Elle l'a fait. La fille d'un couple d'aubergistes de la petite ville de Wil dans le canton de Saint-Gall est entrée dans le classement du journal économique le plus renommé du monde. En 2023, le «Financial Times» l'a classée parmi les femmes les plus influentes de la planète. Quelques mois plus tôt, Karin Keller-Sutter avait réussi à éviter des conséquences dramatiques lors de la chute du Credit Suisse. Son intervention rapide a sauvé l'économie mondiale d'une crise massive.
2025 devait être son couronnement, son année présidentielle. En tant que présidente de la Confédération, elle devait parcourir le monde, représenter la Suisse lors des rencontres des puissants, savourer l'apogée magistrale de sa carrière politique. C'était compter sans Donald Trump et son énorme gifle douanière.
39%! C'est le montant des droits de douane que le président américain veut imposer à la Suisse à partir du 7 août. Peu de pays ont été aussi durement touchés. Même l'Union européenne (UE), l'ennemi juré de Donald Trump, s'en sort relativement bien avec 15%. En juillet, Karin Keller-Sutter avait pourtant fièrement déclaré à Blick qu'elle avait trouvé le moyen d'entrer en contact avec le président américain.
Une conversation téléphonique qui tourne mal?
Pour quelle raison Donald Trump punit-il la Suisse de la sorte? L'agence de presse Bloomberg rapporte que le président s'est senti offensé et qu'une escalade en a résulté. Jeudi, lors d'une conversation téléphonique avec Karin Keller-Sutter, il aurait exigé des «concessions importantes en matière d'obstacles au commerce». Sinon, il n'y aurait pas d'accord pour un «pays très prospère». La présidente de la Confédération aurait refusé, ce qui aurait mis Donald Trump dans une telle colère qu'il aurait décidé de punir la Suisse.
Les recherches de Blick donnent cependant une autre image. Une personne, de l'entourage de la présidente de la Confédération, décrit les événements du 31 juillet autrement. Lors de son entretien téléphonique avec Donald Trump, Karin Keller-Sutter aurait voulu parler d'un accord négocié depuis longtemps avec les Etats-Unis, un droit de douane de 10%. Mais le président aurait immédiatement fait savoir qu'il exigeait un tarif plus élevé. L'excédent commercial de la Suisse est bien trop important. Le président américain aurait alors cité un chiffre de plus de 30%. Et n'a pas donné l'impression de vouloir négocier. Certes, la discussion n'a pas dégénéré, mais Karin Keller-Sutter a rapidement senti qu'il n'y avait rien à gagner. Elle a donc énuméré avec insistance ses arguments bien connus dont l'importance de la Suisse en tant que partenaire commercial. Jusqu'à la fin, pendant 35 minutes.
La présidente de la Confédération était donc, comme le souligne l'initié, devant le fait accompli. Mais même si Donald Trump avait été prêt à négocier, elle n'aurait rien pu lui proposer. Car cela aurait nécessité une concertation avec le Conseil fédéral, ou avec le Parlement. En Suisse, la politique fonctionne plus lentement. Ou du moins pas à la vitesse à laquelle Donald Trump a l'habitude de conclure ses accords. On dit que lorsque Karin Keller-Sutter a raccroché le téléphone, elle savait que le taux de droits de douane serait supérieur à 30%.
Le personnage central du litige douanier
Quelques semaines auparavant, la situation était encore différente, du moins pour la ministre des Finances. Elle s'était montrée très enthousiaste, pensant avoir réussi à dompter le Zampano de Washington. C'est elle qui a maintenu le contact avec lui, qui lui a téléphoné, qui a informé le public. Après tout, il s'agit des relations avec le principal partenaire commercial de la Suisse, juste après l'UE.
La présidente de la Confédération a pris les devants et est devenue le personnage central du litige douanier suisse. Comment les historiens la jugeront-ils si des milliers d'emplois venaient à disparaître prochainement? En Suisse, ce serait un scénario réaliste, préviennent les experts économiques. Ou tout pourrait-il encore s'arranger pour la Suisse? Un accord de dernière minute, une fin digne d'un film hollywoodien? La dernière scène n'a pas encore été tournée.
Le litige douanier pourrait être la plus grande défaite de Karin Keller-Sutter. Mais on peut se demander ce qu'elle aurait pu faire autrement.
Immédiatement après l'annonce de Donald Trump sur les droits de douane en avril, le Conseil fédéral avait convoqué une réunion à huis clos. Martin Dahinden, conseiller et ancien ambassadeur de Suisse aux Etats-Unis, était de la partie. Il prend la défense de la présidente de la Confédération. «Elle a tout fait correctement.» Elle aurait cité des données et des faits, souligné l'importance de la Suisse en tant que partenaire commercial des Etats-Unis, évité toute confrontation, bref, entretenu un dialogue constructif.
