estime que «le gouvernement de Netanyahou est le pire de toute l’histoire du pays» et que «ce qui se passe à Gaza est horrible». Mais le Vaudois reste attaché à Israël en tant qu'Etat-refuge pour les Juifs. 

«Sionistes» et «antisionistes»: la guerre des mots

Parmi les mots qui circulent en boucle, sur les réseaux sociaux et dans les manifestations, figure le terme de «sioniste», assimilé parfois à «fasciste» par certains militants pro-palestiniens. 

En Suisse romande, le collectif juif décolonial Marad se définit comme antisioniste et lutte contre «la colonisation de la Palestine». 

Le cinéaste Jacob Berger, qui appelle les Juifs de la diaspora à «condamner sans réserve la barbarie israélienne», se décrit également comme antisioniste. Contacté, il estime que «les Juifs se sont laissé essentialiser parce qu’on leur a fait croire que quand on s’attaque à Israël, on s’attaque à eux. Il faut qu’ils apprennent à se libérer de ce piège inventé par des chemises brunes.» Il ajoute: «Je ne me reconnais pas dans le sionisme, parce que c’est un nationalisme. Je suis pour que les Juifs aient un territoire où ils se sentent en sécurité. Mais cela ne peut pas être un territoire exclusif.»

Co-fondatrice du collectif de gauche Golem, qui lutte contre l'antisémitisme, Carole Harari se dit attachée «au droit du peuple juif à l’autodétermination, dans un cadre démocratique et égalitaire». Elle explique que, pour beaucoup de Juifs, «le mot 'sionisme' renvoie simplement à ce droit fondamental et à l’existence de l’Etat d’Israël». Il faut donc toujours se demander ce que les gens entendent lorsqu'ils utilisent ces mots. 

Elle-même préfère toutefois éviter les termes «sioniste» et «antisioniste», «trop chargés et souvent instrumentalisés des deux côtés, comme l'antisémitisme». Elle ajoute: «Ce que je défends, ce n’est pas une idéologie, mais la possibilité pour tous les peuples de vivre en sécurité et en égalité, sans domination d’aucun sur l’autre.» 

Professeure d’histoire contemporaine à l‘Université de Fribourg et à UniDistance Suisse, Christina Späti précise que «historiquement, 'LE sionisme' n’existe pas. C’est un mouvement aux multiples branches, qui peut être de gauche ou de droite». Toutefois, ajoute la spécialiste, «si on le prend dans une acception très large, le sionisme est l’idée que les Juifs, qui étaient disséminés un peu partout à l’époque, aient droit à un Etat».

Pour elle, «l’antisionisme peut donc être compris comme le fait de remettre en question l’existence de l’Etat d’Israël et le droit à l’autodétermination du peuple juif. Si on se déclare antisioniste, il faudrait avoir une idée de ce qui va se passer pour les millions de Juifs qui vivent là-bas. En prônant, par exemple, l’idée d’un Etat binational, qui est certainement une utopie». 

Parmi les mots qui circulent en boucle, sur les réseaux sociaux et dans les manifestations, figure le terme de «sioniste», assimilé parfois à «fasciste» par certains militants pro-palestiniens. 

En Suisse romande, le collectif juif décolonial Marad se définit comme antisioniste et lutte contre «la colonisation de la Palestine». 

Le cinéaste Jacob Berger, qui appelle les Juifs de la diaspora à «condamner sans réserve la barbarie israélienne», se décrit également comme antisioniste. Contacté, il estime que «les Juifs se sont laissé essentialiser parce qu’on leur a fait croire que quand on s’attaque à Israël, on s’attaque à eux. Il faut qu’ils apprennent à se libérer de ce piège inventé par des chemises brunes.» Il ajoute: «Je ne me reconnais pas dans le sionisme, parce que c’est un nationalisme. Je suis pour que les Juifs aient un territoire où ils se sentent en sécurité. Mais cela ne peut pas être un territoire exclusif.»

Co-fondatrice du collectif de gauche Golem, qui lutte contre l'antisémitisme, Carole Harari se dit attachée «au droit du peuple juif à l’autodétermination, dans un cadre démocratique et égalitaire». Elle explique que, pour beaucoup de Juifs, «le mot 'sionisme' renvoie simplement à ce droit fondamental et à l’existence de l’Etat d’Israël». Il faut donc toujours se demander ce que les gens entendent lorsqu'ils utilisent ces mots. 

