Carole Harari, productrice, Genève
«Le 7 octobre, on n’a pas eu le temps de faire le deuil, de comprendre ce qui s’était passé. Immédiatement, j’ai eu peur de la réplique israélienne. Instinctivement, je me doutais que la riposte serait ultra-violente pour les civils palestiniens.
La politique du gouvernement israélien actuel me rend malade, littéralement. Il n’y a pas une heure où je ne pense pas à la guerre. Mais je veux aussi lutter contre l’antisémitisme en Suisse, qui est une réalité. Certains militants soi-disant pro-palestiniens se laissent entraîner dans des dérives inacceptables. Appeler à la destruction d’Israël, ce n’est pas une solution. C’est un appel à plus de haine et de guerre.
Il y a aussi une essentialisation des Juifs, qui sont confondus avec le gouvernement israélien. On n'a plus le temps de parler, on doit tout de suite se dire pour ou contre.
Même si tout a été très mal fait historiquement dans la région, la souffrance des Palestiniens est autant une réalité que la nécessité d’un Etat juif. Des deux côtés, les récits sont vrais et tragiques. Je me suis aussi rendue sur place: il y a moins de haine dans le discours de certains Palestiniens que dans celui de militants d’ici.
Je suis Suissesse, de parents égypto-turcs. J’ai vécu à Lausanne, aux Etats-Unis, et aujourd’hui, à Genève. Je suis athée, mais profondément attachée à mon identité juive. Depuis deux ans, je fréquente davantage de personnes juives qu’avant.
J’ai co-créé Golem suisse, un collectif de Juives et Juifs de gauche convaincus que les luttes progressistes doivent inclure la lutte contre l’antisémitisme. On était deux il y a quelques mois, et aujourd’hui on est 45, âgés de 20 à 75 ans.
Ensemble on se sent plus légitimes, en sécurité. On peut s’engager sans se faire disqualifier, taxer de «sionistes». Le sionisme, pour nous, c’est le droit à l’autodétermination du peuple juif dans un cadre démocratique, respectueux des droits de tous. Mais qui a le temps aujourd’hui de se pencher sur une définition?
Il y a des manifestations pour la Palestine où je ne vais pas, car je ne me sens pas en sécurité. De même, nous avons écrit aux organisateurs de la manifestation pro-israélienne à Ouchy pour dire que c’était déplacé. Il y a mille façons d'organiser des événements pacifiques, par exemple sans drapeaux.
Sur certains établissements à Genève aujourd’hui, il est écrit «Apartheid free zone». J’ai peur d’y aller, même s’ils disent qu’ils n’excluent que les Israéliens. Je vous garantis que 90% des personnes juives ne se sentent pas à l’aise d’y entrer.
A Golem, il y a des gens très à gauche. Issus du PS, des mouvements LGBTQ+, de la Grève féministe. On s’est senti oubliés, sacrifiés. On aimerait dire à la gauche: 'On a toujours été avec vous, ne nous excluez pas sous prétexte qu’on est Juifs.' C’est tellement confortable de diviser le monde entre les 'gentils' et les 'méchants'.»
Denis Frenkel, musicien, Yverdon
«Quand la première Intifada a eu lieu, j’avais 10 ans. Dans les couloirs de l’école, à Genève, on me demandait déjà ma position, alors que je savais à peine qu’Israël existait. Mais aujourd’hui, les gens ne sont plus dans le questionnement. Soit ce sont des accusations, soit c’est le silence.
Après le 7 octobre 2023, j’ai arrêté de travailler pendant trois mois. Je ne faisais que lire les journaux. J’ai vécu de telles angoisses que l’une de mes dents s’est cassée en deux. Il a fallu l’arracher.
A la suite des massacres, je n’ai reçu aucune empathie de mon entourage non-juif, composé notamment d’artistes de gauche. Une seule personne est venue chez moi. Elle m’a demandé simplement: 'Dis-moi comment va ta famille.' C’était comme si elle m’avait offert une rose.
Mon frère vit en Israël, il est ambulancier. Après le 7 octobre, il n’est pas rentré à la maison pendant trois mois, parce qu’il déplaçait des corps. Si je pouvais faire mon Alya (émigration vers Israël) aujourd’hui, je partirais, par solidarité. Je reste ici parce que ma fille de 10 ans et mes parents vivent.
