Changement de stratégie
Berne attend que Trump morde à l'hameçon pour avancer ses pions

Les négociations entre la Suisse et les Etats-Unis sont pratiquement au point mort, et c'est voulu. D'après de nouvelles révélations, Karin Keller-Sutter ne serait pas la seule responsable du fiasco tarifaire.
Publié: 22.08.2025 à 20:42 heures
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Karin Keller-Sutter s'est fait critiquer pour sa gestion des droits de douane.
Photo: keystone-sda.ch
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Luisa Gambaro et Andreas Valda
Handelszeitung

La retranscription de l'appel entre Karin Keller-Sutter et Donald Trump a fuité le weekend dernier et nous en avons obtenu une copie. Il en resort deux choses: premièrement, le président américain a désavoué ses plus proches collaborateurs sur les questions commerciales. Deuxièmement, l'avertissement par SMS de Washington envoyé à la négociatrice en chef suisse, Helene Budliger, lui conseillant de raccrocher, est arrivé une fois la conversation terminée.

Karin Keller-Suttter a ainsi reçu ce SMS d'avertissement après l'appel. Ce n'est donc pas ce message qui a accéléré la fin de sa conversation avec Washington. Ces révélations contredisent l'hypothèse selon laquelle elle aurait irrité le président américain et serait en partie responsable des droits de douane punitifs.

Jamieson Greer sous pression

Cette hypothèse accablante avait été renforcée par un article de «Bloomberg», citant des sources américaines et publié quelques jours après l'appel téléphonique, expliquant que le comportement de Karin Keller-Sutter avait largement contribué à ce que Trump impose des droits de douane sévères.

Mais rétrospectivement, cet article s'avère trompeur. Dans la retranscription de l'appel, Trump se dit mécontent de ses négociateurs en chef. Il a déclaré à Karin Keller-Sutter qu'il se fichait de ses conseillers («I don't care about them») lorsqu'elle a mentionné qu'un projet finalisé était disponible et a demandé ce qui allait se passer ensuite.

Trump s'intéressait seulement au déséquilibre commercial stagnant de la Suisse avec les Etats-Unis. Une deuxième source confirme que Trump était en colère contre ses collaborateurs. Il a déclaré avoir reproché à son représentant au Commerce, Jamieson Greer, d'avoir obtenu un «si mauvais résultat» avec la Suisse lors d'un entretien séparé.

Pause stratégique du gouvernement

Depuis l'intervention médiatique de Guy Parmelin et Karin Keller-Sutter le 7 août, les négociations avec Washington se sont apaisées. En coulisses, les acteurs économiques suisses seraient en train de se plier en quatre pour renouer avec Trump et une nouvelle offre de négociation serait sur le feu.

Mais dans les faits, le gouvernement a décidé de marquer une pause stratégique. «Pour l'instant, personne ne parle à Washington», explique une source bien informée. Puisque la pression ne fonctionne pas, Berne amorce une phase de calme. Il vaut mieux «laisser reposer l'affaire un moment et laisser les choses se régler d'elles-mêmes».

C'est aussi pour cette raison que notre négociatrice, Hélène Budliger, est rentrée des Etats-Unis la semaine dernière. Une autre source affirme qu'elle est sur les nerfs parce que le Conseil fédéral l'empêche de se rendre à Washington tant que les Etats-Unis n'ont pas mordu à l'hameçon. Le Secrétariat d'Etat à l'économie (Seco) n'est pas autorisé à commenté la situation.

Un porte-parole du département de Guy Parmelin déclare que le Conseil fédéral «reste en contact avec les autorités américaines» pour obtenir une baisse des droits de douane. Une autre source souligne que des discussions sont en cours «à tous les niveaux avec les Américains», mais qu'il faut «attendre d'être admis auprès de Trump» pour se rendre aux Etats-Unis.

Les personnes que Trump a mis en échec

Hélène Budliger doit affronter un défi de taille: continuer de négocier avec les personnes que Trump a mis en échec à Washington, à savoir Scott Bessent, le secrétaire au Trésor, Howard Lutnick, le secrétaire au Commerce, et Jamieson Greer, le représentant de Trump pour le commerce, confirment deux sources.

En effet, Trump a mis ces trois personnes dans l'embarras lors de son appel avec Karin Keller-Sutter. Une source affirme qu'en plus d'essayer d'améliorer les négociations commerciales avec la Suisse, ces trois personnages cherchent un nouvel accès à Trump et attendent que de nouveaux éléments apparaissent pour justifier un changement de cap vis-à-vis de Berne.