Elle-même préfère toutefois éviter les termes «sioniste» et «antisioniste», «trop chargés et souvent instrumentalisés des deux côtés, comme l'antisémitisme». Elle ajoute: «Ce que je défends, ce n’est pas une idéologie, mais la possibilité pour tous les peuples de vivre en sécurité et en égalité, sans domination d’aucun sur l’autre.» 

Professeure d’histoire contemporaine à l‘Université de Fribourg et à UniDistance Suisse, Christina Späti précise que «historiquement, 'LE sionisme' n’existe pas. C’est un mouvement aux multiples branches, qui peut être de gauche ou de droite». Toutefois, ajoute la spécialiste, «si on le prend dans une acception très large, le sionisme est l’idée que les Juifs, qui étaient disséminés un peu partout à l’époque, aient droit à un Etat».

Pour elle, «l’antisionisme peut donc être compris comme le fait de remettre en question l’existence de l’Etat d’Israël et le droit à l’autodétermination du peuple juif. Si on se déclare antisioniste, il faudrait avoir une idée de ce qui va se passer pour les millions de Juifs qui vivent là-bas. En prônant, par exemple, l’idée d’un Etat binational, qui est certainement une utopie». 

Ce jour-là, coincé entre «un gars qui pétait la vitrine du Starbucks et le canon à eau anti-émeute», David a surtout eu un vertige: «L’effet de la foule était impressionnant et la violence, hallucinante. La jeunesse des manifestants m’a frappé. Il y avait des slogans avec les mots «sionistes», «fascistes». Je me suis dit: «Personne ne sait que je suis Juif. Encore heureux que je n’aie pas un 'nez crochu' et que je n’ouvre pas la bouche pour réclamer la libération des otages israéliens. Sinon, je pourrais me faire castagner.»

Dans le cadre du même événement, sur les escaliers de l’Eglise Martin Luther King, chantre de la non-violence, un drapeau israélien a été arraché des mains d’un des manifestants, dont certains ont fini par être exfiltrés par la police. Sur une pancarte, on pouvait lire ce slogan, rapporté par «Le Temps»: «Israël, vous n’avez retenu de l’Holocauste que la méthode?» 

Le 18 septembre, manifestation pro-palestinienne intitulée «Lausanne antisioniste».
Photo: KEYSTONE

L'effacement

Au travail, comme dans la foule de Saint-Laurent, David se fait «extrêmement discret» depuis le 7 octobre 2023. «Si on me demande d’où je viens, je ne cache pas mes origines. Mais je n’en parle plus spontanément.» D’autres Juifs romands suivent le même mouvement, que l'on retrouve dans les pays voisins: rentrer l’étoile de David sous le pull, ôter du pallier la mezouzah, cet objet de culte traditionnellement apposé sur les chambranles. 

Et aussi: utiliser son deuxième nom de famille, s’il est moins «connoté». Requérir l'anonymat dans cet article. Pour ceux qui portent la kippa: mettre une casquette par-dessus lorsque l’on sort du quartier, à l’image de Siegfried Hanhart, professeur honoraire à l'Université de Genève, qui vit près de la synagogue de Lausanne lorsqu’il ne séjourne pas en Israël: «Pour le Shabbat, je porte en principe un chapeau qui ne trompe pas. Un soir, j’ai dû raccompagner une personne qui habite loin de chez nous. Mon épouse m’a conseillé de mettre plutôt ma casquette. Il y a trois ans encore, nous n’aurions jamais eu de crainte à ce sujet.» 

A Yverdon, le musicien Denis Frenkel, qui veut se lancer en politique sous la bannière de l'Union démocratique du centre (UDC), dit: «A l’école, ma fille sait qu’elle doit se taire, ne pas dire qu’elle est à moitié juive. Je m’inquiète parce qu’en octobre, nous irons en Israël. A son retour, les autres enfants vont lui demander où elle était en vacances.»

