Bilan intermédiaire avec Karin Keller-Sutter
«J'ai manifestement trouvé comment m’adresser à Trump»

Karin Keller-Sutter, présidente de la Confédération et cheffe du Département fédéral des finances s'exprime sur sa gestion des grandes banques suisses, les enjeux budgétaires à venir et ses relations diplomatiques. Interview.
Publié: 06:01 heures
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Dernière mise à jour: 09:15 heures
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Karin Keller-Sutter était l'une des premières cheffes d'Etat à s'être entretenue avec Trump sur les droits e douane.
Photo: Thomas Meier
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Reza Rafi et Thomas Meier

Karin Keller-Sutter, vous dites dans une vidéo TikTok sur le championnat d'Europe de football féminin: «In Switzerland, even if you lose, you win.» En Suisse, vous gagnez même si vous perdez. Savez-vous perdre?
Je sais perdre car j'ai dû apprendre très tôt. J'ai commencé par faire de la politique communale. Je suis ensuite devenue conseillère d'Etat, puis conseillère aux Etats et maintenant, je suis conseillère fédérale. Je me bats pour une cause. Lorsque j'agissais au niveau communal, j'avais déjà appris qu'il fallait s'identifier à la cause que l'on défend, mais surtout, qu'il faut toujours garder une certaine distance. Sinon, cela nous prend trop d'énergie. Il faut aussi savoir lâcher prise.

En ce qui concerne la régulation des grandes banques, que vous avez présentée le 6 juin dernier, vous risquez de perdre. Des propositions au Parlement risquent d’en retarder l’adoption et d’en atténuer la portée. Cela est d’autant plus possible que vous n’avez pas tout fixé par voie d’ordonnance, laissant ainsi une plus grande marge de manœuvre à la politique parlementaire.
Une partie du paquet a été fixée au niveau de l'ordonnance, comme la question de la valeur de certains postes du bilan. La seule nouveauté est que nous avons inscrit dans la loi la couverture par les fonds propres des filiales étrangères de l'UBS...

...un point central que vous laissez maintenant aux mains du Parlement.
En avril 2024, lorsque nous avons présenté le rapport sur la stabilité bancaire, cette question était au cœur des préoccupations. Un point également soulevé par la Commission d'enquête parlementaire (CEP). C’est pourquoi le Conseil fédéral a estimé que le Parlement devait, lui aussi, assumer ses responsabilités. Cette mesure est un élément central de la réglementation bancaire. La question primordiale est la suivante: qui doit assumer les risques liés aux activités commerciales des banques? Est-ce la banque et ses propriétaires, c'est-à-dire les actionnaires, ou est-ce le contribuable? Il est crucial que le Parlement puisse se positionner de manière transparente sur ce point fondamental, plutôt que de laisser cette décision uniquement au Conseil fédéral.

Mais vous prenez le risque que votre projet soit amputé.
Ce risque existe toujours. Même avec les autres mesures que nous proposons. Le lobbying est très important.

Vous parlez du lobbying d'UBS?
En Suisse, l'Etat a dû intervenir déjà deux fois en raison de la défaillance de certaines banques et a ainsi pris des risques financiers. D'abord en 2008 avec UBS, puis en 2023 avec Credit Suisse. On ne peut certes pas éliminer totalement le risque qu'une telle chose se reproduise mais on peut le limiter. Le Conseil fédéral et le Parlement doivent rendre des comptes à la population.

Contrairement à votre prédécesseur Ueli Maurer, vous donnez l’image d'adopter une ligne dure avec les banques. Et pourtant, les mesures impopulaires, comme les ajustements de la régulation, sont laissées au Parlement. Est-ce une stratégie délibérée?
Non, je défends une position libérale qui consiste à dire que le risque et la responsabilité vont de pair. On ne pourra jamais laisser une banque d'importance systémique comme UBS sombrer sans contrôle. Tout simplement parce que cela causerait d'immenses dommages au reste de l'économie. Cela signifie qu'UBS bénéficie, de facto, d'une garantie de l'Etat. C'est choquant d'un point de vue libéral, mais il faut l'accepter car il en va de la protection de l’économie suisse. C'est pourquoi je répète toujours que nous n'avons pas sauvé Credit Suisse, mais que nous avons évité un préjudice majeur à la Suisse et à sa population.

