Douche froide made in USA
Les patrons de PME romandes se confient sur le choc des 39% de Trump

Les 39% de taxes douanières réduisent des années de travail à néant. Machines clouées au sol, tonnes de fromage invendues, emplois menacés: dans l’Arc jurassien, les patrons de PME encaissent le choc. Blick est allé à leur rencontre. Reportage.
Publié: 06:13 heures
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Dernière mise à jour: il y a 34 minutes
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Jean-Claude Rohrer, patron d'Aatech, pose à côté de sa machine clouée au sol. Il est sans nouvelles de son client américain.
Photo: Vincent Muller
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Alessia BarbezatJournaliste Blick

La machine est prête, flambant neuve. Elle trône au centre de l’atelier d’Aatech, une PME neuchâteloise de huit employés. Un ingénieur procède aux derniers ajustements sur cette belle bête coûtant la bagatelle de 400'000 dollars. Elle devait être livrée dans les prochains jours à Boston, aux Etats-Unis. Sauf que Jean-Claude Rohrer, patron de cette entreprise spécialisée dans la construction de machines automatiques qui testent, manipulent et conditionnent des petits composants destinés à l’horlogerie, l’électronique ou l’industrie automobile, est sans nouvelles de son client.

Avec les 39% de taxes douanières, le prix de cette machine a bondi de 400'000 à 560'000 dollars.
Photo: Vincent Muller

«En temps normal, les échanges avec les Américains sont très fluides, mais là, on sent que quelque chose bloque», déplore-t-il. Ce qui bloque? Les 39% de droits de douane imposés par Donald Trump aux exportations suisses le 7 août malgré le voyage de la dernière chance des conseillers fédéraux Karin Keller-Sutter et Guy Parmelin, rentrés bredouille de Washington.

160'000$ de taxes pour une seule machine…

«Cela équivaut à 160'000 dollars de taxes pour cette seule machine, calcule Jean-Claude Rohrer, préoccupé par l’avenir de son business qui réalise un tiers de son chiffre d’affaires aux USA. Et il n’est pas le seul à être sonné dans le canton.

Neuchâtel est en première ligne. Le pays de l’Oncle Sam représente 37% des exportations totales du canton, soit 5,4 milliards de francs en 2024. A l’échelle suisse, seul Bâle-Ville exporte davantage vers les USA. Un vrai séisme pour le tissu industriel de la région, qui, après le choc, tâtonne à la recherche de solutions.

Jean-Claude Rohrer, patron d'Aatech, pose à côté de sa machine clouée au sol. Il est sans nouvelles de son client américain.
Photo: Vincent Muller

«On nous dit: 'Tournez-vous d’autres marchés, comme le Brésil, l’Indonésie, l’Inde…' Tout est possible, mais pas en deux jours, objecte Jean-Claude Rohrer. Nous avons déjà essayé en Malaisie, nous avons dû arrêter après deux ans à cause de la concurrence chinoise à bas prix.» Et la délocalisation? «Difficile, répond-il. La microtechnique, c’est ici que ça se fait. Il faut des gens formés à manipuler ces pièces minuscules.»

Les RHT et après?

Pour David Guenin, président de la Chambre neuchâteloise du commerce et de l’industrie (CNCI), la brutalité de la décision américaine place les entreprises exportatrices du canton dans une situation intenable. «Comment investir, comment planifier, quand on ne sait pas si le taux appliqué aujourd’hui sera encore valable demain? Cette incertitude paralyse les PME.» La CNCI a basculé «en mode crise». «Nous travaillons étroitement avec le Service de l’économie de Neuchâtel pour faciliter les démarches des entrepreneurs et leur permettre notamment d’activer le chômage partiel (RHT) pour leurs employés.

«Les RHT sont un outil fantastique pour un problème conjoncturel, mais si les surtaxes deviennent structurelles, cela ne suffira pas. Dans ce cas, il faudra envisager d’autres mesures, y compris la réduction de la voilure», admet Nabil Francis, PDG de Felco (320 collaborateurs, dont 270 en Suisse), leader mondial du sécateur qui exporte 95% de sa production dans 120 pays. Les Etats-Unis représentent à eux seuls un quart de ses ventes. 

Felco en première ligne

Autant dire que le conflit douanier frappe l’entreprise basée aux Geneveys-sur-Coffrane de plein fouet. «Trois facteurs nous impactent, énumère le PDG. Les surtaxes douanières, mais aussi la dépréciation du dollar de 12%, qui nous contraint à réduire nos marges du même pourcentage si nous voulons maintenir nos prix. Et puis, nos concurrents européens ne sont pas soumis aux mêmes taxes que nous. Il existe une véritable distorsion de la concurrence.»