«
Les Juifs de la diaspora sont un dommage collatéral de la politique intraitable de Netanyahou
Myriam, Juive lausannoise
»

Blick s’est entretenu avec une quinzaine de Juifs romands aux profils très différents, y compris des familles et des jeunes, contactés par le biais du bouche à oreille et non pas via une organisation. L'attaque terroriste sans précédent perpétrée par le Hamas le 7 octobre 2023 en Israël, qui a fait quelque 1200 victimes, et la riposte dévastatrice d’Israël sur la population palestinienne, avec 67'000 morts à ce jour, n’ont pas seulement induit chez ces citoyens suisses le deuil et le déchirement. Ils les ont fait basculer dans une nouvelle réalité, d’où la nuance semble exclue. 

«Les Juifs de la diaspora sont un dommage collatéral de la politique intraitable de Netanyahou, résume Myriam, Lausannoise. Immédiatement après le 7 octobre, j’ai su ce qui allait se passer à Gaza. C’est si loin, mais j’en ai encore la chair de poule en vous parlant.»

Après le 7 octobre, Israël a répliqué en bombardant massivement les terristoires palestiniens.
Photo: Anadolu via Getty Images

La peur

Depuis lors, certains se sentent devenus «des étrangers du dedans», comme le résume Anne Weill-Lévy, magistrate honoraire et ex-membre de la Cour des comptes vaudoise. «Il y a aujourd’hui une violence sous-jacente qu’on n’a jamais connue», assure cette ancienne députée écologiste, qui prépare un livre sur ce que vit la communauté juive en Suisse romande depuis le 7 octobre 2023. Premières victimes de ce climat anxiogène: les jeunes, selon plusieurs de nos interlocuteurs.

Les réseaux sociaux, où les informations sur des insultes et agressions subies par la communauté juive en Europe circulent en boucle, amplifient sans doute une part de «peur fantasmée», admet David. Mais Anne Weill-Lévy, qui a présidé ces deux dernières années la fondation du Pôle Santé du Pays d’Enhaut, rappelle que la montée de l’antisémitisme est une réalité en Europe, et également en Suisse, selon les recensions.

Antisionisme ou antisémitisme?

On le sait: l'antisémitisme est souvent utilisé pour discréditer toute critique envers l'Etat d'Israël. Comme le relevait Blick il y a quelques mois, la confusion qu’opère la CICAD (Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la Diffamation, basée à Genève) entre antisionisme (qui n'a pas une définition claire) et antisémitisme fait l’objet de vifs débats, y compris au sein de la communauté juive de Suisse romande.

Contrairement à l’antisémitisme, qui est punissable en droit suisse, l’«antisionisme» n’est pas pénalement réprimé; ni en Suisse, ni dans le reste de l’Europe. Or, les propos de la CICAD sont accusés par certains de criminaliser l’«antisionisme» en l'assimilant systématiquement à de l'antisémitisme. 

A l'inverse, «un ressentiment antisémite» peut aussi se cacher «sous la virulence des critiques à l’égard d’Israël», relevait en 2017 déjà, la sociologue et professeure émérite à la Haute école de travail social de la Haute école spécialisée de Suisse occidentale, Monique Eckmann, dans la revue «Tangram» de la Commission fédérale contre le racisme. 

Comment, dès lors, faire la différence? Professeure d’histoire contemporaine à l‘Université de Fribourg et à UniDistance Suisse, Christina Späti relève que «l’antisionisme n’est pas de l’antisémitisme en soi. Il le devient lorsque des Juifs sont ciblés et pas des Israéliens. Par exemple, quand on utilise des slogans faisant référence à la Shoah pour décrire ce qui se passe aujourd’hui. Mais tout dépend du contexte concret. On ne peut pas généraliser».

Un exemple: dans la manifestation «antisioniste» qui s'est déroulée à Lausanne le 18 septembre, on a pu voir une pancarte où il était écrit «Israël, vous n’avez retenu de l’Holocauste que la méthode?» D'après Christina Späti, ce type de slogan est clairement antisémite: «D'une part, il est clair que les Israéliens sont ici désignés comme des Juifs qui, selon le slogan, auraient dû tirer les leçons de la persécution et de l'assassinat de six millions de leurs coreligionnaires. D'autre part, cela s'accompagne d'une réduction – et donc d'une banalisation – de la Shoah et de ses conséquences à long terme sur la société israélienne.»