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S'occuper de l'économie, c'est fixer des conditions pour que les entreprises puissent se développer librement et créer des emplois. Pour moi, l'économie englobe aussi les travailleurs
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Les premières tentatives d'édulcorer la Lex UBS au Parlement proviennent de votre propre parti. La motion la plus controversée, qui menace de retarder massivement le processus , a été déposée au sein de la Commission de l'économie par le conseiller national du Parti libéral-radical (PLR) zurichois Beat Walti.
Le Conseil fédéral prendra position sur cette motion de la Commission de l'économie après la pause estivale. Mais comme je l'ai dit, pour moi, le risque et la responsabilité vont de pair. J'espère que l'on se souviendra un peu des principes libéraux et que l'on ne retardera pas un projet important pour la stabilité financière.

Vous parlez aussi de vos collègues de parti?
Je parle de tous ceux qui ont une attitude libérale. Il y a un grand malentendu quand on parle du PLR comme d'un parti économique. S'occuper de l'économie, c'est fixer des conditions pour que les entreprises puissent se développer librement et créer des emplois. Pour moi, l'économie englobe aussi les travailleurs. Être favorable à l'économie ne signifie pas défendre uniquement les intérêts d'une seule entreprise ou d'une seule branche, mais veiller à ce que la prospérité puisse être créée pour tous.

Vous semblez maîtriser les relations avec les hommes à l'ego démesuré, et pas seulement dans le cadre de la liquidation de Credit Suisse. Mardi, vous étiez avec le président français Emmanuel Macron. Et dans le cadre du conflit douanier avec les Etats-Unis, vous avez rencontré le président américain Donald Trump.
J'ai grandi avec trois frères aînés. Le plus jeune a neuf ans de plus que moi. Nous partagions la même chambre. Cela m'a marqué. Je devais me soumettre, mais je devais aussi me battre. Je devais toujours avoir de bons arguments. J'avais aussi un père qui était très strict. Je n'ai jamais été pleurnicharde. Cela n'aurait servi à rien non plus.

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Nous ne sommes pas un grand pays, mais nous sommes très performants. Et un investisseur important aux Etats-Unis, avec une démocratie directe, indépendante et neutre
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Après le choc douanier du 2 avril dernier, vous avez été l'une des premières cheffes de gouvernement occidental à avoir eu Donald Trump au bout du fil. Comment parle-t-on à Trump?
C'était une conversation tout à fait normale. J'ai manifestement trouvé le moyen d'entrer en contact avec lui. Il a posé beaucoup de questions et était très intéressé par la Suisse. Nous avons parlé de différentes choses. Bien sûr aussi de la question des douanes. Et il s'est montré très respectueux. «C'est un honneur de vous parler, madame la présidente», m'a-t-il dit avant que je ne puisse dire «Grüezi». L'entretien s'est très bien déroulé.

Grâce à votre enfance avec vos frères?
D'une certaine manière, j'ai trouvé la bonne façon de l'approcher, le bon ton. Je lui ai dit que nous étions un partenaire commercial important. Nous ne sommes pas un grand pays, mais nous sommes très performants. Et nous sommes aussi un investisseur important aux Etats-Unis, avec une démocratie directe, indépendante et neutre.

Au Vatican, vous vous êtes rencontrés en personne. Aurez-vous une autre occasion?
Je me rendrai certainement aux Etats-Unis en octobre. Pour l'instant, il n'est pas prévu que je rencontre le président américain.

Vous êtes interprète. Dans quelle mesure l'accessibilité linguistique est-elle un avantage diplomatique?
J'ai étudié et enseigné les langues. Il ne faut pas commettre l’erreur de penser que la langue n’est qu’un simple outil. La langue rend compréhensible une culture, une mentalité, une histoire et une identité. Cela aide à établir un lien avec l'autre. Cela joue un rôle très important. Il s'agit aussi de comprendre les nuances.