Au sein de la PME neuchâteloise Felco, un million de sécateurs sont produits chaque année dont un quart à destination des Etats-Unis.
Photo: Vincent Muller

Mais Nabil Francis refuse de céder à la panique. «Nous avons des stocks aux Etats-Unis, ainsi qu’une filiale là-bas avec toute la logistique et la distribution, cela nous donne un peu de temps.» Parmi les pistes étudiées figure une augmentation de la valeur ajoutée sur sol américain afin de limiter l’impact des taxes. La délocalisation serait le scénario «Armageddon»: «Notre vrai actif, ce sont nos collaborateurs et leur savoir-faire. On ne délocalise pas une culture d’entreprise en un claquement de doigts», énonce-t-il.

Ce que le patron redoute, en revanche, c’est que l’on sacrifie les PME exportatrices au profit de la pharma ou d’autres grandes industries. «En 25 ans, la part de l’industrie dans les exportations suisses est passée de 46% à 26%. Des surtaxes comme celles-ci accélèrent cette tendance. La question est simple: veut-on conserver en Suisse un tissu de PME exportatrices, qui font rayonner notre savoir-faire?»

17 tonnes de fromage sur les bras

Depuis 1982, la fromagerie Spielhofer fait rayonner son savoir-faire, grâce au fromage emblématique de l’Arc jurassien: la Tête de Moine AOP. Le marché américain était synonyme de belles promesses pour les frères Spielhofer, patrons de l’entreprise familiale comptant une centaine de collaborateurs répartis entre Saint-Imier et Sonvilier (BE). 

Conséquence des 39%? Florian Spielhofer se retrouve avec 17 tonnes de fromage sur les bras.
Photo: Vincent Muller

«Nous avons beaucoup investi là-bas: foires professionnelles, promotion, présence d’un représentant sur place. Avec succès, nous avons doublé les exportations et atteint 70 à 90 tonnes par an dans la filière», explique Florian Spielhofer.

Mais les 39% de taxes douanières ont stoppé net cette dynamique. Et les patrons se retrouvent avec 17 tonnes de Tête de Moine sur les bras. «Les commandes sont gelées. Le client américain vérifie s’il peut absorber une hausse de presque 50% du prix final: 39% de taxes, plus environ 12% liés au franc fort. Une meule qui se vendait à plus de 50 dollars le kilo passerait à plus de 75. Qui va payer ça?», s’interroge-t-il, dépité. 

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Dans l’agroalimentaire, conquérir un marché prend des années. Une fois un produit sorti des rayons américains, il est presque impossible d’y revenir.
Florian Spielhofer, codirecteur de la fromagerie familiale à Saint-Imier
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Pour l’instant, l’entreprise peut garantir les postes fixes, mais les saisonniers risquent de payer les frais de la crise. «On n’a pas de RHT. Si on doit réduire, ce sera au niveau des intérims», reconnaît le directeur. Et de rappeler la fragilité du modèle: «Dans l’agroalimentaire, conquérir un marché prend des années. Une fois sorti des rayons américains, il est presque impossible d’y revenir. Ce sont des années de travail qui peuvent s’évaporer en quelques semaines.»

Des régions périphériques sacrifiées

A Delémont, Willemin-Macodel fête ses 50 ans d’existence. Le constructeur de machines-outils de haute précision emploie 370 personnes en Suisse et une vingtaine aux Etats-Unis, où il dispose d’une filiale de vente et de service installée depuis 25 ans. «Nous avons plusieurs centaines de machines là-bas. Nos clients comptent sur nous pour assurer le service et les pièces de rechange. Or, ces pièces aussi sont désormais surtaxées», explique son directeur général, Olivier Haegeli.

La pilule est d’autant plus difficile à avaler que l’entreprise n’a aucun concurrent direct américain. «Nous travaillons sur des niches très spécifiques. Nos concurrents sont allemands ou japonais, pas américains. Et pourtant, nous sommes traités comme si nous volions des emplois aux Etats-Unis. C’est profondément injuste.» 

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On aime mettre en avant l’innovation suisse, sortir les PME du carton pour les montrer en vitrine. Mais une fois les caméras éteintes, on nous remballe.
Olivier Haegeli, directeur général de Willemin-Macodel à Delémont
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Une Suisse qui «volerait 40 milliards» aux USA, selon les calculs farfelus de Donald Trump qui omet de prendre en compte les services. «Il invoque le déficit commercial entre son pays et le nôtre, auquel l’or et la pharma contribuent grandement. Pourtant, eux ne sont pas taxés. Encore une fois, c’est l’industrie manufacturière suisse paie la note», soupire le PDG.

Et de conclure en pointant la passivité de Berne: «On aime bien mettre en avant l’innovation suisse, sortir les PME du carton pour les montrer en vitrine. Mais une fois les caméras parties, on nous range aussitôt. Depuis vingt ans, on nous demande d’être résilients. Mais à force de prendre des coups, c’est tout un savoir-faire et une économie, ceux des régions périphériques, qui sont mis en danger.»

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