A l’école, ma fille sait qu’elle doit se taire, ne pas dire qu’elle est à moitié juive. Un garçon vient en classe avec un drapeau palestinien sur son tee-shirt. Nous avons déjà réagi auprès de l’établissement. Moi, je suis fier de mes origines. Mais ma fille n’a pas encore les armes. Je m’inquiète parce qu’en octobre, nous irons en Israël. A son retour, les autres enfants vont lui demander où elle était en vacances.
Ma fille, je ne lui ai pas encore parlé de la Shoah, des guerres. Elle sait que pour les Juifs, ça ne s’est pas toujours très bien passé. Un jour, elle m’a raconté un cauchemar. On l’attaquait avec un couteau. C’était comme si elle savait déjà tout.
J’étais à Gaza lors du retrait israélien en 2005. J’en ai pleuré de joie. Aujourd’hui, ce qui me restait de désir de paix est mort.
Je suis membre de l’Union démocratique du centre (UDC) et je compte me présenter aux prochaines élections communales à Yverdon. Je constate un effondrement de l’esprit critique et une montée de l’intolérance dans les partis de gauche. A l’UDC, il y a sûrement aussi des personnes antisémites. Mais au moins, les gens discutent entre eux.
La synagogue, j’y vais beaucoup plus qu’avant. Si je ne peux pas partir en Israël, la moindre des choses, c’est de faire le Shabbat. Nous vivons une forme de solidarité émotionnelle, affective et religieuse.
J’estime que la responsabilité des médias est très grande dans ce dossier. Les journaux romands ne sont pas objectifs. Pour moi, ils sont soumis au point de vue palestinien.»
Jardena Puder, médecin, Lausanne
«La fille de ma cousine, Romi Gonen, faisait partie des otages. Elle a été libérée en janvier, mais elle ne va pas bien du tout. Je participe à une quarantaine de groupes WhatsApp, je lis dix journaux différents, c’est très anxiogène. Je me trouve dans un état d’alerte permanent, comme si je devais être au courant de tout ce qui se passe pour éviter les dangers.
La nuit, je n’éteins pas mon téléphone parce que mon fils vit en Israël, et j’ai peur qu’il lui arrive quelque chose. J’ai énormément de douleurs dans les bras, je n’arrive presque plus à écrire. Je sais que c’est psychosomatique.
Je suis comme gelée dans le 7 octobre 2023. Il est extrêmement difficile de faire un travail de digestion, entre autres parce qu’on a reçu très peu de messages de solidarité. Ceux qui ont perpétré ces massacres sont des fous violents, des violeurs d’une cruauté inimaginable. Je m’attendais à un 'Je suis Charlie' pour nous.
Mais à la place, l’antisémitisme a explosé, bien avant la riposte israélienne. J’identifie trois sources principales: l’extrême droite, l’extrême gauche et l’islamisme.
Aujourd’hui, que tu sois pour ou contre le gouvernement de Netanyahou n’intéresse personne. Avec mes amis non-juifs, j’évite de parler du conflit. Les seuls qui m’ont exprimé de la compassion après les massacres du 7 octobre sont des gens qui ont vécu sous des régimes totalitaires, y compris islamistes. Ou alors certains groupes religieux.
Vous savez, il n’y a pas une famille juive qui n’ait pas subi de traumatisme. Ma grand-mère pleurait tous les jours sa famille gazée à Auschwitz. Je porte le prénom d’une de ses sœurs décédée. Depuis mon enfance, je vois des hommes en armes devant les synagogues, les écoles juives pour les protéger. Je vis avec cette peur.
J’ai grandi en Suisse alémanique. Bâle et Zurich sont des villes dont les autorités sont aujourd’hui beaucoup plus solidaires des Juifs que celles de Lausanne ou Genève. Cela nous aide beaucoup.
J’étais située à gauche politiquement, la gauche des kibboutz, de la solidarité. Je me suis toujours investie pour les populations vulnérables, y compris sur mon temps libre. J’avais une grande envie d’améliorer le monde. Mais aujourd’hui, je me sens trahie et je suis perdue. Je trouve beaucoup plus difficile d’avoir de l’espoir dans l’humanité.
Jerusalem, Sion est dans nos prières, depuis toujours. Je constate que la communauté juive se replie sur elle-même. On en revient à se définir par rapport à nos valeurs, notre culture, nos rituels.»