On le sait: l'antisémitisme est souvent utilisé pour discréditer toute critique envers l'Etat d'Israël. Comme le relevait Blick il y a quelques mois, la confusion qu’opère la CICAD (Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la Diffamation, basée à Genève) entre antisionisme (qui n'a pas une définition claire) et antisémitisme fait l’objet de vifs débats, y compris au sein de la communauté juive de Suisse romande.

Contrairement à l’antisémitisme, qui est punissable en droit suisse, l’«antisionisme» n’est pas pénalement réprimé; ni en Suisse, ni dans le reste de l’Europe. Or, les propos de la CICAD sont accusés par certains de criminaliser l’«antisionisme» en l'assimilant systématiquement à de l'antisémitisme. 

A l'inverse, «un ressentiment antisémite» peut aussi se cacher «sous la virulence des critiques à l’égard d’Israël», relevait en 2017 déjà, la sociologue et professeure émérite à la Haute école de travail social de la Haute école spécialisée de Suisse occidentale, Monique Eckmann, dans la revue «Tangram» de la Commission fédérale contre le racisme. 

Comment, dès lors, faire la différence? Professeure d’histoire contemporaine à l‘Université de Fribourg et à UniDistance Suisse, Christina Späti relève que «l’antisionisme n’est pas de l’antisémitisme en soi. Il le devient lorsque des Juifs sont ciblés et pas des Israéliens. Par exemple, quand on utilise des slogans faisant référence à la Shoah pour décrire ce qui se passe aujourd’hui. Mais tout dépend du contexte concret. On ne peut pas généraliser».

Un exemple: dans la manifestation «antisioniste» qui s'est déroulée à Lausanne le 18 septembre, on a pu voir une pancarte où il était écrit «Israël, vous n’avez retenu de l’Holocauste que la méthode?» D'après Christina Späti, ce type de slogan est clairement antisémite: «D'une part, il est clair que les Israéliens sont ici désignés comme des Juifs qui, selon le slogan, auraient dû tirer les leçons de la persécution et de l'assassinat de six millions de leurs coreligionnaires. D'autre part, cela s'accompagne d'une réduction – et donc d'une banalisation – de la Shoah et de ses conséquences à long terme sur la société israélienne.»

«Certaines personnes de la communauté ont reçu des lettres anonymes disant qu’on allait brûler les synagogues», raconte à ce sujet Carole Harari, co-fondatrice de Golem. Ajoutant qu’il y a «des manifestations pour la Palestine auxquelles je ne participe pas, car je ne me sens pas en sécurité», elle évoque également les établissements publics estampillés «Apartheid free zone», en référence au système d'oppression mis en place par Israël contre les Palestiniens: «J’ai peur d’y aller, même s’ils disent qu’ils n’excluent que les Israéliens. Je vous garantis que 90% des personnes juives ne se sentent pas à l’aise d’y entrer.» 

Manifestation de solidarité avec les Palestiniens et les Libanais, Paris, novembre 2024.
Photo: KEYSTONE

Carole Harari, que la politique du gouvernement Netanyahou rend «littéralement malade», ajoute: «Dans mon entourage, les gens hésitent toujours à parler de ce genre de chose: est-ce qu’on osera se plaindre alors que Gaza est bombardée?»

7 octobre, une blessure béante

«Netanyahou est un s***. Je n’arrive même pas à dire 'Monsieur' quand je parle de lui. Qu’il y ait un génocide à Gaza, je ne l’exclus pas. Si c’est le cas, je ne sais pas comment on s’en relèvera. On peut parler de tout ce que vous voulez. Mais on doit commencer par le 7 octobre.» 

Anne Weill-Lévy est loin d’être un suppôt du gouvernement israélien. Mais pour elle comme pour beaucoup d’autres, les massacres, viols et tortures abominables commis par le Hamas en Israël il y a deux ans restent une blessure non cicatrisée: «En Suisse romande, la plupart des gens n’ont aucune empathie. C’est comme si ces pogroms n’avaient jamais existé.»