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Lorsque je parle à un homme politique américain, je me confronte à lui pour comprendre son attitude.
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Le passage d'une langue à l'autre comme passage d'une culture à l'autre?
Absolument. Les Britanniques et les Américains ne sont pas non plus égaux. Lorsque je parle à un homme politique américain, je me confronte à lui pour comprendre son attitude. C'est pourquoi j'ai lu «The Art of the Deal» de Donald Trump, mais aussi le livre de son vice-président.

Vous voulez parler de «Hillbilly Elegy» de J.D. Vance. Le recommandez-vous comme lecture d'été?
J'étais aux Etats-Unis lorsque J. D. Vance a été désigné comme candidat à la vice-présidence. C'est à ce moment que j'ai acheté ce livre. Il m'a permis de comprendre quelles étaient les motivations du gouvernement américain. Le livre montre le côté obscur de la mondialisation. La mondialisation n'a pas produit que des gagnants. En Suisse aussi, nous avons assisté à la délocalisation d'emplois industriels. Mais grâce à notre système de formation professionnel, nous avons pu beaucoup mieux amortir le choc. Lorsque l'on voyage aux Etats-Unis, on constate l'absence de perspectives des anciens travailleurs de l'industrie décrite dans le livre. Mais on peut bien sûr se demander si le président Trump applique les bonnes recettes pour y remédier.

Avec le paquet d'allègement 27, vous avez maintenant quasiment votre propre «Big Beautiful Bill»...
Non. Avec la loi du président Trump, le risque est plutôt une augmentation de l’endettement.

En Suisse, les retraits de capitaux du troisième pilier supérieurs à 100'000 francs seront plus fortement imposés. Pour la classe moyenne, vous présentez un paquet de mesures d'allègement.
La classe moyenne dont vous parlez a tout intérêt à ce que nous mettions un frein aux dépenses publiques. Car celles-ci augmentent plus vite que les recettes. La Confédération dépense actuellement 86 milliards de francs par an. Si nous ne faisons rien, ce sera 101 milliards en 2029. Cela représente une augmentation de 17% en quatre ans. Avec le paquet d'allègement budgétaire, cela représenterait 14%. Il s'agit donc uniquement de freiner la croissance des dépenses. Et pourquoi faisons-nous cela? Parce que nous avons besoin d'argent pour le financement de l'armée, de l'AVS et de la 13e rente. Nous avons inscrit le frein à l'endettement dans la Constitution. Cela signifie donc qu'à long terme, nous ne pouvons pas dépenser plus que ce que nous gagnons. Il faut donc redéfinir les priorités. 

Par exemple pour le troisième pilier?
Nous faisons face à un problème de dépenses, non pas de recettes. Toutefois, dans un souci d’équilibre, nous avons ajusté cette imposition – notamment parce que certaines voix réclamaient une augmentation des recettes. Mais sur le fond, c'est vrai: il est préférable de réduire les dépenses plutôt que d’alourdir encore la charge fiscale des citoyens.

Le Parlement a été particulièrement dépensier au cours de cette législature. Cela doit vous faire mal.
Le lobbying a très fortement augmenté ces dernières années. Il permet à de nombreux intérêts particuliers de s'imposer. Comme le Parlement a la souveraineté budgétaire, je ne peux que l'appeler à respecter le frein à l'endettement.

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Sans le paquet d'allègement budgétaire, il faudrait déjà épurer 2 bons milliards à court terme en 2027
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Vous insistez toujours sur la responsabilité des tiers. Pour le paquet d'allègement budgétaire, vous avez sous-traité le travail à un groupe d'experts et repris directement leurs propositions. Plutôt astucieux...
Le groupe d'experts a été chargé d'examiner l'ensemble des dépenses et des subventions de la Confédération. Je considère que c'est une bénédiction d'avoir fait cela avec un regard extérieur, car chaque département est concerné, y compris le mien. Sans cette approche indépendante, il y aurait eu un grand risque que l’on accuse l’Administration des finances d’imposer, une fois de plus, sa vision axée uniquement sur les économies. Et nous ne nous sommes pas contentés de reprendre les propositions telles quelles: le Conseil fédéral les a analysées et a procédé à une pondération.