Les caprices du président
Karin Keller-Sutter n'a en réalité jamais agi seule. Loin du public, dans l'ombre du Palais fédéral, un groupe défend depuis des mois les intérêts suisses, avec à sa tête Helene Budliger Artieda. La secrétaire d'Etat et directrice du Secrétariat d'Etat à l'économie (Seco) s'est rendue des dizaines de fois aux Etats-Unis pour des entretiens exploratoires. Si souvent qu'au Seco, on commençait à plaisanter sur le fait que Helene Budliger Artieda allait sans doute prochainement transférer son domicile à Washington.
La Suisse a accéléré le rythme. Karin Keller-Sutter a été l'un des premiers chefs d'Etat à pouvoir téléphoner à Donald Trump en avril, pendant 25 minutes. La stratégie était claire: plus vite un accord serait conclu, mieux ce serait. Mais il fallait d'abord essayer de comprendre ce que voulait vraiment le président américain. Et comprendre Donald Trump, c'est un peu comme essayer de saisir du brouillard. Tantôt, on disait qu'il exigeait des investissements. Le Conseil fédéral a donc promis 150 milliards de dollars. Puis les Américains se sont intéressés au système de formation dual. Peu après, Donald Trump a accusé la Suisse de manipuler sa monnaie. Enfin, ce sont les droits de douane agricoles qui devaient tomber.
De faux espoirs et un mensonge?
La Suisse est restée imperturbable et a maintenu le cap. Début mai, après une rencontre avec le secrétaire américain au Trésor Scott Bessent, Karin Keller-Sutter s'est montrée optimiste. «Une à deux semaines», disait-elle, et nous aurons un accord de principe. Des chants de joie ont été entendus de toutes parts. Edward McMullen, l'ancien ambassadeur américain à Berne, se réjouissait déjà que le droit de douane initial de 31% soit «de l'histoire ancienne». Il devait avoir raison. La nouvelle valeur de 39% est désormais en vigueur.
Fin juin, l'espoir renaissait lorsque Helene Budliger Artieda annonçait: «Nous arrivons à la fin des discussions.» En effet, les négociateurs s'étaient mis d'accord sur un taux de 10%. Dès le 4 juillet, l'accord était sur le bureau de Donald Trump. Le ministre des Finances Scott Bessent et le représentant au commerce Jamieson Greer auraient donné leur accord, selon des sources gouvernementales suisses. Il ne manquait plus qu'une signature: celle du président. Mais rien ne s'est passé comme prévu. Karin Keller-Sutter n'a reçu aucun appel ni aucun signal des Etats-Unis.
Maintenant que tout le monde sait qu'aucun accord n'a été conclu, Jamieson Greer affirme dans les médias américains qu'il est «exagéré» d'affirmer qu'il y avait un accord prêt à être signé. «Nous n'avons absolument pas pu nous mettre d'accord sur la meilleure manière de réduire ce déficit commercial», déclare le représentant au commerce. Du côté suisse en revanche, on entend dire que Jamieson Greer ment.
Une dernière tentative
Pendant des semaines, personne n'a su si Donald Trump s'était vraiment penché sur le cas de la Suisse. Puis, peu avant la fin du délai, de longues discussions ont eu lieu à Berne. Fallait-il s'adresser au président américain? Ou vallait-il mieux faire profil bas? Les collaborateurs de Donald Trump auraient mis en garde contre d'autres contacts. Toute interaction avec le président serait risquée. Celui qui attire l'attention sur lui court le risque d'être sanctionné. Karin Keller-Sutter a donc attendu, jusqu'à ce qu'elle décroche le téléphone jeudi et qu'elle ait un interlocuteur intransigeant à l'autre bout du fil.
La nuit même, le Seco a mis en place une task force de crise. L'équipe, dirigée une fois de plus par Helene Budliger Artieda, a travaillé sans relâche de jeudi à vendredi. Elle entend présenter une analyse au Conseil fédéral dans les jours qui viennent.
Dans les bureaux de Berne, c'est l'effervescence, mais aussi la confusion. Donald Trump joue-t-il au poker? Des hauts fonctionnaires parlent d'un jeu de pouvoir que le président américain met en place à la dernière minute pour extorquer de nouvelles concessions à la Suisse.
Mais que veut Donald Trump?
Est-ce la raison de l'optimisme affiché au gouvernement? Albert Rösti se veut rassurant: «Ce n'est pas la fin du monde.» Martin Pfister console: «Je suis sûr que nous trouverons une solution avec le président américain.» Mais une fois de plus, une question centrale persiste: que veut donc le chef de la Maison Blanche? Il est bien possible que personne ne connaisse la réponse.
Karin Keller-Sutter n'est pas connue pour s'incliner devant ses adversaires. Elle a même tenu tête au patron de l'UBS Sergio Ermotti lors de la réglementation bancaire. Et lorsque d'autres se cachent dans la collégialité, elle affirme son profil. Mais Donald Trump pourrait s'avérer être son adversaire final, un homme qui joue selon ses propres règles. Ou qui n'en a pas.