Par exemple, les exportations vers les Etats-Unis ont fortement diminué au dernier trimestre, transformant temporairement leur déficit commercial en un excédent, même minime. Au premier trimestre 2025, dans une sorte de panique de dernière minute pour reconstituer les stocks, les exportations ont atteint des niveaux records. La tendance à l'excédent devrait s'accentuer depuis le 7 août, date d'entrée en vigueur des droits de douane punitifs.

De plus, la balance commerciale de l'or avec les Etats-Unis est négative. L'année dernière, le déficit s'élevait à environ 3 milliards de francs. Ainsi, Berne et l'équipe de Trump espèrent que ces nouveaux chiffres pourraient calmer le président américain et apaiser les relations. Mais cela prendra du temps...

Frictions entre KKS et Budliger

Par ailleurs, les rumeurs affirmant qu'il y a de l'eau dans le gaz entre Hélène Budliger et Karin Keller-Sutter semblent vraies. L'équipe de Karin Keller-Sutter soupçonne que la fuite du SMS provienne du camp d'Hélène Budliger. A l'inverse, l'équipe d'Hélène Budliger pense que le camp de Karin Keller-Sutter a divulgué la retranscription de l'appel. 

Nul ne sait si ces nouvelles révélations mettront fin à la querelle entre les deux femmes. Par ailleurs, elles ont toutes deux une approche diplomatique très différente et leurs différentes méthodes peuvent s'entrechoquer.

Karin Keller-Sutter et Guy Parmelin (à droite) en discussion avec le secrétaire américain au Trésor Scott Bessent (en face au Centre) et le représentant américain au Commerce Jamieson Greer (en face à droite).
Photo: keystone-sda.ch

La «méthode Budliger» consiste à dire presque tout ce qui la préoccupe et la tracasse lors des réunions, d'événements et d'appels téléphoniques, et demander à ses interlocuteurs d'en faire autant. Dans un second temps, elle cherche une solution aux conflits. Grâce à son attitude transparente, elle est extrêmement bien reçue «à tous les niveaux de la société», affirme une source, et c'est là sa force. Mais l'inconvénient de cette méthode, c'est que presque rien ne reste secret. Pas même le fait qu'elle soit en contact avec l'ex-ambassadeur Thomas Borer, qui a médiatisé certaines de ses idées en guise d'offre de négociation. Depuis, Thomas Borer a été mis à l'écart.

Quant à la méthode de Karin Keller-Sutter, elle consiste à peser soigneusement ses mots, négocier en coulisses et assurer ses arrières sur plusieurs fronts. Elle s'exprimer publiquement uniquement lorsque la situation est claire.

De fausses attentes

Karin Keller-Sutter a donc été irritée par le fait qu'à l'approche du premier août, Hélène Budliger ait présenté le projet d'accord obtenu avec Washington aux milieux économiques comme un deal presque déjà conclu et l'approbation de Trump comme une formalité. 

De son côté, Hélène Budliger s'estimait dans son bon droit dans la mesure où elle négociait avec le même trio qui avait auparavant réussi à faire passer ses accords avec le Japon, la Corée du Sud et la Grande-Bretagne auprès de Trump: Scott Bessent, Howard Lutnick et Jamieson Greer. En effet, Jamieson Greer s'est distingué par sa mise en pratique à la lettre du programme «America First» de Trump. Selon les médias américains, il partage son point de vue selon lequel les déficits commerciaux sont le résultat de pratiques commerciales déloyales et doivent être corrigés. 

Jamieson Greer a la réputation d'être un homme religieux et impétueux. Le fait qu'il ait approuvé le projet explique pourquoi Karin Keller-Sutter l'a mentionné à plusieurs reprises lors de son entretien avec Trump, pensant ainsi convaincre le président américain de faire de même. Mais cette stratégie lui a été fatale. 

La présidente de la Confédération Karin Keller-Sutter n'a pas réussi à obtenir ce qu'elle souhaitait.
Photo: keystone-sda.ch

Par la suite, Karin Keller-Sutter a été accueillie avec mépris et s'est sentie critiquée à tort, convaincue que l'erreur venait d'Hélène Budliger. La fuite du SMS a jeté de l'huile sur le feu et l'a fait passer pour une amatrice. Voilà pourquoi des extraits de la conversation ont soudain été mis à la disposition des journalistes. Le message est clair: Karin Keller-Sutter n'est pas responsable de la taxe punitive de 39%.