Ashkelon, Israël, le 7 octobre 2023, lors de l'attaque terroriste du Hamas.
Photo: KEYSTONE

Médecin à Lausanne, Jardena Puder est la cousine de la mère d’une des otages libérées au début de l’année, et son fils vit en Israël. Lorsque nous la contactons, elle fond en larmes: «On ne nous demande jamais comment ça va.» Elle se décrit comme «gelée dans le 7 octobre 2023. Il est extrêmement difficile de faire un travail de digestion, entre autres parce qu’on a reçu très peu de messages de solidarité. Ceux qui ont perpétré ces massacres sont des fous violents, des violeurs d’une cruauté inimaginable. Je m’attendais à un 'Je suis Charlie' pour nous. Mais à la place, l’antisémitisme a explosé».

«
Qu’il y ait un génocide à Gaza, je ne l’exclus pas. Si c’est le cas, je ne sais pas comment on s’en relèvera. On peut parler de tout ce que vous voulez. Mais on doit commencer par le 7 octobre
Anne Weill-Lévy, ex-membre de la Cour des comptes vaudoise
»

Le repli

Par crainte d’être interpellés, secoués, blessés, sommés de se positionner, nombreux sont nos interlocuteurs qui évitent d’aborder la question du conflit israélo-palestinien avec des non-juifs. Partout, des relations d’amitiés qui semblaient évidentes se sont détricotées, et dissoutes dans le silence. «Quand tes amis proches ne te demandent plus comment tu vas, c’est extrêmement désarçonnant», relate Joëlle*, mère de famille lausannoise travaillant dans le paramédical. 

Conséquence: «La communauté juive se replie sur elle-même, constate Jardena Puder. On en revient à se définir par rapport à nos valeurs, notre culture, nos rituels.» 

Le rabbin François Garaï a fondé la communauté juive libérale de Genève. Homme de paix et de dialogue, il a notamment dénoncé «l’épouvantable tragédie humaine» à Gaza. Mais il se dit aussi préoccupé par la montée de l’antisémitisme, et inquiet pour l’avenir du vivre-ensemble en Suisse. «Aujourd’hui, si vous êtes Juif, vous êtes catalogué pro-israélien. Donc, votre parole n'a plus de poids. Lorsqu’ils manifestent pour Gaza, j’ai l’impression que les gens se donnent bonne conscience. Mais je me demande qui connaît la véritable histoire de ce qui s'est passé dans cette région depuis un siècle.» 

Le rabbin émérite François Garaï est le fondateur de la communauté juive libérale de Genève.

Devant son appartement de Genève, il a laissé la mezouzah devant sa porte, parce que «de toute façon, tout le monde sait qui je suis». Mais selon lui, «les relations entre les gens seront plus difficiles à l’avenir. On dira moins qu'on est Juif. Alors qu'avant, cela ne semblait pas poser de problème». 

A Genève, des fidèles auraient dû quitter la grande synagogue en catastrophe à deux reprises pour des raisons de sécurité, lors du passage des manifestations pro-palestiennes, qui suscitent l'amertume: «On est ostracisés par l’attitude monomaniaque des Municipalités de gauche romandes», estime la Vert-e Anne Weill-Lévy, qui défend «l’émancipation nationale du peuple palestinien, mais sans le Hamas». Comme beaucoup d'autres, elle a le sentiment que les pouvoirs publics, tout comme les médias romands, ont choisi leur «camp», là où les Alémaniques seraient beaucoup plus nuancés.

En retour, les lieux où se cimente la solidarité d’une partie de la communauté semblent également se refermer sur eux-même. Malgré notre demande, nous n’avons pas pu assister à la cérémonie de Yom Kippour à la synagogue Beith GIL de Genève. Les services de sécurité, qui exigent désormais une photographie d’une pièce d’identité en amont, auraient été trop débordés pour traiter notre requête, d’après le rabbin François Garaï. 

«Tous les enfants sont dans la souffrance »

«Tous les enfants de mes amis, sionistes ou pas, religieux ou non, sont dans la souffrance.» Les mots de Myriam le confirment: dans la communauté juive romande, ce sont les jeunes qui accusent le plus le coup. 

