Officiellement, la question est réglée. Les quelque 200 milliards d’euros d’avoirs financiers russes détenus en Europe (dont 185 dans la société de compensation Euroclear, basée à Bruxelles) seront, dans quelques jours, gelés «indéfiniment». En clair: ils ne seront pas saisis, et leur propriétaire principal demeurera la Banque centrale russe. Sauf que celle-ci ne les reverra jamais. Sauf si le Kremlin accepte, à l’issue de la guerre, de payer à l’Ukraine des réparations pour le conflit déclenché par Vladimir Poutine le 24 février 2022.
Ce plan de gel à durée indéterminée a été mis sur la table jeudi 11 décembre par la Commission européenne, avant la nouvelle réunion des alliés de l’Ukraine ce lundi 15 décembre à Berlin et avant le Conseil européen du 18 décembre à Bruxelles, qui doit maintenant formaliser son accord.
Point crucial: cet accord pourra être obtenu sans l’unanimité pourtant requise des 27 pays membres. Pourquoi? Parce que la Commission propose, sur ce sujet, d’activer l’article 122 du traité européen. Un article qui permet à l’Union «d’adopter des mesures de crise à la majorité, en particulier si de graves difficultés surviennent dans l’approvisionnement en certains produits, notamment dans le domaine de l’énergie, ou si un Etat membre connaît des difficultés ou une menace sérieuse de graves difficultés».
Le 18 décembre, jour de tous les dangers
Le problème est que rien ne garantit, d’ici ce jeudi 18 décembre, que l’accord européen va tenir. Surtout depuis que la Banque centrale russe a décidé de poursuivre Euroclear en justice. La société de compensation, qui garantit grosso modo toutes les transactions bancaires sur le continent européen, pourrait donc se retrouver paralysée si un juge belge se saisit du dossier, puisque sa structure juridique est bruxelloise.
Selon les médias publics russes, la plainte exige, en dédommagement, une somme équivalente au montant des avoirs gelés, plus l’indemnisation du manque à gagner. De quoi affoler toutes les grandes banques privées et donner le tournis à la Banque centrale européenne, qui avait déjà refusé de garantir un prêt gagé sur les avoirs russes. Le spectre d’un «bug» bancaire plane donc au-dessus du sommet européen à venir, déjà confronté aux pressions des Etats-Unis sur l’Ukraine. UBS, n° 1 suisse et première banque de gestion de fortune au monde, fait ainsi partie des établissements financiers très exposés à Euroclear.
Seconde difficulté de taille: l’opposition des Etats-Unis à ce gel indéterminé (au lieu d’un gel renouvelé tous les six mois à l’unanimité). Pourquoi? Parce que Donald Trump réclame pour son pays la moitié de ces actifs russes! Pour être plus précis, le plan de paix américain, accepté par les Russes, exige que 100 milliards d’euros tirés de ces actifs soient, dans le futur, mis à la disposition de compagnies américaines pour la reconstruction de l’Ukraine. Un hold-up en bonne et due forme!
Or, dans sa formulation actuelle, la proposition de gel à durée indéterminée des Européens prévoit qu’ils serviront à financer un prêt de 90 milliards d’euros à Kiev. Selon le plan de la Commission, l’Ukraine ne devrait rembourser ce prêt que si la Russie lui paie des réparations. Rien n’est prévu pour les Etats-Unis à ce stade. Inacceptable pour l’administration Trump, qui entend bien être (généreusement) payée en retour de ses «efforts de paix».
Washington à l’appareil
Résultat: les téléphones n’arrêtent pas de sonner ces jours-ci entre le département du Trésor à Washington et plusieurs capitales européennes: Rome, Bruxelles, Budapest et Bratislava en particulier. Pourquoi? Pour convaincre l’Italie, la Belgique, la Hongrie et la Slovaquie de dire «no» au plan de la Commission. «Pourquoi nous aventurer ainsi dans des terrains juridiques et financiers inconnus? » a d’ailleurs répété ce week-end Bart De Wever, le Premier ministre nationaliste flamand. Il a redit son opposition au mécanisme de la Commission, le jugeant «fondamentalement erroné», dans une lettre.
La Première ministre Giorgia Meloni, proche de Trump, est aussi sous pression. Elle a regretté que ce dispositif soit annoncé avant l’accord formel des 27 dans un courrier également signé par Malte, la Bulgarie et la Belgique, «car il implique des conséquences légales, financières, procédurales et institutionnelles qui pourraient aller bien au-delà du cas spécifique des avoirs russes». La Hongrie et la Slovaquie, enfin, sont dirigées par des gouvernements à la fois pro-Trump et pro-Poutine, dont le veto semble assuré si l’unanimité était requise.
La BCE inquiète
La présidente de la Banque centrale européenne (BCE) sera présente le 18 décembre au Conseil européen de Bruxelles. Christine Lagarde y réitérera, à coup sûr, son opposition à «toute utilisation illégale de ces actifs susceptible de déclencher une fuite des capitaux hors de la zone euro et potentiellement de compromettre la stabilité financière de l’Union». La BCE juge «essentiel» que la proposition juridique de la Commission «ne retire pas à la Russie la propriété de ces actifs». Ce qui est discutable dans le cas d’un gel à durée indéterminée.