Attaques contre la diversité
Quand la main invisible de Donald Trump façonne les valeurs des entreprises suisses

Promouvoir les femmes, soutenir les minorités... ce qui semblait faire consensus est désormais dans la ligne de mire de Trump. Sous pression, certaines entreprises suisses commencent à reculer sur les questions de diversité. Quelle direction prendra notre économie?
Publié: 17.06.2025 à 20:08 heures
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Le président américain Donald Trump a ordonné l'arrêt de tous les programmes de diversité.
Photo: keystone-sda.ch
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Charlotte Theile et Daniel Faulhaber

Il y a un an encore, le modèle d'affaires de l'entreprise de logiciels zurichoise était très progressiste. Cette petite start-up voulait aider les entreprises à rendre leur langage plus inclusif grâce à l'intelligence artificielle (IA). Offres d'emploi, communication avec les employés ou publicité, la start-up zurichoise Witty Works traquait les formulations maladroites et les préjugés. L'idée était aussi simple que séduisante. «Une entreprise attire davantage de talents lorsqu'une annonce d'emploi s'adresse à tous les genres», explique Nadia Fischer, l'ancienne PDG. 

L'inclusion aux oubliettes

Sur le profil LinkedIn de Witty Works, les remises de prix, les photos de tables rondes, de conférences et d'offres d'emploi abondent. Tous ces posts n'ont que quelques mois. Mais le dernier communiqué de presse de la petite entreprise annonce une nouvelle ère. Le texte est accompagné d'un émoji en pleurs, avec un message brutal: cessation d'activité.

Depuis sa montée au pouvoir en janvier dernier, Donald Trump a tout fait pour anéantir les initiatives liées à la diversité. Il a ordonné l'arrêt de tous les programmes de diversité, d'égalité et d'inclusion (DEI) dans l'administration et l'économie. L'objectif était de créer un environnement de travail diversifié, équitable et inclusif.

Le décret numéro 14173 a provoqué une onde de choc dans le monde entier. Car cette décision ne concernait pas uniquement l'administration américaine, mais toute entreprise qui fait affaire avec les Etats-Unis. L'EPFZ a par exemple reçu une lettre avec des «questions embarrassantes» sur les programmes de genre, avait rapporté la «NZZ». D'autres entreprises ont connu un sort similaire. Ce changement de cap est un vrai coup de massue sur les entreprises qui utilisaient le langage inclusif: de nombreux clients ont disparu, et le résultat est dévastateur. 

Les grands groupes suisses qui font affaire aux Etats-Unis ont immédiatement réagi. UBS a supprimé les mots «diversité», «inclusion» et «égalité» de son rapport annuel. Chez Roche, l'objectif de 38% de femmes dans les postes de direction a disparu. Depuis mars, la branche américaine de Novartis renonce à diverses listes de candidats et comités de sélection dans le processus de recrutement.

Les entreprises cèdent à la pression

C'est un lundi de printemps 2025. Betina Balitzki, experte RH, a dû réfléchir à la façon de gérer ce changement brutal de politique. Elle a été l'une des premières à s'intéresser à la mise en place d'équipes diversifiées et à l'inclusion.

Dès 2009, Betina Balitzki est devenue «Head of Diversity» (responsable de la diversité) chez Swisscom, un titre que presque personne ne connaissait à l'époque. Aujourd'hui, elle assiste à la destruction de son héritage professionnel. Mais elle ne veut pas le voir sous cet angle. «Seules les entreprises qui travaillent directement avec les autorités américaines doivent respecter les nouvelles règles.» En tant que responsable de diversité et d'inclusion dans une filiale d'une entreprise allemande basée dans le canton de Saint-Gall, les décrets du président américain ne la concernent pas directement.

La Suisse à la traîne

Cependant, elle s’agace de la lenteur des autorités et des entreprises suisses. Les efforts pour intégrer davantage de femmes aux postes de direction restent insuffisants. Trop tard: le backlash actuel remet déjà en cause les quotas visant à promouvoir une représentation féminine dans les conseils d'administration et les instances dirigeantes. 

Un exemple parlant: à partir de 2026, le droit suisse des sociétés anonymes impose aux entreprises cotées en bourse une proportion de 30% de femmes au sein de leur conseil d'administration. Il s'agit toutefois d’un quota «souple» car aucune sanction n’est prévue en cas de non-respect, l'entreprise devant simplement justifier l’écart. Cela dit, pour le gouvernement américain, même cette mesure va déjà trop loin. 

