Prenez une très belle femme. De préférence célèbre. Habillez-là avec vos vêtements. De préférence moulants. Posez-la devant l’objectif de l’appareil photo ou de la caméra. Photographiez, filmez, n’oubliez pas les gros plans sur les fesses et les seins, et le tour est joué. La recette parfaite d’une publicitaire vestimentaire est connue depuis déjà de nombreuses décennies.
Ce 24 juillet, lorsque la marque American Eagle balance son dernier spot sur Internet, elle est donc certaine d’avoir réussi son coup. Son égérie est blonde, pulpeuse et s’appelle Sydney Sweeney. Une actrice de 27 ans, révélée par la série trash et sexy «Euphoria», et dont le décolleté est abondamment commenté bien au-delà des fans de la première heure depuis désormais six ans.
Dans les minutes qui suivent la publication de la publicité, les réseaux sociaux s’emballent comme ils savent si bien le faire les jours d’été. Une polémique gonfle rapidement. En cause: le slogan choisi par American Eagle, «Sydney Sweeney has good jeans», «Sydney Sweeney a de bons jeans» en français. En anglais, il s’agit en réalité d’un jeu de mot, les termes «jeans» et «gènes» se prononçant quasiment de la même façon.
Sur une vidéo, on voit par exemple une femme blonde barrer un mot pour le remplacer par un autre. Sur une autre, l’actrice boutonne (péniblement) son pantalon en expliquant que «les gènes se transmettent des parents aux enfants, déterminant des caractéristiques comme la couleur des cheveux, la personnalité, et même la couleur des yeux. Mes gènes/jeans sont bleus».
Propagande nazie VS gauchistes fous
Il n’en fallait pas plus pour que certains flairent un relent de l’Allemagne des années 1930 et y voient un slogan eugéniste, du nom de ces méthodes visant à sélectionner les «meilleurs» gènes des individus. L’eugénisme a largement inspiré l’idéologie nazie et son apologie de la «race aryenne» à l’époque, et elle est aujourd’hui de nouveau à la mode aux Etats-Unis, avec des personnalités comme Elon Musk qui conseillent aux personnes «intelligentes» (et blanches) de faire beaucoup d’enfants (Elon Musk lui-même en a engendré environ 14). Cette publicité relève de «la pure propagande nazie», estiment plusieurs personnes, notamment des jeunes femmes, sur TikTok.
De l’autre côté, la droite a rapidement flairé des débats toujours bons à prendre. «Enfin les entreprises reviennent à la réalité», commente ainsi un internaute sous la publicité. «Moins de meufs wokes et plus de vraies femmes américaines.» Le sénateur Républicain texan Ted Cruz donne aussi son avis sur X: «Wow, les gauchistes fous s’attaquent maintenant à une belle femme. Je suis sûr que cela va bien se passer dans les sondages…»
Mardi 29 juillet, c’est Steven Cheung, chef de la communication de la Maison Blanche, qui ajoute son petit grain de sel, toujours sur X. «La cancel culture n’a plus de limite. L’idéologie libérale est tordue, débile, lourde. C’est la raison pour laquelle les Américains ont voté comme ils l’ont fait en 2024. Ils en ont marre de ces conneries.»
Un étendard blond aux yeux bleus
Et au milieu se trouve donc l’actrice Sydney Sweeney, silencieuse jusqu’à présent, mais qui est devenue l’idole des «anti-wokes» autoproclamés. Si la comédienne attire autant de soutiens (très) à droite, c’est d’abord parce qu’elle correspond physiquement exactement à l’image que les conservateurs américains se font de «la» femme. Blonde aux yeux bleus, il ne lui manque qu’une robe à fleurs et un rouleau à pâtisserie pour apparaître comme la parfaite «tradwife», cette femme au foyer qui passe son temps à cuisiner en attendant le retour de son mari. Sous la publicité postée sur X, des internautes vantent d’ailleurs le fait qu’elle ne porte ni tatouages ni piercings et qu’elle soit mince.
