Un anti-Trump affirmé
Stephen King, l’écrivain psychanalyste de l’Amérique

Alors que sort une nouvelle série adaptée de son oeuvre, l’auteur star s’est affirmé ces dernières années comme un militant anti-Trump actif. C’est que son objectif a toujours été d’exorciser les démons de l’Amérique.
Publié: 08:39 heures
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Stephen King a écrit un nombre hallucinant de romans et de nouvelles.
Photo: imago images/ZUMA Wire
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Margaux BaralonJournaliste Blick

A quoi servent les histoires qui font peur? Stephen King a une réponse bien à lui, qu’il confiait lors d’une interview retrouvée par Julien Chapuy dans son documentaire, «Stephen King: le mal nécessaire». «C’est une répétition de la mort, une façon de s’y préparer, expliquait alors l’écrivain. Comme un manège qui simule une mort violente, à l’image des auto-tamponneuses qui imitent un choc frontal. Nous sommes les seules créatures capables de contempler notre propre fin. Il faut bien vivre avec ça sans devenir fou.» 

Celui à qui l’on doit des monuments de la littérature horrifique, de «Carrie» à «Simetierre», esquissait alors sa façon d’envisager son art. Un moyen d’exhumer les cauchemars pour apprendre à vivre avec, d’aller chercher ses démons pour éviter qu’ils ne nous torturent la nuit.

Alors que HBO vient de sortir «L’Institut», une nouvelle série adaptée du maître de l’horreur (disponible en Suisse via Canal+), Stephen King s’impose encore et toujours comme un écrivain à part qui, non content de divertir, s’applique aussi à éduquer et dénoncer. Jusqu’à s’être imposé, ces dernières années, comme l’un des plus fervents opposants à Donald Trump.

Des débuts difficiles

Comprendre le phénomène King, c’est d’abord regarder des chiffres hallucinants. Plus de 65 romans et 200 nouvelles au compteur, pour une carrière commencée en 1967. Cette année-là, Stephen King, encore étudiant à l’université du Maine, vend sa première histoire courte à un magazine, pour la modique somme de 25 dollars.

Une petite fierté, qui ne vient pas combler cependant la morsure de la déception connue, l’année précédente, avec le refus de son premier roman lors d’un concours littéraire. Le jeune homme aura sa revanche. «Marche ou crève», récit dystopique qui imagine qu’une partie des États-Unis est devenue un pays totalitaire, ne sort que dix ans plus tard, lorsque Stephen King est déjà connu et reconnu.

Mais avant cela, l’enseignant d’anglais fraîchement diplômé galère. Habitant dans une caravane avec sa femme, Tabitha, dont il est éperdument tombé amoureux pendant ses études, il est même obligé de travailler dans une blanchisserie les deux premières années de sa carrière. Ses nouvelles se vendent au compte-goutte, ses romans sont perpétuellement refusés. Stephen King se réfugie dans l’alcool. «Shining», publié en 1977, et qui met en scène un écrivain désespéré porté sur la boisson, est grandement autobiographique.

L’humain est le monstre

Car Stephen King comprend très vite que ce ne sont pas les monstres qui l’intéressent. «J’ai peut-être parlé de fantômes, de gobelins et de morts-vivants [ndlr: dans mes livres]. Mais j’aime à penser que j’ai dit la vérité, du mieux que j’ai pu, à propos de l’être humain. Et j’aime penser que c’est de l’être humain que mes livres parlent le plus», explique-t-il dans une interview elle aussi archivée par Julien Chapuy dans son documentaire.

Dans une interview, Stephen King assure que ces livres parlent surtout de l'être humain.
Photo: keystone-sda.ch

Lorsqu’en 1972, à 25 ans, il planche sur l’histoire d’une jeune fille souffre-douleur de son lycée qui développe des pouvoirs de kinétélésie, Stephen King s’inspire directement de deux camarades de classe harcelées. Pour la mère de son héroïne, chrétienne fondamentaliste qui martyrise sa fille, l’auteur n’a pas à chercher bien loin: l’Amérique regorge de ce genre de fanatiques religieux, qui terrifient l’écrivain.

