Des juifs romands dénoncent
Face à l'horreur de Gaza, la rhétorique de la CICAD fait grincer des dents

Le soutien perçu de la CICAD à Israël suscite des critiques, y compris dans la communauté juive. Le député Sylvain Thévoz a interpellé le Conseil d’Etat genevois ce 22 mai sur le financement de la CICAD et sur les messages qu'elle diffuse dans les écoles.
Publié: 27.05.2025 à 16:19 heures
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Dernière mise à jour: 27.05.2025 à 16:30 heures
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Johanne Gurfinkiel: «Je considère l’antisionisme comme un délit, qui malheureusement ne tombe pas sous le coup de la loi.»
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Myret ZakiJournaliste Blick

La «Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la Diffamation» (CICAD) essuie des critiques de la part des opposants à la politique israélienne, y compris au sein de la communauté juive de Suisse romande. Ses détracteurs lui reprochent d’envenimer le débat et de confondre judéité et sionisme. Une question qui devient politique aussi, avec le dépôt ce 22 mai d’une question écrite au Grand Conseil genevois par le socialiste Sylvain Thévoz sur le financement de la CICAD et ses messages politiques dans les écoles.

Si sa lutte contre l’antisémitisme est unanimement saluée, les postures de la CICAD sur le conflit israélo-palestinien, ou ses propos prêtant le flanc à la critique juridique, ne sont pas du goût d’un certain nombre de juifs, même si elle peut donner l’impression, aux yeux du grand public, qu’elle parle au nom de l’ensemble d’entre eux.

Johanne Gurfinkiel, le secrétaire général de l’association, incarne la CICAD activement depuis 22 ans dans les médias. «Je ne cache pas que mon rôle est devenu plus difficile avec la situation à Gaza», répond-il. Retour sur les raisons de la controverse.

Une défense d’Israël mal assumée

Johanne Gurfinkiel a récemment essuyé des critiques de la part de militants pro-palestiniens pour ses tribunes parues le 4 octobre 2024 dans la presse. Selon eux, ces tribunes «résonnent comme des manuels d’instruction pour cadrer l’indignation contre les crimes de guerre de l’armée israélienne».

Le porte-parole de la CICAD y résume les manifestations pro-palestiniennes à leurs incidents antisémites, et voit dans les critiques d’Israël un «antisionisme virulent», qui «se transforme en une diabolisation de l’Etat hébreu». En outre, il rejette l’idée de suspendre les relations avec les institutions académiques israéliennes, bien que cela n’entre pas dans le rôle de la CICAD, qui n’est pas censée se mêler de politique, mais uniquement protéger les citoyens suisses contre l’antisémitisme.

Un refus de condamner

En cause aussi, le refus de Johanne Gurfinkiel de condamner les politiques d’Israël, sur lequel l'intéressé s’est récemment justifié. Un point de vue qui passe moins bien auprès d’une partie de la communauté juive, après le tollé mondial provoqué par les massacres israéliens à grande échelle de civils palestiniens. 

Pour Johanne Gurfinkiel, hors de question de céder à la pression. «Je refuse l’injonction qui serait faite à chaque juif de devoir se positionner sur la politique israélienne. Venir m’expliquer que nous faisons le jeu du gouvernement israélien est diffamatoire. Dans mes prises de parole, je n’ai pas à entretenir un équilibre dans ce débat, ce n’est pas le rôle de la CICAD.»

On est très nombreux à être de simples citoyens juifs qui sont horrifiés et qui veulent dire «pas en notre nom»​, estime Jacob Berger.
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«La CICAD semble confondre la défense d’Israël avec celle des citoyens juifs de Suisse romande», estime Jacob Berger, cinéaste descendant de parents juifs autrichiens et hongrois, et réalisateur du film «Un Juif pour l’exemple». «Les membres de la diaspora devraient vraiment mettre en cause la représentativité de ces associations, qui sont des officines de propagande israélienne, estime le réalisateur. Car cela leur fait courir un danger qu’ils ne veulent pas forcément, même s’il y a des juifs très pro-israéliens en Suisse et en Europe. Que ceux-là manifestent leur indéfectible soutien à Israël. Mais les autres? On est très nombreux à être de simples citoyens juifs qui sont horrifiés et qui veulent dire 'pas en notre nom'. Qui nous représente? Nous sommes complètement intégrés dans la société et pas rassemblés, contrairement à nos communautaristes. Ces organisations ont tendance à prêter le flanc à un reproche qui ne devrait pas être adressé à l’ensemble des juifs».