Une nouvelle offre de négociation

Avec cette pause diplomatique, Berne fait «un remaniement» de sa stratégie envers Trump et change son offre de négociation. En voici trois exemples. Premier changement: la proposition d'accroître les investissements directs suisses aux Etats-Unis, proposée par les fondateurs de Partners Group, Fredy Gantner et Marcel Erni. «C'est en suspens», affirme une source. Car Trump n'est pas intéressé par des acquisitions d'investisseurs financiers suisses, mais veut créer de nouveaux emplois.

Reste à savoir si l'exportation d'un pipeline des Etats-Unis vers le Mexique, appartenant à Partners Group, serait comptabilisée dans les exportations américaines. Le bruit court que Fredy Gantner et Jamieson Greer, tous deux mormons pratiquants, entretiennent de bonnes relations, mais les deux hommes ont refusé de commenter cette rumeur. 

Alfred Gantner, dirigeant économique et activiste politique.
Photo: Keystone

Deuxième changement: des concessions sur les importations de viande de bœuf et de poulet américains. Aucune offre de ce type n'a encore été formulée officiellement. «A ma connaissance, le Conseil fédéral n'a proposé de concessions douanières que dans des domaines secondaires comme les agrumes, les noix et les fruits de mer», déclare Martin Rufer, directeur de l'Union des agriculteurs. Les concessions accordées à des produits agricoles stratégiques comme le bœuf, dit-il, ne sont «pas sujettes à débat» et relèvent de «pures spéculations». Le poulet américain, traité au chlore, est de toute façon interdit en Suisse.

Troisième changement: de nouveaux achats d’armes suisses aux Etats-Unis. Ce n’est pas non plus un sujet concret, car Washington contrôle politiquement les exportations et donne la priorité aux pays ayant besoin d’équipements militaires, y compris les pays de l’OTAN qui veulent les transmettre à l’Ukraine. Le calendrier de livraison de la Suisse a été revu à la baisse. Le gouvernement serait peu enclin à signer de nouveaux contrats et verser des acomptes pour les systèmes dont la livraison est reportée.

La taxe d'importation sur les voitures américaines

En plus de ces trois changements, l'offre de négociations contient aussi une nouvelle mesure: une baisse des taxes d'importation sur les voitures américaines, par exemple Dodge Ram ou Cadillac.

L'année dernière, leur part de marché était de 8%, et les importations ont totalisé 1,6 milliard de francs. Le président d'Auto-Suisse, Peter Grünenfelder, a confirmé que l'association avait proposé à Berne la suppression de la taxe à l'importation, qui est en réalité un droit de douane. Selon une autre source, elle s'élèverait entre 4000 et 6000 francs par véhicule. Mais il y a un hic: la taxe ne pourrait pas être réduite unilatéralement par rapport aux Etats-Unis, mais seulement de manière généralisée. Sa suppression coûterait 400 millions de francs à la Suisse.

Des propositions pour imposer des volumes de livraison de gaz naturel liquéfié américain et accroître les achats de pétrole et de gaz américains auprès de sociétés de négoce internationales basées aux Etats-Unis sont toujours en lice. La délocalisation à long terme de la production pharmaceutique suisse aux Etats-Unis fait aussi partie de la nouvelle offre. Malgré tout, des discussions distinctes sont menées à ce sujet entre l'industrie et l'administration Trump.

Les conservateurs en avant

Les politiciens conservateurs soutiennent cette approche. «Il faut maintenant laisser faire le Conseil fédéral», déclare un conseiller aux Etats de l'Union démocratique du centre (UDC). Hélène Budliger et Karin Keller-Sutter ont retrouvé des soutiens, car l'objectif est de mettre fin à ce conflit au plus vite.

La gauche, qui souhaite annuler l'achat des F-35, et des chefs d'entreprise comme Nick Hayek, qui réclament des contre-tarifs, sont désavoués. «La Suisse devrait faire des propositions constructives et tactiquement judicieuses à Trump», a déclaré Tiana Moser, députée écologiste libérale au Conseil des Etats zurichois après une audition des conseillers fédéraux. «Je pense que les contre-mesures sont une erreur.»

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