«Carrie» devient le premier roman que Stephen King publie, en 1974. Et s’il n’est, de son propre aveu, pas son meilleur, du moins peut-on lire dans cet ouvrage (qui se vend à plus d’un million d’exemplaires dès sa sortie au format poche) tout ce qui figure dans le reste de son oeuvre pléthorique: un goût pour le surnaturel dans un cadre rationnel, aucune pudeur face à la violence extrême et la réutilisation des motifs typiquement américains. La religion donc, mais aussi le bal de promo ou tout simplement l’ancrage dans une petite ville du Maine.

Ouvrir les placards de l’Amérique

Cet État, Stephen King y est né en 1947 et n’a jamais cessé d’y revenir. Sa mère, pianiste, le trimballe bien quelques années dans son enfance jusque dans le Wisconsin. Lui-même s’installe dans le Colorado pour écrire «Shining» puis, après la publication du roman, déménage en Angleterre avec l’objectif d’y rester un an. Las, il ne tient pas trois mois avant de revenir sur sa terre natale. Aujourd’hui, il y vit encore et y place la plupart de ses histoires.

Chacune raconte une partie de l’Amérique et ses cauchemars. L’un de ses romans les plus effrayants, «Simetierre», plante son décor près d’un ancien cimetière indien capable de ressusciter les cadavres. Dans «22/11/63», Stephen King décrit les efforts d’un homme pour empêcher l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy et, partant, éviter l’enlisement de la guerre du Vietnam. Et de quoi parle «La Ligne verte», avec cette histoire de prisonnier noir injustement condamné à la peine capitale, sinon des États-Unis malades de leur racisme et de leur attachement à la peine de mort?

«King va mettre en récit les bas-fonds de l’Amérique», analyse l’enseignant et réalisateur Frédéric Bas lors d’une conférence sur l’auteur. «Sa littérature, au regard de l’Histoire américaine, consiste à contrarier une idéologie dominante par des récits qui font trembler le passé.» Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la carrière du romancier se développe beaucoup dans les années 1980. Cette époque, celle de la présidence de Ronald Reagan, est marquée par une volonté de mettre sous le tapis tous les dysfonctionnements du pays, de clore le chapitre des luttes pour les droits civiques et l’égalité, afin d’exalter une Amérique éternelle, toute entière livrée au capitalisme. Stephen King, lui, est là pour ouvrir les placards et imposer au pays une psychanalyse qu’il refuse constamment de faire.

Un pur produit de son pays

Il faut dire qu’avant l’écrivain, il y a l’enfant. Celui qui grandit dans les années 1950 et 1960 avec les angoisses de l’époque. D’abord, celle de la bombe atomique, qui irrigue tout le cinéma et la littérature fantastique de cette décennie, pleins de bestioles devenues immenses après des radiations et désormais prêtes à envahir la Terre. Ensuite, celle de la guerre, avec ce conflit au Vietnam qui s’éternise – un engagement de toujours de Stephen King, qui vote Nixon pour la première fois en 1968 en espérant que celui-ci tienne la promesse de mettre fin à l’intervention américaine, avant, face à la déception, de devenir un fervent démocrate.

Stephen King a, à son compteur, 65 romans écrits.
Photo: Shutterstock

Il faut y ajouter le traumatisme de l’assassinat de Kennedy, qui marque énormément le jeune King. Et enfin celui de Charles Starkweather, dont il aperçoit le regard vide dans le journal. Ce tueur en série, arrêté et condamné à mort après 11 meurtres en 1958, met tout le pays en émoi. Stephen King l'incorpore dans plusieurs de ses œuvres, dont «Le Fléau». Surtout, il en tire la conviction que les monstres sont partout, y compris là où on ne les attend pas.