Un recours au lexique du nazisme

En 2024, en réaction à la critique des pratiques d’apartheid d’Israël par un collectif militant, Johanne Gurfinkiel a accusé ce dernier de vouloir instaurer des zones «Judenrein» («sans juifs») en Suisse. Une référence au nazisme qui a choqué, et lui a valu une plainte en diffamation. D’autant que le reste du temps, la CICAD lutte infatigablement contre la banalisation de la Shoah et refuse que les juifs de Suisse ne soient assimilés aux politiques d’Israël.

La CICAD «associe ces thématiques quand ça lui paraît nécessaire, et elle les dissocie quand ça lui paraît nécessaire», reproche Jacob Berger.

Dans un autre cas d’implication dans le débat Israël-Palestine, la CICAD a demandé le 10 avril dernier d’interdire des manifestations pro-palestiniennes prévues le 12 avril suivant.

Une histoire liée à la défense d’Israël

A l’origine, l’histoire de la CICAD est intimement liée à la défense d’Israël. Jusqu’en 2011, l’organisation, en plus de sa mission de lutte contre l’antisémitisme, s’impliquait aussi dans la «défense de l’image d’Israël quand elle est diffamée». Cela débouchait souvent sur l’accusation d’antisémitisme envers les critiques d’Israël. Johanne Gurfinkiel écrivait par exemple en 2006: «les slogans 'Israël tueur d’enfants' sentent le vieil antisémitisme.»

Depuis 2012, la CICAD n’évoque plus Israël dans ses missions, mais elle remplace ce but par «la lutte contre l’antisionisme comme forme d’expression contemporaine d’antisémitisme». En pratique, cette nouvelle mission prend souvent la forme d’une défense d’Israël. En 2013 encore, le rapport de la CICAD s’offusquait de l’«antipathie crasse à l’égard de l’Etat d’Israël».

Une criminalisation de l’antisionisme

La confusion qu’opère la CICAD entre l’antisionisme et l’antisémitisme fait l’objet de vifs débats. Contrairement à l’antisémitisme, qui est punissable en droit suisse, l’antisionisme n’est pas pénalement réprimé; ni en Suisse, ni dans le reste de l’Europe. Or les propos de la CICAD tendent à criminaliser l’antisionisme: en 2013, Johanne Gurfinkiel estimait que l’antisionisme «ne vise qu’à appeler à l’annihilation de l’Etat d’Israël en tant qu’état juif», et «n’a rien à avoir avec une quelconque critique de la politique israélienne». En 2014, la CICAD écrit que «l’antisémitisme et l’antisionisme sont les deux faces d’une même médaille».

Aujourd’hui, la position de l’association n’a pas bougé. A ceux qui lui reprochent de faire cet amalgame, Johanne Gurfinkiel répond à Blick qu’il assume. «Les statuts de la CICAD sont explicites: nous combattons l’antisémitisme aussi dans ses formes contemporaines telles que l’antisionisme, qui n’est que l’expression d’un refus, d’un appel à l’annihilation d’un Etat juif, et nullement l’expression d’une critique politique. Je considère l’antisionisme comme un délit, qui malheureusement ne tombe pas sous le coup de la norme pénale antiraciste.»

Sionisme, un concept qui fait débat

Bénédicte Amsellem-Ossipow, avocate genevoise et membre du comité du cercle Martin Buber, qui œuvre pour la paix entre Israéliens et Palestiniens, regrette le manque de nuances dans le débat sur l’antisionisme. «Que met-on derrière le mot sioniste? Veut-on parler d’un sionisme expansionniste et/ou messianique, ou d’un sionisme au sens du droit à l’existence de l’Etat d’Israël?»

