Sommes-nous complices d’une dissimulation? Ne voulons-nous pas voir la vérité en face? Celle d’un pays de 38 millions d’habitants (dont six millions partis en exil depuis le début du conflit) incapable, à long terme, de résister aux assauts de l’armée russe, forte de ses 143 millions d’habitants et de l’immensité de son territoire et ses ressources?
Cette question, Donald Trump y a répondu à plusieurs reprises. Le président des Etats-Unis est convaincu que s’il avait été au pouvoir à Washington le 24 février 2022, lorsque Poutine a donné l’ordre de l’assaut sur Kiev, ce dernier aurait renoncé. Pourquoi? Parce que le président des Etats-Unis – c’est lui qui l’a dit – n’aurait jamais permis au gouvernement ukrainien de «provoquer» son grand voisin, alors que Joe Biden l’aurait encouragé à le faire. C’est pour cela que Trump répète sans cesse, avant sa rencontre avec Poutine le 15 août à Anchorage en Alaska, que cette guerre «n’est pas la sienne», mais celle de Biden. Pour lui c’est clair: l’Ukraine a de toute façon perdu, et sa résistance depuis trois ans n’est possible que grâce au soutien de son pays et des Européens.
Avons-nous été dupes?
Et les médias occidentaux? Avons-nous été dupes depuis février 2022? Refusons-nous aujourd’hui de voir que la population civile ukrainienne n’en peut plus des bombardements russes sur les métropoles, dont Kiev? Sommes-nous aveugles devant la réorganisation performante de l’armée russe, après le désastre initial de son «opération militaire spéciale» durant l’année 2022, qui vit l’Ukraine regagner une grande partie des territoires perdus pour stabiliser le front à l’est? Ne voulons-nous pas voir qu’avec l’utilisation massive des drones, et la création d’unités d’infanterie mobiles comme celles qui viennent de percer le front près de Pokrovsk (à l’ouest de la province de Donetsk, occupée à 70% par les Russes), l’armée de Poutine est maintenant bien plus redoutable?
La réponse, à la veille du sommet en Alaska, est que l’Ukraine est épuisée, c’est vrai. Mais qu’elle est très loin d’abdiquer, c’est tout aussi vrai.
Epuisée, oui, sur le plan économique. Depuis le début du conflit, ce pays consacre toute son énergie à sa résistance militaire. L’Union européenne (UE) a elle seule lui a versé 135 milliards d’euros d’aides sous toutes ses formes. Son produit intérieur brut est passé de 200 milliards d’euros en 2022 à 170 milliards en 2024. Tous les hommes âgés de 25 à 60 ans sont éligibles à la conscription. Ses exportations agricoles sont tombées en 2024 à 16 millions de tonnes pour le blé et 20 millions pour le maïs, contre 20 et 30 millions de tonnes avant-guerre. Est-ce tenable? Oui, si les aides européennes et occidentales se poursuivent. Sinon…
Le moral de la population
Le moral de la population est un autre sujet que les médias abordent avec des biais. Au début de la guerre, 75% des Ukrainiens interrogés dans les sondages se disaient prêts à combattre. «71% de la population s’est engagée dans le volontariat, l’un des piliers de la résistance. Chacun participe à son échelle à l’effort de guerre, dans tous les domaines liés au conflit», titrait notre confrère «Le Monde». La volonté était au rendez-vous: «On pensait que l’Etat ukrainien allait s’effondrer en trois jours, mais il résiste. On considérait que l’armée ukrainienne était corrompue et inefficace, mais elle protège très efficacement la plus grande partie du territoire national. On craignait que l’armée russe soit un rouleau compresseur impossible à arrêter, or, nous constatons ses problèmes», pouvait-on lire dans un rapport de chercheurs publié par Sciences-po à Paris.
Trois ans plus tard? «Il y a encore plus 800'000 ou plus de soldats ukrainiens près de la ligne de front qui sont peut-être encore prêts à combattre pour une autre année, nous confie le romancier Andrei Kourkov, auteur du «Journal d’une invasion» (Ed. Noir sur Blanc). Mais la société ukrainienne est traumatisée et fatiguée. Beaucoup de gens rêvent d’une paix, d’une situation de stabilité. Pour commencer la reconstruction du pays détruit par les Russes.»
Nombre de désertions
Un indicateur de cet épuisement est le nombre des désertions qui a triplé dans les rangs de l’armée ukrainienne. Près de 20'000 ont été enregistrées en 2024, cinq fois plus qu’en 2022. Chaque mois, plus de 5000 soldats ukrainiens abandonnent leur unité ou désertent, selon la justice ukrainienne, dont les chiffres pourraient être sous-estimés. Ces statistiques sont publiées par les médias. Mais les télévisions notamment préfèrent montrer des images de combattants qui tiennent le front, envers et contre tout. «Les deux camps sont épuisés, nous racontait ces jours-ci un journaliste en route pour Pokrovsk. Les attaques de 800 à mille drones russes par nuit ont un impact considérable sur une ville comme Kherson par exemple.»
Cet épuisement ne signifie pas que l’heure est venue pour l’Ukraine de céder des territoires à la Russie. C’est là, sans doute, que les médias ont raison et que Poutine, comme Trump, se trompent. L’heure n’est pas à la capitulation. On en est loin. Restent les souffrances, comme celles de ces Ukrainiens interrogés par France Info: «Les gens qui ont choisi de partir ont de bonnes raisons de le faire. Ils sont usés par cette guerre qui n’en finit pas. Ils entendent constamment des bruits d’explosion. Ils savent que c’est risqué de rester. Les dangers sont trop nombreux […] Il y a de plus en plus de personnes en deuil. C’est vraiment dur. Des familles perdent leurs fils, souvent de très jeunes soldats. On a déjà eu tellement de morts […] C’est très dur à accepter, toutes ces victimes mortes pour la patrie. Il faut maintenant que le conflit cesse». Oui, mais pas à n’importe quel prix…