Tout est résumé par un compte au titre évocateur, «End Wokeness», dans un montage photo qui compare une publicité American Eagle de 2019 et celle avec Sydney Sweeney. La première met en avant une femme noire, grosse, avec des cheveux violets, ce qui ne correspond pas aux standards de beauté conservateurs. Et qu’importe en réalité que ce cliché soit tiré d’une campagne avec de nombreux modèles, dont certains étaient minces et/ou blancs, l’Amérique conservatrice y voit un changement radical de stratégie publicitaire qui témoignerait de la défaite des idées inclusives et progressistes – ce qui est ici désigné par le terme «wokisme».
Ce n’est pas la première fois que la plastique de Sydney Sweeney est sujette à controverse, et pas la première fois non plus que la droite s’en réjouit. En 2024, la comédienne avait présenté le «Saturday Night Live», célèbre émission de télévision qui invite souvent des superstars à jouer le rôle d'animateurs. Elle portait alors un décolleté plongeant, ce qui avait déclenché ce commentaire de Richard Hanania, auteur et essayiste conservateur: «Le wokisme est mort.»
Libre, confiante et décolletée
Cette obsession pour les seins de Sydney Sweeney remonte à loin. A 2019 précisément, et son explosion dans la première saison de la série «Euphoria». Avant cela, cette fille d’avocate et de professionnel de l’hôtellerie a certes déjà attiré le regard dans des séries, mais seulement en tant que second rôle. «Grey’s Anatomy», «Heroes», «Esprit Criminel»… l’adolescente, qui écume les castings depuis l’âge de 12 ans, se balade sur les plateaux, forgeant sa passion et sa détermination.
En 2018, la sortie de «Sharp Objects», une mini-série poisseuse et dérangeante, mais très réussie, lui offre une partition plus développée. Même chose avec un second rôle dans «The Handmaid’s Tale» (qu’on pourra au passage difficilement qualifier de série conservatrice). L’année suivante, elle s’impose dans les petites tenues de Cassie, l’une des lycéennes d’«Euphoria», poupée blonde et pulpeuse à la merci du regard des hommes et, souvent, de leur violence.
Mais à l’époque, Cassie est loin d’être l’idole des conservateurs américains. Avec son lot de drogue, de sexe et de nudité trash (rappelons que Cassie finit par vomir dans un jacuzzi dans un épisode), «Euphoria» représente même le cauchemar de l’Amérique trumpiste, qui y voit une représentation dérangeante et, selon elle, pervertie, de sa jeunesse. «Mettre les gens mal à l’aise était l’objectif. Sinon, à quoi sert l’art?» estime la principale intéressée dans une interview à «Variety» en 2023. «Moi, je me sens tellement libre et confiante. Et j’ai trouvé ça grâce à Cassie.»
«J’ai toujours voulu être une jeune mère»
C’est bien cette liberté et cette confiance qui va finir par rapprocher la droite de Sydney Sweeney. Car l’actrice ne se cache jamais. Sur les tapis rouges, comme dans ses films, elle porte des tenues moulantes et des décolletés, quand elle ne laisse pas tout simplement tomber ses vêtements. Sur les shootings photos, elle s’amuse de son image de pin-up sexy. Un peu comme une Sabrina Carpenter, la comédienne déclenche alors des débats entre d’un côté, les féministes qui y voient une façon d’assumer son corps, de l’autre celles qui regrettent que cela serve les codes esthétiques traditionnels patriarcaux, en objectifiant les femmes.