L’auteur est aussi traumatisé par son histoire personnelle. La mort d’un camarade, écrasé par un train sous ses yeux, que l’on retrouve plus tard dans la nouvelle «Le Corps» (qui inspirera le film «Stand by me»). Et surtout la disparition de son père, ancien capitaine de la marine marchande, grand séducteur, qui abandonne sa mère quand le garçon n’a que deux ans. Ses écrits sont constellés de pères indignes, comme celui de «Shining» et à peu près tous ceux de «Ça», mais surtout de pères absents, notamment dans «Carrie» et la saga «La Tour Sombre». Livre après livre, Stephen King s’attache à détricoter le mythe de la famille américaine parfaite.

Une oeuvre très politique

Ce n’est pas son seul détournement des piliers de la société américaine. Lorsqu’il imagine, avec «Christine», une jolie voiture qui devient excessivement possessive à l’égard de son propriétaire et se transforme en engin tueur, l’écrivain interroge la société de consommation et la technologie. Et outre la mère de Carrie, on retrouve de nombreux fanatiques dans ses histoires, dont Madame Carmody, prédicatrice aux allures de gourou dans «Brume» (là aussi adapté au cinéma, sous son titre original, «The Mist»). «Toute religion organisée mène tôt ou tard à la fosse commune», estime Stephen King dans le documentaire de Julien Chapuy. «Si quelqu’un vous offre une Bible pour votre main droite, un jour ou l’autre il vous offrira une arme pour votre main gauche.»

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Mais il arrive aussi que le maître de l’horreur rencontre plus frontalement encore la politique. Projet repris pendant les années Bush, «Dôme», publié en 2009, se déroule dans une ville (du Maine, évidemment) coupée du monde. Entre brutalités policières, rivalités et règlements de compte, la petite bourgade américaine, puritaine et hypocrite, n’est plus si tranquille. La lutte contre les armes à feu est aussi un combat de longue date de l’écrivain, et a même fait l’objet d’un essai, «Guns», en 2013. Une bizarrerie dans l’oeuvre purement fictionnelle de Stephen King.

Dans «Dead Zone», adapté au cinéma par David Cronenberg, l’auteur figure un VRP sans scrupule qui décide de prendre le pouvoir. Il jette des hot-dogs dans la foule lors de ses meetings, porte un casque de chantier à tout bout de champ et les médias sont fascinés tout en le pensant incapable de gagner… Greg Stillson ressemble étrangement à Donald Trump. «J’étais convaincu qu’il était possible qu’un politicien émerge hors des clous, en disant tellement n’importe quoi qu’il prendrait en otage l’imagination du peuple américain», analysait en 2019, très exactement quarante ans après la publication du roman, l’auteur auprès du média «NowThisImpact». «Il semble que nous ayons un Greg Stillson à la Maison-Blanche.»

Contre Trump, pour la littérature

Sur Twitter, désormais devenu X, Stephen King a longtemps bataillé ouvertement contre Donald Trump, jusqu’à être bloqué par le compte officiel du président américain. Aujourd’hui encore, il ne se prive jamais d’une saillie grinçante, comme en juin dernier lorsqu’Elon Musk et le locataire de la Maison Blanche ont commencé à s’écharper. «Deux milliardaires se livrent à une petite bataille de chats. Qui s’en soucie? Le monde a de vrais problèmes», balance l’écrivain.

Son combat est aussi celui pour la littérature, pour la construction de librairies et de bibliothèques et contre les monopoles dans le secteur de l’édition. Mais là où Stephen King aura eu le plus d’influence, c’est sans conteste dans sa capacité à façonner les imaginaires. Aujourd’hui, des générations d’Américains (et pas que) ont grandi avec ses livres, vendus à plus de 400 millions d’exemplaires à travers le monde. L’auteur est le plus adapté, avec des dizaines de films et de séries qui reprennent les trames de ses romans et nouvelles. Un succès que le principal intéressé doit aussi à son style simple et direct, sans fioriture, souvent écrit de telle manière que l’action apparaît aussi clairement en lisant qu’à l’écran. Et un métier que Stephen King résume très bien dans «22/11/63»: «Faire peur aux gens est un métier difficile. Mais quelqu’un doit le faire.»

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