Bénédicte Amsellem-Ossipow a cosigné un texte intitulé «Pas en notre nom» sur le site internet de l’association Martin Buber.
Photo: GE.ch

Pour elle, le mot sioniste recouvre la légitimité de l’existence de l’Etat d’Israël, dans des frontières reconnues par le droit international et donc sans les colonisations. «Pour d’autres, c’est le Grand Israël, le sionisme messianique, dans lequel les Palestiniens n’ont aucun droit. Et pour d’autres encore, il s’agit d’une insulte ou d’un antisémitisme conscient ou non.»

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Le sionisme aujourd’hui s’exprime dans une politique raciste. C’est cela le problème
Une personnalité juive de premier plan anonyme
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Une personnalité juive de premier plan, qui a requis l’anonymat, réagit: «Je crois que M. Gurfinkiel commet une erreur cardinale car il entre sur le terrain de la politique tout en prétendant que la CICAD lutte seulement contre l’antisémitisme.»

Des crimes de guerre qui changent la donne

Pour cette personnalité, «dire qu’on est antisémite car on est antisioniste est une drôlerie. Parler d’antisionisme exige de réfléchir à la définition de sioniste. Or le sionisme d’aujourd’hui n’est pas celui de 1948. Gaza en 2023, 2024 et 2025, ce n’est pas Gaza de 1970 ni même de 2008. On est entrés dans une tout autre dimension, apocalyptique. Je ne me suis jamais retrouvé à remettre en cause le projet sioniste, que je soutiens depuis le début. Mais le sionisme aujourd’hui s’exprime dans une politique raciste. C’est cela le problème.»

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Il y a je pense des personnes qui se définissent comme antisionistes qui sont de bonne foi
Bénédicte Amsellem-Ossipow, avocate genevoise
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«La CICAD fait un travail indispensable dans la lutte contre l’antisémitisme qui s’est décomplexé, estime Bénédicte Amsellem-Ossipow. Certaines personnes ne se reconnaissent pas forcément dans toutes ses prises de position. Il y a je pense des personnes qui se définissent comme antisionistes qui sont de bonne foi, car pour ces personnes le mot sionisme renvoie par exemple aux colonies. Je demande toujours à mes interlocuteurs ce qu’ils entendent par cette notion qui révèle aussi parfois un antisémitisme dissimulé.»

Un risque de détournement

Suite à la polémique autour du terme «Judenrein», Johanne Gurfinkiel s’est justifié l’an dernier en répétant que «l’antisionisme est un antisémitisme», invoquant la définition de 2016 de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA).

Or la définition de l’IHRA n’inclut pas la critique des politiques israéliennes. L’auteur même de cette définition de l’IHRA, Kenneth Stern, a mis en garde il y a un an contre le risque de voir cette définition «détournée à des fins politiques pour faire taire les critiques envers la politique actuelle du gouvernement israélien». Il déplore que la définition soit utilisée par la droite juive américaine pour tenter de censurer les discours pro-palestiniens sur les campus.

Qui finance la CICAD?

Pour savoir au nom de qui parle la CICAD, il faut s’intéresser à qui la finance. Une question légitime qu’a posée Blick à cette association, qui agit comme un groupe d’intérêt et un acteur médiatique, et qui intervient en outre dans les écoles de Suisse romande.

D’après Johanne Gurfinkiel, la CICAD, qui vient d’ouvrir un bureau à Lausanne, dispose d’un budget annuel entre 2 et 2,3 millions de francs. L’association ne publie pas la liste de ses 600 et quelques membres, ni l’identité de ses plus gros donateurs, qui figurent parmi les différentes communautés juives de Suisse romande. «Au nom de qui on parle? De nos membres, répond Johanne Gurfinkiel. Principalement les organisations juives telles que les communautés israélites de Genève, de Vaud, de Fribourg ou de Neuchâtel et la Chaux-de-Fonds.»

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La CICAD ne reçoit aucun financement d’Israël
Johanne Gurfinkiel, secrétaire général la CICAD
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L’association a vu son activité «multipliée par 10 ou 20 depuis sa création en 1991», selon son secrétaire général. Elle dispose de subventions à hauteur de 100’000 francs par an de la Ville de Genève.