Etudiante en sciences humaines à Lausanne, Adèle* confie ainsi avoir «pleuré tous les jours dans les toilettes» lors de l’occupation de l’Université l’an dernier par des activistes pro-palestiniens. «Dans le bâtiment de Geopolis, il y a partout des affiches, des stickers, qui attaquent Israël en tant qu’entité, et pas son gouvernement. Ma mère est israélienne, et mes grands-parents ont vécu là-bas. Pour la plupart, il s’agit d’un positionnement politique. Mais moi, c’est mon vécu.»

Israël, «Etat-refuge» pour les Juifs d'Europe

Tous nos interlocuteurs l’admettent: leur rapport à Israël est complexe. David ne supporte ainsi pas qu’on le somme de prendre position sur Gaza, parce qu’il est «Suisse et pas Israélien». Mais il estime que cet Etat doit continuer à exister pour offrir une possibilité de repli aux Juifs d’Europe: «Je n’ai aucun doute sur le fait que l’histoire peut se répéter. Si des campagnes antisémites avec des discriminations claires font leur retour chez nous, je me dis qu’il y a au moins un endroit où une communauté, une armée est censée me protéger.» 

Le rabbin François Garaï revient aux racines de l’Etat hébreu: «J'ai appris tardivement que mon oncle était un rescapé d'Auschwitz. Comme beaucoup d’autres survivants, il a toujours refusé de m'en parler. Il y a toujours eu une présence juive en Palestine. Mais cette chape a été recouverte, d'une certaine façon, par l'existence de l'Etat d'Israël, qui semblait être un refuge inexpugnable. Jusqu’au 7 octobre 2023.» 

Muriel Katz, psychologue, développe: «Une partie de la communauté juive projette sans doute dans le cadre national israélien, et dans les institutions qui forment ce cadre, ce que le sociologue Danny Trom appelle un 'l’Etat-refuge', à savoir un lieu hors d’atteinte d’un nouveau pogrom. Avant le 7 octobre, personne n’imaginait que ces barrières pouvaient tomber. A partir du moment où cette fonction de refuge ne fonctionne plus, la réalité de ce que fut la destruction des Juifs d’Europe surgit dans le présent et précipite l'angoisse.»

Elle ajoute : «La confiance qu’on a dans les institutions, ici en Suisse, est donc encore plus nécessaire que d'habitude. C’est pour cela que la communauté juive attend des autorités qu’elles protègent les Juifs, et notamment les manifestants qui réclament le retour des otages à la maison. L'Histoire l'a montré à plusieurs reprises: quand on remet en question la protection de cette minorité, cela n'est pas bon signe pour le pluralisme démocratique en général.»

Tous nos interlocuteurs l’admettent: leur rapport à Israël est complexe. David ne supporte ainsi pas qu’on le somme de prendre position sur Gaza, parce qu’il est «Suisse et pas Israélien». Mais il estime que cet Etat doit continuer à exister pour offrir une possibilité de repli aux Juifs d’Europe: «Je n’ai aucun doute sur le fait que l’histoire peut se répéter. Si des campagnes antisémites avec des discriminations claires font leur retour chez nous, je me dis qu’il y a au moins un endroit où une communauté, une armée est censée me protéger.» 

Le rabbin François Garaï revient aux racines de l’Etat hébreu: «J'ai appris tardivement que mon oncle était un rescapé d'Auschwitz. Comme beaucoup d’autres survivants, il a toujours refusé de m'en parler. Il y a toujours eu une présence juive en Palestine. Mais cette chape a été recouverte, d'une certaine façon, par l'existence de l'Etat d'Israël, qui semblait être un refuge inexpugnable. Jusqu’au 7 octobre 2023.» 

Muriel Katz, psychologue, développe: «Une partie de la communauté juive projette sans doute dans le cadre national israélien, et dans les institutions qui forment ce cadre, ce que le sociologue Danny Trom appelle un 'l’Etat-refuge', à savoir un lieu hors d’atteinte d’un nouveau pogrom. Avant le 7 octobre, personne n’imaginait que ces barrières pouvaient tomber. A partir du moment où cette fonction de refuge ne fonctionne plus, la réalité de ce que fut la destruction des Juifs d’Europe surgit dans le présent et précipite l'angoisse.»

