Le Fribourgeois se livre sur Trump sur l'Ukraine... et sur l'UDC
Alain Berset: «Le conseil de l'Europe est profondément suisse»

Donald Trump ne cesse dénigrer l’Europe. Faut-il le laisser faire? Alain Berset, nouvel homme fort du Conseil de l’Europe se livre sur sa nouvelle fonction, sur les relations avec les États-Unis et sur le risque d’une course excessive à l’armement. Interview.
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L'ancien conseiller fédéral Alain Berset est désormais secrétaire général du Conseil de l'Europe.
Photo: Anadolu via Getty Images
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Raphael Rauch

Alain Berset, selon un journal américain, les Etats-Unis veulent affaiblir l'UE en incitant l'Italie, la Pologne, l'Autriche et la Hongrie à se détourner de Bruxelles. Une Europe affaiblie n'est pas dans l'intérêt du Conseil de l'Europe, n'est-ce pas?
Une Europe forte et unie est dans l'intérêt de tous – y compris dans l'intérêt du Conseil de l'Europe. Notre mission est de protéger la démocratie, l'Etat de droit et les droits de l'homme sur l'ensemble du continent. Pour cela, nous avons besoin d'institutions stables et de partenariats fiables. Le Conseil de l'Europe travaille avec tous ses membres pour renforcer ce socle commun. Une Europe affaiblie ne profite à personne.

Dans un document relatif à la sécurité, le président américain Donald Trump critique les «restrictions élitistes et antidémocratiques des libertés fondamentales en Europe». Devons-nous accepter cette ingérence?
Ce document me rappelle fortement le discours du vice-président américain JD Vance à Munich. J'étais présent à la conférence sur la sécurité lorsque Vance a fortement critiqué la liberté d'expression en Europe. Je m'attendais à tout, mais pas à cela. Quoi qu'il en soit, nous devons réagir avec calme et sérénité.

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Nous devons écouter les critiques de Washington et voir ce que nous pouvons en tirer sans pour autant confirmer les évaluations de Donald Trump
Alain Berset, Secrétaire général du Conseil de l'Europe
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Pourquoi préconisez-vous la «coolitude» et non l'indignation?
L'indignation peut avoir quelque chose de sain, et j'admets que je tape parfois du poing sur la table, car une réaction forte peut aussi être production. Mais la situation est trop grave. La «coolitude» et la clarté nous font avancer. Nous devons écouter les critiques de Washington et voir ce que nous pouvons en tirer sans pour autant confirmer les évaluations de Donald Trump. Le plus grand danger pour l'Europe vient toutefois de la Russie. Il est légitime que l'Europe se réarme fortement. Mais nous devons également armer la démocratie. Sinon, cela peut devenir dangereux.

Que voulez-vous dire?
Cela faisait longtemps que nous n'avions pas investi autant d'argent dans l'armement. Mais que se passera-t-il si un groupe extrémiste prend le pouvoir d'un pays fortement armé dans cinq ou dix ans? Nous devons penser la sécurité de manière globale: cela implique aussi de se demander dans quelle mesure notre démocratie est résiliente.

Avons-nous besoin d'un sursaut démocratique?
Nous devons nous engager à long terme pour la stabilité de l'Europe. Ne parler que d'armes et de réarmement ne nous apportera pas la force dont nous avons besoin. Une démocratie forte a besoin d'institutions fortes.

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Le discours de JD Vance m'a vraiment laissé perplexe (...) L'Europe est le berceau de la démocratie, des Lumières, des droits de l'homme
Alain Berset, Secrétaire général du Conseil de l'Europe
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Karin Keller-Sutter avait fait l'éloge du discours de Vance à Munich, Pascal Couchepin l'avait vivement critiqué. Qui a raison?
Je ne me mêle pas de cette querelle. Mais le discours de Vance m'a vraiment laissé perplexe. L'Europe est un continent fort. L'Europe est le berceau de la démocratie, des Lumières, des droits de l'homme. Nous avons des racines très fortes.

Quelle est votre relation avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky? Le conseiller national de l'Union démocratique du centre (UDC) Alfred Heer, aujourd'hui décédé, qui s'était beaucoup engagé en faveur de votre élection, estimait que Zelensky avait voulu vous empêcher de devenir secrétaire général du Conseil de l'Europe.
Permettez-moi de m'exprimer au sujet de Fredi (ndlr: un surnom régulièrement donné à Alfred Heer): son décès m'a profondément affecté. Sur le plan politique, nous avions de grandes divergences, mais c'était un homme politique très engagé. J'ai beaucoup de respect pour lui, et nous tous au Conseil de l'Europe lui sommes reconnaissants pour son action. Le dialogue avec des personnes partageant les mêmes idées est facile. Avec des adversaires politiques, c'est un devoir. Je me suis beaucoup disputé avec Fredi. Malgré tout, il nous manque et nous le regrettons.

