Course au Conseil d'Etat
Dugerdil: comment un paysan enfourcheur a conquis la Genève chic

Le candidat UDC à l'élection genevoise du 19 octobre a donné tous les gages aux milieux économiques, plus inquiets que jamais pour l’attractivité de Genève. Sur la fiscalité, la mobilité, les permis de construire, la sécurité. Sur l'UE, il calme son souverainisme.
Publié: 09:49 heures
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Dernière mise à jour: 10:13 heures
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Lionel Dugerdil en 2020, photographié par le promeneur Finlandais qu'il a blessé avec sa fourche.
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Myret ZakiJournaliste Blick

Les Genevois vont élire, ce 19 octobre, le successeur d’Antonio Hodgers au Conseil d’Etat. Entre les deux candidats principaux, le Vert Nicolas Walder et l’UDC Lionel Dugerdil, les clivages significatifs au niveau cantonal concernent la fiscalité, la sécurité, la mobilité, le social et l’environnement.

Milieux économiques unanimes

Sur la base de ces thèmes, les milieux d’affaires ont fait un choix décidé pour Lionel Dugerdil. Le vigneron et député de Satigny l’a promis: il va favoriser les propriétaires, la dérégulation, les autorisations de construire. Et ceci explique cela: aujourd’hui, échanger une conversation en ville avec des patrons, des financiers, des avocats ou des promoteurs immobiliers permet de mesurer l’unanimité de leur soutien au candidat UDC. 

Cela peut interroger. Comment ces notables en cravates Hermès, favorables à la libre entreprise et à l’ouverture à l’Europe, en sont-ils venus à choisir sans sourciller le candidat d'un parti souverainiste et eurosceptique? Interrogés, ils nous l'expliquent eux-mêmes: Lionel Dugerdil, qui au premier tour avait récolté de bons scores dans les communes riches de la Rive gauche, a donné toutes les garanties souhaitées sur les thèmes qui comptent. 

Les faîtières à l'unisson

Le 1er octobre, la Chambre de Commerce et d’Industrie de Genève (CCIG) a donné le ton en apportant son soutien à Dugerdil. Son directeur, Vincent Subilia, explique que «sur le plan cantonal, Lionel Dugerdil est celui dont les positions se rapprochaient le mieux de celles de la Chambre, avec un engagement pris, sur le plan genevois, de ne pas aller contre ce qu’on considère nécessaire à l’économie, et les Bilatérales en font partie, selon nous». Il est en outre favorable au réajustement de l’impôt sur la fortune, et à une fiscalité attrayante pour les personnes physiques et morales. Et parmi les conditions cadres, «il défend la sécurité, dont on a pu observer une dégradation et qui nécessite un discours ferme.»

Le 6 octobre, la Fédération romande des entreprises (FER) a emboîté le pas à la CCIG. «On soutient davantage une personne qu’un parti», explique Ivan Statkine, président de la FER. «Avec des finances publiques qui entrent dans le rouge, une perte d’attractivité de Genève, des problèmes de mobilité, de fiscalité, et de lourdeurs administratives, il faut un Conseil d’Etat à l’écoute des préoccupations des entreprises», résume l'éditeur et ancien député PLR. 

Bilatérales III: posture collégiale

Comme la CCIG, la FER a rencontré Dugerdil. «Sur les Bilatérales III, il a indiqué qu’il s’inscrirait dans la collégialité du Conseil d’Etat, pas dans l’opposition farouche d’une suisse souverainiste». Sur la libre circulation des personnes, Lionel Dugerdil a admis le besoin de main d’œuvre étrangère et de frontaliers, qu’il comprend de par son activité d’entrepreneur viticole. Sur la production agricole, il a certes critiqué la concurrence européenne, «mais sur l’outil de travail, la mobilité, les charges administratives de l’Etat, il répond clairement à nos attentes (libérales)», ajoute Ivan Slatkine. 

Le 8 octobre, c’était au tour de la Chambre genevoise immobilière (CGI), présidée par Diane Barbier-Mueller, d’endosser le candidat UDC, rappelant qu’il défend, en tant que propriétaire rural, la propriété foncière et l’économie. Nicolas Walder était pourtant vice-président de la Fondation pour les terrains industriels de Genève (FTI) et d’aucuns le voyaient comme un potentiel interlocuteur souhaité des milieux immobiliers. «Avec la votation ‘Pour plus de logements en coopérative’ qui a passé la semaine dernière, ils ne pouvaient pas l’endosser, nous confie un promoteur ayant requis l’anonymat. Ils ont choisi Dugerdil car l’immobilier, cela reste à droite. Mais certainement qu’il y a des tractations dans les coulisses pour travailler avec le Vert aussi, le cas échéant.»

Pour la droite, Lionel Dugerdil fait avant tout office d'assurance. «Même si Lionel Dugerdil ne sera jamais un propriétaire d’hôtel particulier à la rue des Granges, la droite élargie veut éviter que la gauche fasse ce qu’elle veut dans ce canton, résume Yves Nidegger, chef du groupe UDC au Grand conseil. Alors les PLR disent ‘c’est un UDC, mais’ il n’est pas vent debout contre les Bilatérales».