Elle ajoute : «La confiance qu’on a dans les institutions, ici en Suisse, est donc encore plus nécessaire que d'habitude. C’est pour cela que la communauté juive attend des autorités qu’elles protègent les Juifs, et notamment les manifestants qui réclament le retour des otages à la maison. L'Histoire l'a montré à plusieurs reprises: quand on remet en question la protection de cette minorité, cela n'est pas bon signe pour le pluralisme démocratique en général.»

Adèle ajoute: «Je ne suis plus entendue comme un individu, mais comme une partie dans ce conflit. Si je dis que je souffre, on va me répondre que je minimise ce qui se passe à Gaza ou que je cherche une excuse. Encore aujourd’hui, il y a des débats pendant les cours, qui sont très mal encadrés. Je ne suis pas à l’abri de propos qui vont m’atteindre directement. J’ai toujours assumé mes origines, mais j’ai peur d’être rejetée.» En réaction, Adèle a intégré une association d’étudiants juifs: «On se soutient mutuellement. Il y a une réparation par la communauté de cette blessure ouverte.»

Des étudiants pro-palestiniens manifestent à l'Université de Lausanne en mai 2024.
Photo: KEYSTONE

Rebecca*, gymnasienne, livre un témoignage similaire: «Si je regarde un post sur Instagram qui concerne Israël dans le bus, j’ai peur d’être prise à partie. Je ne cache pas mon judaïsme, je serai toujours fière d’être juive. Mais il y a une anxiété qui m’accompagne en permanence depuis deux ans.»

Elle raconte également avoir entendu des propos antisémites: «Peu après le 7 octobre, j’étais encore au collège. Dans le couloir, quelqu’un a dit: 'C’est toujours la faute des juifs, il faudrait les brûler une fois pour toutes.' Et l’an passé dans ma classe, il y avait un garçon très pro-palestinien. Alors que j’étais là, il a demandé à un autre: 'Pour combien tu brûlerais une synagogue?' J’ai déjà rêvé que je me faisais taper dans la rue parce que je suis juive. Je me demande dans quel monde je vais vivre.»

«
Je ne suis plus entendue comme un individu, mais comme une partie dans ce conflit. Si je dis que je souffre, on va me répondre que je minimise ce qui se passe à Gaza ou que je cherche une excuse
Adèle, étudiante
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Des femmes «trahies par le féminisme»

«Le moment où j’ai vraiment réalisé que quelque chose ne joue pas dans mon pays, c’est quand j’ai dû dire à ma fille adolescente qu’elle ne pouvait participer à une manifestation féministe, raconte Joëlle. Devoir expliquer à une jeune fille qui aimerait se rallier à la cause de l’égalité en Suisse qu’elle ne peut pas y aller parce qu’elle est juive, c’est très grave.» 

Alors qu’elles voulaient dénoncer les viols et agressions sexuelles subies par des femmes dans le cadre de l’attaque terroriste du 7 octobre, des Juives romandes ont été empêchées de rejoindre les manifestations du 8 mars. Un affront qui ne passe toujours pas, et qui pèse sur le sentiment d’isolement de nombreuses femmes juives progressistes. «Le féminisme est censé rejeter le viol des femmes comme arme de guerre, explique Adèle. J’imaginais qu’on se battait pour la même cause, et nous avons été cataloguées comme 'les méchantes'. Lorsque je me suis retrouvée face à des amies qui ont commencé à nous huer, j’ai réalisé que nous avions atteint des extrêmes. J’ai été trahie par le féminisme en tant que mouvement.»

De leur côté, les organisatrices avaient démenti toute volonté d’exclusion et dénoncé notamment des «propos sionistes» relayés lors du cortège.

Lausanne, Journée internationale des droits des femmes, mars 2025.
Photo: KEYSTONE

«Sioniste»: il s'agit sans doute du terme le plus clivant, brandi comme une insulte d'un côté, assumé comme un héritage de l'autre. «Je suis de près ce que diffusent les différents milieux antisionistes, explique David. Je comprends le traumatisme, le besoin de justice des Palestiniens. On peut refaire l’histoire dans tous les sens, échanger pendant mille ans. Ma seule question, c’est: s’il n’y a plus d’Etat juif, que va-t-on faire des 10 millions d’Israéliens? Comme l'écrivain Amos Oz, je pense plutôt qu'il faut aider Palestiniens et Israéliens à divorcer.»

*Prénoms d'emprunt

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