«La CICAD ne reçoit aucun financement d’Israël, affirme Johanne Gurfinkiel. Les entreprises, c’est autre chose, mais je n’ai pas d’exemples. Si des donateurs suisso-israéliens veulent contribuer, ils en ont le droit. Mais ce n’est pas le profil type. Nos donateurs sont essentiellement de vieilles familles suisses de confession juive.»

Critiques de gauche plus audibles

Quels que soient les principaux soutiens de la CICAD, les tensions sont au plus haut entre l’association et des collectifs, y compris juifs d’extrême gauche. Ces tensions sont palpables à la lecture de la question écrite que vient de déposer Sylvain Thévoz au Conseil d’Etat.

Titrée «Mise en cause de la CICAD par des associations et un collectif: l’Etat finance-t-il à son insu une propagande politique?», la question vise à «connaître le montant total que l’Etat a versé à la CICAD pour les années 2022, 2023 et 2024, toutes activités et départements confondus». Mais aussi «la manière dont le contenu politique transmis par la CICAD aux élèves est évalué et contrôlé afin d’éviter toute propagande politique dans un contexte sensible lié au conflit israélo-palestinien».

Cette question fait suite aux reproches à la CICAD, notamment par le collectif Marad, composé de juifs décoloniaux, descendants pour grand nombre d’entre eux de rescapés de l’Holocauste et des camps de concentration nazis. Dans un communiqué du 11 avril, Marad accuse la CICAD de «comptabiliser les drapeaux palestiniens parmi les actes antisémites» et juge problématique que l’association, qui touche des subventions publiques, fasse passer pour antisémite «toute critique du sionisme, de l’occupation ou de l’apartheid israélien.»

Une identification forcée avec Israël

Jacob Berger regrette «la confusion, qui ne concerne pas que la CICAD, qui consiste à créer une identification forcée des juifs avec le sionisme et avec Israël, et une identification d’Israël à la Shoah. Cela crée une sorte de chaîne qui relie constamment la diaspora et Israël, et Israël et la mémoire de la Shoah.»

Quand des critiques sont exprimées contre Israël, «la CICAD va opérer une séparation claire avec les citoyens suisses juifs qui n’ont rien à voir avec Israël, relève Jacob Berger. Mais dans le même temps, le soupçon d’antisémitisme vient entacher toute critique d’Israël».

«Un jeu dangereux», car selon le réalisateur, cela crée une identification entre les juifs suisses et Israël sans demander leur consentement. «Tant qu’on a l’impression qu’il n’y a pas une once de différence entre ce que dit la diaspora et Israël, on continuera à assimiler la communauté juive à Israël et à ses crimes», déplore-t-il.

Situation intenable pour certains juifs

«Et cela, précisément, joue le jeu de l’antisémitisme!», poursuit Jacob Berger. En quoi un citoyen suisse d’origine ou de religion juive est-il responsable des crimes commis par Netanyahu? En rien! Mais la CICAD et la propagande israélienne rendent comptable ce citoyen innocent de la politique inhumaine israélienne, pour ensuite faire croire que c’est ce citoyen qui est visé, lorsque en réalité c’est la politique israélienne qui est critiquée ou attaquée!»

Ce fonctionnement, regrette Jacob Berger, «met les juifs dans une situation intenable.»

Bénédicte Amsellem-Ossipow a cosigné un texte intitulé «Pas en notre nom» sur le site internet de l’association Martin Buber. Elle nous fait part également d’un autre texte, rédigé avec un cercle plus large d’environ 50 personnes, pour la plupart juives ou liées à une communauté juive. Celui-ci est lancé par le collectif juif «Israël-Palestine, et l’humain dans tout ça?», à l’initiative de Leo Kaneman, réalisateur de cinéma et fondateur du FIFDH. Il condamne le massacre du 7 octobre et «les nombreuses formes d’antisémitisme qui en découlent». Il condamne aussi Benjamin Netanyahu et dénonce «l’épuration ethnique à Gaza» et «la violence des colons en Cisjordanie».

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