Fourche et hallebarde pour la galerie

Ce choix soviétique des milieux économiques peut détoner avec les frasques du candidat UDC, connu pour avoir, en mai 2020, tour à tour battu un cambrioleur que lui avaient livré des agents, et enfourché un promeneur qui s’aventurait sur son champ. Mais ces incartades de Lionel Dugerdil ont été vite oubliées. Au demeurant, une UDC conquérante semble s'accommoder avantageusement de symboles comme la fourche de Dugerdil, ou de la hallebarde moyenâgeuse, désormais arborée par certains militants du parti, au moment où d'autres figures défendent une économie ultra-libérale chère aux PLR.

«Au niveau marketing, c’est parfait, n’hésite pas à dire Yves Nidegger. La hallebarde est une arme, mais située si loin dans l’histoire qu’elle n’apparaît pas comme dangereuse. Avec elle, on défaisait les cavaleries européennes. Elle évoque des souvenirs identitaires». Qui ne sont pas pour déplaire à une partie de la droite élargie.

«Affairisme et clientélisme»

Mais surtout, sur les thèmes de la droite qui comptent au niveau cantonal, «ils le reconnaissent comme un des leurs, avec un projet néolibéral de dérégulation et d’attaque contre l’Etat social», juge Sylvain Thévoz, député socialiste au Grand conseil genevois. «Son projet va dans le sens de laisser les affairistes faire des affaires, et les pollueurs polluer».

«Car qu’on ne s’y trompe pas, lance Sylvain Thévoz: sur l'environnement, même si Lionel Dugerdil produit du bio, ceux qui ont vu comment il vote au Grand conseil savent qu’il n’a aucun projet écologiste. La pollution des nappes phréatiques, des PFAS ou la pollution de Syngenta ne le préoccupent nullement. Il défend les marges des entreprises, le tout bagnoles et l’extension du réseau routier, et combat le développement de voies cyclables et d’espaces piétons». 

Mais c’est sans doute sur le volet fiscal que Lionel Dugerdil a marqué le plus de points avec le monde économique. Ce que déplore Sylvain Thévoz. «On a vu que la baisse d’impôts pour les personnes physiques, qu'il a soutenue, et qui a été acceptée par la population en novembre 2024, a créé un manque de 400 millions de francs au budget de l'Etat, qui aboutira à des coupes dans la culture et dans le social. On attaque les rentrées fiscales, et on baisse les prestations, tel est la logique», résume le député. Si l’on ajoute à cela le soutien corporatiste à Lionel Dugerdil de la part des agriculteurs, y compris centristes, le député de gauche y voit une «jonction de l’affairisme et du clientélisme». 

Sur la ligne de crête

Au final, comme les faîtières économiques l’ont elles-mêmes confirmé, Lionel Dugerdil a rassuré la droite bourgeoise et des affaires en pariant sur un pragmatisme post-idéologique. «Il a eu le bonheur de pouvoir se profiler sur des sujets autres que l’immigration ou l’UE, contrairement à moi, résume Yves Nidegger. La souveraineté alimentaire et la défense des PME, sur lesquels il a choisi de se positionner publiquement, ne sont pas des sujets qui font grincer des dents.» 

Le souverainisme, il l’a exprimé à doses audibles. «La concurrence étrangère, c’est un sujet qu’un patron de PME peut entendre, poursuit l’avocat genevois. Demander de la protection, on trouve cela légitime dans devoir l'associer à un fondamentalisme UDC anti-Europe. On peut protéger les paysans, sans paraître renfermé sur soi». En outre, Lionel Dugerdil s’est profilé sur la sécurité vers la fin de la campagne. «Cela tombe bien, les PLR ont peur de se faire homejacker», lance Yves Nidegger. 

Se réclamant de la lignée d'un UDC modéré, le conseiller fédéral Guy Parmelin, Lionel Dugerdil «s'est ainsi profilé comme engagé dans un combat de politique économique, et non comme affreux identitaire», conclut Yves Nidegger. 

La décroissance, pari risqué de Walder

A l’inverse, pour cette droite élargie, Nicolas Walder, lui, a fini par incarner «bouchons, décroissance, LGBT, budgets déficitaires, absence de sécurité», caricature Yves Nidegger. «Nicolas Walder, reproche Ivan Slatkine, a dit dans «Le Temps» du 9 octobre qu’il est prêt à abandonner une partie de l’attractivité de Genève». Au final, ajoute-t-il, «la FER travaille avec tous les conseillers d’Etat. Mais si on peut avoir un Conseil d'Etat plus à droite pour une fiscalité plus douce, une meilleure mobilité, une baisse des charges administratives, soutenir Lionel Dugerdil a tout son sens, sans rentrer dans des considérations de politique nationale.»

De manière plus générale, Lionel Dugerdil doit aussi son succès à la déloyauté du Centre envers le PLR, estime Yves Nidegger: «S’ils n’étaient pas entrés en concurrence avec le PLR, en cherchant à lui ravir un siège à Berne, le PLR ne se serait pas autant rapproché de l’UDC.»

Au final, le pari sur Dugerdil porte sur une courte durée: «S’il est élu, il aura 2 ans d’activité avant l’élection générale du Conseil d’Etat en 2028, raisonne Ivan Slatkine. On verra bien s’il tient ses promesses. Si tel n’est pas le cas, la FER ne renouvellera pas son soutien. Mais pour l’heure, ce sont les intérêts de Genève qui sont en jeu.»

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