Sur le fond, rien ne change vraiment

Lukas Hässig est un journaliste d'investigation qui dirige le portail «Inside Paradeplatz». Si vous travaillez à Zurich dans une grande banque ou une assurance et que vous souhaitez vous plaindre anonymement de vos supérieurs, vous êtes à la bonne adresse. Ces dernières années, il a publié des dizaines d’articles très critiques sur les services du personnel qualifiés de «woke», la cancel culture et ce qu’il appelle le «Gaga-Gender». Aujourd’hui, le vent semble avoir tourné, et Lukas Hässig lui-même ne sait plus très bien quoi en penser. Il a bien écrit, dans un article, que la culture «woke» persistait chez UBS, mais au téléphone, il paraît soudainement indécis.

Il entend beaucoup de choses différentes, confie-t-il. Certains se réjouissent de pouvoir enfin cesser de faire semblant d’être favorables à la promotion des femmes ou à la présence de drapeaux arc-en-ciel sur la Paradeplatz. Mais d’autres voient les choses différemment: ils ne veulent pas revenir sur les progrès des dernières années. Et selon Lukas Hässig, ils sont loin d’être une minorité.

Nous avons parlé avec l'une de ces personnes qui, comme beaucoup d’autres personnes interrogées pour cet article, souhaite rester anonyme. Elle travaille dans un grand groupe suisse qui a récemment annoncé supprimer toute référence explicite à la diversité dans ses objectifs d’entreprise. «Mais en réalité, rien n’a changé, affirme-t-elle avec une franchise étonnante. Nos valeurs et nos objectifs sont restés exactement les mêmes. Nous avons simplement reformulé les choses.» Et ce simple changement de langage semble déjà déranger. «Personne n’a sauté de joie chez nous», lance-t-elle. Elle ne connaît personne qui se soit réjoui du décret Trump. 

S'en tenir à l'inclusion et la diversité

Certaines entreprises suisses s'inclinent donc devant Trump, mais cherchent en coulisses des moyens de s'accrocher à l'inclusion et la diversité. Par contre, d'autres groupes affichent clairement leur opposition à cette politique. 

C'est le cas d'Ikea Suisse. «Chez Ikea, la diversité, l'inclusion et l'égalité ne font pas seulement partie de la culture d'entreprise. Elles font partie de notre stratégie d'avenir. Nous continuons à nous engager pour créer un quotidien juste et égalitaire pour tous, indépendamment du genre, de l'orientation sexuelle, de l'origine, de la nationalité ou du handicap», raconte un-e attaché-e de presse, qui utilise les pronoms elle/lui. 

Ikea s'engage en faveur du mariage pour tous, du congé parental prolongé pour tous les parents, de l'intégration des personnes ayant fui leur pays et le soutien actif des collaborateurs qui souhaitent transitionner. 

De la non-discrimination plutôt que de la diversité

Il convient de souligner que tout ce qui a été mis en place ces dix dernières années en faveur de l’égalité n’était pas exempt de défauts. Afin de pouvoir cocher le plus de cases possibles en matière de diversité, des entreprises suisses demandaient des informations privées à leurs candidats. On leur demandait par exemple d'indiquer leur orientation sexuelle – une information intime que de nombreux employés ne souhaitent pas forcément partager avec leur entreprise. 

La question de la diversité, autrefois largement consensuelle, est devenue hautement politique. «Notre priorité est de savoir si nous acceptons des processus de recrutement inéquitables ou même une discrimination ouverte», explique un responsable des ressources humaines, qui préfère rester anonyme. «Et sur ce point, nous sommes en réalité tous d’accord: tout le monde veut éviter la discrimination. Betina Balitzki partage cette analyse. Ce que nous voulons aujourd’hui, au fond, c’est l’équité. Et c’est ainsi qu’il faudrait la nommer.»

Autrement dit, dans de nombreuses entreprises, l’enjeu principal est surtout d’assurer des processus de candidature exempts de toute discrimination liée au genre ou à l’origine. Il ne s’agit pas – du moins pas dans la majorité des cas – de s'engager activement pour des congés parentaux ou de promouvoir activement les droits des personnes trans, comme le fait par exemple Ikea.

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