Vous décrivez la situation de manière assez dramatique. Que se passera-t-il si le projet échoue?
La Confédération est une sorte de machine à subventionner. Un tiers de ses recettes va directement aux cantons. Mais nous devons respecter les exigences du frein à l'endettement. Sans le paquet d'allègement budgétaire, il faudrait déjà réduire plus de 2 milliards de francs d'ici à 2027. Il faudrait à nouveau procéder à des coupes dans les dépenses non liées, notamment dans les domaines de la formation, la recherche et l'agriculture. Même les hausses prévues du budget de l'armée pourraient être freinées.

Quelles seraient les conséquences à moyen terme?
Sans mesures d'allègement, des hausses d'impôts deviendraient inévitables à long terme. Mais je suis persuadée que nous trouverons une solution avec le Parlement dans le cadre du paquet d'allègement budgétaire. Les mesures sont d'autant plus importantes quand je pense à la situation actuelle dans le monde. Pas seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan économique.

C'est-à-dire?
L'endettement élevé en Europe et aux Etats-Unis constitue un risque réel pour la stabilité financière. Je ne veux pas parler ici de crise financière, mais nous sommes clairement dans une situation fragile. Il y a des raisons de s'inquiéter: jusqu’où ira la faiblesse du dollar? Restera-t-il une monnaie de référence? Quelle solidité conservent les obligations d'Etat américaines? Ce sont autant de facteurs susceptibles d'affaiblir le système dans son ensemble.

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En tant que présidente de la Confédération, je n'ai pas le droit de donner des instructions à un collègue. On a tendance à l'oublier. Je ne suis pas si puissante que cela
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La Suisse est-elle bien armée?
Dans une telle situation, nous sommes seuls. Nous avons notre propre monnaie. Nous avons notre propre budget. Nous sommes livrés à nous-mêmes. Nous devons donc veiller nous-mêmes à tout maintenir en ordre. Nous devons également être prêts en cas de crise, comme avec le Covid-19 ou encore la guerre en Ukraine. Nous devons veiller à ce que l'Etat conserve sa capacité d'action.

Au Conseil fédéral, vous avez une marge de manœuvre. Vous faites partie du bloc bourgeois.
Une telle constellation à quatre n’existe pas. Le Conseil fédéral n’est pas un mini-parlement régi par la logique partisane. Bien au contraire: cette dynamique passe mal au Conseil fédéral.

Vous êtes considérée comme la figure forte du gouvernement. Qu'en pensez-vous?
Je n'ai pas été élue au Conseil fédéral pour rien, mais pour faire bouger les choses, pour participer à l'organisation. Mais lorsqu'une femme fait cela et qu'elle a de l'influence, certaines personnes semblent paniquer.

Vous devenez alors la «Dame de fer»?
Parfois, oui. Mais le Parlement et la population attendent aussi de moi que je fasse avancer les choses.

Des sources proches d'autres départements affirment que le chef du Département fédéral de l'environnement, des transports, de l'énergie et de la communication (DETEC) Albert Rösti et vous-même vous rencontrez avant les séances du Conseil fédéral pour vous concerter.
Non, cela n'a pas lieu.

Ce n'est donc pas vrai?
Non, nous n'aurions pas le temps de le faire. Mais il est vrai que les conseillers fédéraux se téléphonent parfois avant la séance du Conseil fédéral. Lorsque quelqu'un dépose par exemple un co-rapport sur un objet, on en parle parfois au préalable avec son collègue. Et si un membre du Conseil fédéral présente un objet très controversé, je m'entretiens avec lui la veille au soir en tant que présidente de la Confédération.

Quelle est l'ambiance au Conseil fédéral?
Nous avons en ce moment une très bonne ambiance et une très bonne collaboration. On se soutient mutuellement. En tant que présidente, je m'efforce de trouver des compromis et des solutions.

Pourquoi, en tant que présidente de la Confédération, n'avez-vous pas assisté à la conférence de presse lorsqu'il a été question des accords avec l'Union européenne?
C'est le Conseil fédéral qui en a décidé ainsi. En principe, le rôle de la présidente de la Confédération n'est pas d'être présente à chaque fois. Ma tâche consiste en premier lieu à diriger les séances du Conseil fédéral. En tant que présidente de la Confédération, je n'ai pas le droit de donner des instructions à un collègue. On a tendance à l'oublier. Je ne suis pas si puissante que cela.

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