Les conservateurs, eux, n’hésitent pas une seconde et se ruent sur cette réminiscence d’un ancien monde, quand on pouvait tout vendre avec une femme dénudée à quatre pattes sans que cela ne choque personne. Ils peuvent aussi s’appuyer sur le fait que Sydney Sweeney ne cache pas ses envies de famille. «J’ai toujours pensé qu’à mon âge [elle a alors 25 ans], j’aurais des enfants. J’ai toujours voulu être une jeune mère», explique-t-elle à «Variety». «J’aime jouer, j’aime ce business, j’aime produire, j’aime tout ça. Mais à quoi ça sert si ce n’est pas partagé en famille? Le temps viendra où j’aurai quatre enfants, ils m’accompagneront partout et seront mes meilleurs amis.» Une nouvelle case à cocher dans le grand bingo des anti-wokes.
Une productrice insatiable
Qu’importe que Sydney Sweeney tienne un discours bien plus nuancé sur son propre corps et soit une ferme tenante de l’empowerment au féminin. «Je crois vraiment qu’il faut donner du pouvoir aux autres, se sentir puissante avec son corps et accepter sa sexualité», assure-t-elle dans «Glamour». «Et si vous avez des seins, tant mieux. Montrez-les.» A «Variety», elle vante les mérites d’un projet de reboot de «Barbarella», dont elle fait partie. Pour elle, la science-fiction érotique originale exalte «le pouvoir féminin». «Je trouve mon pouvoir dans la féminité. J’utilise mon cerveau et tout ce que j’apprends chaque jour dans cette industrie comme un pouvoir.»
Car pendant que certains restent fixés sur sa poitrine, Sydney Sweeney avance. En jeune riche insupportable dans la première saison de «The White Lotus», elle dévoile son potentiel comique. Puis révèle toute l’étendue de sa palette de jeu avec «Reality», l’histoire ultra-réaliste et très tendue d’une lanceuse d’alerte qui sort au cinéma en 2023.
Trois ans plus tôt, elle a même lancé sa société de production, Fifty-Fifty Films (une allusion à son attachement à… l’égalité), qui travaille surtout sur… des premiers films de réalisatrices. Depuis, elle a tourné avec Julianne Moore, sous la houlette de Ron Howard, et donné la réplique à Glenn Powell, l’un des jeunes acteurs les plus bankables de Hollywood, dans la comédie romantique «Tout sauf toi».
La barbie MAGA qui ne se laissait pas faire
Il reste encore des prises pour les conservateurs déterminés à faire de Sydney Sweeney leur barbie MAGA. Comme des photos de l’anniversaire de sa mère, postées sur les réseaux sociaux et sur lesquelles tout le monde arbore un look de cowboy qui fleure bon l’Amérique éternelle, blanche, déclassée et fan de country.
Certains invités ont des casquettes rouges qui ressemblent fort au merchandising «Make America great again» (en réalité, il était écrit «make sixties great again», la mère fêtant ses 60 ans), d’autres des t-shirt «Blue Lives Matter» (le bleu étant la couleur des Républicains) et il n’en fallait pas plus pour que certains y voient un signe d’allégeance à Donald Trump. Et ce, alors que l’actrice a publiquement pris la parole en faveur du mouvement «Black Lives Matter».
C’est dans les colonnes de «Variety» que Sydney Sweeney est revenue sur cet épisode. «Les gens sur les photos n’étaient même pas de ma famille. Les personnes qui ont apporté les accessoires qui ont provoqué un émoi sont des amis de ma mère, venus de Los Angeles, dont les enfants défilent à la pride. Ils ont trouvé drôle de les porter parce qu’ils venaient dans l’Idaho.» Et les fameux jeans American Eagle dont elle fait la promotion? Une collection spéciale dont l’intégralité des bénéfices est reversée à Crisis Text Line, une association de soutien pour les personnes rencontrant des problèmes de santé mentale.
L’actrice a toujours suivi une règle, celle de ne pas commenter les polémiques à son sujet. Pour avoir une réponse à son érection au rang de poupée MAGA, il faut se tourner vers son interview à «Glamour»: «Je veux accomplir tellement plus de choses. J’ai la sensation d’avoir à peine effleuré la surface de ce que j’aimerais faire dans ma vie.»