Alfred Heer avait-il raison dans son diagnostic au sujet de Zelensky?
Non. Je n'ai pas ressenti d'antipathie et je n'ai vu aucun élément qui pourrait étayer cette thèse. Mes relations avec le président Zelensky sont très bonnes. Nous sommes régulièrement en contact. Il est venu en juin pour une visite officielle au Conseil de l'Europe, au cours de laquelle nous avons signé ensemble l'accord bilatéral sur la création d'un tribunal spécial chargé de juger le crime d'agression contre l'Ukraine. Et nous nous reverrons bientôt.

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Nous ne voulons pas vivre dans un monde où la violence, la guerre et la destruction gagnent, mais où le dialogue, les relations pacifiques et la responsabilité doivent l'emporter
Alain Berset, Secrétaire général du Conseil de l'Europe
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Mardi, une nouvelle convention visant à créer une commission internationale d'indemnisation doit être adoptée. De quoi s'agit-il?
Nous devons nous préparer à l'après-guerre. En 2023, nous nous sommes engagés à créer un registre des dommages afin de documenter chacun d'entre eux. Les personnes en Ukraine ont perdu leurs biens. Ils ont droit à des dommages et intérêts. Nous ne voulons pas vivre dans un monde où la violence, la guerre et la destruction gagnent, mais où le dialogue, les relations pacifiques et la responsabilité doivent l'emporter. Nous nous engageons pour un ordre basé sur des règles. La convention à venir est une prochaine étape, d'autres suivront.

Trump négocie avec Poutine sur l'avenir de l'Ukraine. Quel est le rôle du Conseil de l'Europe?
Le Conseil de l'Europe n'a pas d'armes. Notre force est ailleurs: nous défendons des valeurs européennes fortes ainsi que la responsabilité. Nous avons une expérience unique des mécanismes de responsabilité. Il est clair que l'Ukraine doit s'asseoir à la table des négociations de paix. Il n'y aura pas de solution stable contre la volonté de l'Ukraine. J'ai beaucoup apprécié qu'une rencontre ait eu lieu à Genève entre les Etats-Unis, l'Ukraine et des représentants européens.

Que répondez-vous au reproche selon lequel le Conseil de l'Europe serait un moulin à paroles?
Le Conseil de l'Europe a été créé peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce n'est pas une institution des beaux jours, mais bien une institution des moments difficiles. Ici, on ne fait pas que discuter. Il y a aussi plei d'autres choses. Voici un exemple peu connu: si vous voulez un emploi à l'étranger, vous devez prouver que vous avez des connaissances linguistiques, par exemple des connaissances de niveau B1 en allemand ou en français. Ce système, qui va aujourd'hui de soi, remonte au Conseil de l'Europe et il est d'une grande importance pour le marché du travail et l'économie. Il en va de même pour le système des médicaments EDQM: il s'agit de la plus grande organisation au monde à fixer des normes pour la qualité des médicaments. Ce système est également issu du Conseil de l'Europe. Je pourrais citer de nombreux autres exemples concrets.

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Lors des dernières élections au Conseil national et au Conseil des Etats en octobre 2023, les services de renseignement ont observé qu'il y avait un risque d'ingérence étrangère. Notre mission au Conseil de l'Europe est d'observer cela de près
Alain Berset, Secrétaire général du Conseil de l'Europe
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Les politiciens de l'UDC critiquent la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) à Strasbourg et s'en prennent régulièrement aux juges étrangers.
Ce ne sont pas des juges étrangers. Chaque Etat membre fournit un juge à la Cour. Actuellement, il y a même deux juges de nationalité suisse: un pour la Suisse et un pour le Liechtenstein. Le Conseil de l'Europe est profondément suisse. Nous luttons pour un compromis équitable, nous nous engageons pour la stabilité des institutions, pour la démocratie, le dialogue, l'Etat de droit et la défense des droits de l'homme.

Dernièrement, le Conseil fédéral et le Parlement ont critiqué le jugement de la CEDH en faveur des Seniors pour le climat.
Quand la polémique est arrivée en Suisse, j'ai dit: il faut rester cool, ça va se calmer. La critique et le dialogue font partie d'une démocratie vivante. Et le Conseil de l'Europe aide ses Etats membres – dont la Suisse – à renforcer les normes démocratiques.

Dans quelle mesure?
Lors des dernières élections au Conseil national et au Conseil des Etats en octobre 2023, les services de renseignement ont observé qu'il y avait un risque d'ingérence étrangère. Notre mission au Conseil de l'Europe est d'observer cela de près et de développer des instruments pour protéger nos démocraties et pour lutter efficacement contre l'ingérence étrangère et contre la désinformation. Tout cela fait partie du nouveau Pacte démocratique pour l'Europe, lequel est la réponse du Conseil de l'Europe à l'érosion démocratique.

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