Un politologue met en garde contre l'autoritarisme
«L'administration Trump est la plus corrompue de l'histoire américaine»

Le politologue américain de renom Francis Fukuyama met en garde contre les dérives autoritaires de Donald Trump et le danger qu’il représente pour la démocratie américaine. Il voit dans les élections de mi-mandat une lueur d’espoir.
Publié: 28.07.2025 à 20:53 heures
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«Trump montre clairement des tendances autoritaires», déclare le politologue américain Francis Fukuyama.
Photo: Peter Boer/De Beeldunie/laif
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Sara Belgeri et Reza Rafi

Le politologue Francis Fukuyama compte parmi les critiques les plus éminents du président américain et de son mouvement MAGA. Dans les années 1990, ce professeur à Stanford est devenu célèbre pour son analyse du nouvel ordre mondial, s’imposant comme l’une des grandes voix du libéralisme. Avec sa thèse sur la «fin de l’histoire», il a capté l’optimisme qui régnait à l’époque de la chute de l’Union soviétique – une formule qui suscite encore aujourd’hui de vives discussions.

De passage à Zurich à l’occasion du festival de littérature, Francis Fukuyama y a présenté son dernier ouvrage, «Libéralisme: vents contraires». Blick en a profité pour s'entretenir avec lui.

Francis Fukuyama, presque chaque jour, l’actualité de la Maison Blanche et les événements mondiaux captivent l’opinion publique. Comment abordez-vous ce flot continu d'informations?
Depuis l'investiture de Donald Trump le 20 janvier, je trouve la situation extrêmement éprouvante. Il n'y a pratiquement plus de pauses, même le week-end. Souvent, le président américain annonce ses principales mesures le samedi ou le dimanche. Cela semble faire partie d'une stratégie délibérée: submerger le public sous une avalanche d’événements, de sorte qu'on a à peine le temps de se pencher sur un sujet avant que le suivant ne suive déjà. C'est très fatigant.

Vous dites qu'il s'agit d'un modèle. Pouvez-vous expliquer cela plus en détail?
Trump a beaucoup appris de son premier mandat et a passé quatre ans à préparer son retour. Son administration poursuit une stratégie très ciblée. Elle s'attend manifestement à perdre la Chambre des représentants lors des prochaines élections de mi-mandat. C'est pourquoi il tente d'imposer son programme en peu de temps, principalement via des décrets présidentiels.

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Les électeurs doivent prendre conscience de la gravité des évolutions
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Ce n'est pas si surprenant. Trump met en œuvre ce qu'il a annoncé avant son élection.
Certaines mesures, comme le durcissement de la politique d'immigration ou la fermeture de la frontière sud, étaient effectivement annoncées. Mais ce que beaucoup n'ont pas réalisé, c'est l'agenda autoritaire que Trump poursuit: il tente de concentrer les pouvoirs du président d'une manière inédite, souvent au mépris des lois existantes. Pour y parvenir, il s'appuie sur la Cour suprême. Une méthode qui rappelle celle d'autres dirigeants populistes comme Viktor Orban, qui affaiblissent les contre-pouvoirs.

Vous qualifieriez donc Trump d'autoritaire?
Il montre clairement des tendances autoritaires. Certes, il est encore freiné par les institutions existantes, mais dans l'esprit, il admire des dirigeants comme Poutine ou Xi Jinping. Il a dit ouvertement à quel point il apprécie que Xi Jinping dirige la Chine d'une main de fer. Son attitude envers les médias, les cabinets d'avocats et les universités relève aussi d'un comportement autoritaire. Il instrumentalise les ressources de l'Etat comme levier de pression, un peu comme un chef de la mafia. 

Qu'est-ce qui pourrait limiter le pouvoir de Trump?
Les élections de mi-mandat de l'année prochaine me semblent être une vraie opportunité pour le changement. La cote de popularité de Trump a nettement baissé depuis son investiture. Je pars du principe que la situation économique va continuer à se dégrader et que d'autres scandales – comme ceux liés à l'affaire Jeffrey Epstein – vont être mis en lumière. Les électeurs doivent prendre conscience de la gravité des évolutions en cours, comme le renforcement de l’agence de protection des frontières, qui prépare le terrain pour un Etat policier. Tôt ou tard, la population réalisera ce qui se joue réellement dans son pays.

Les élections de mi-mandat auront-elles lieu l'année prochaine?
Oui, parce que le fédéralisme américain est très fort. Trump a par exemple essayé d'exercer une influence sur des Etats comme la Californie et New York, mais ce n'est pas si facile. C'est pourquoi je pense qu'il serait prématuré de déjà faire une croix sur les institutions existantes.

Les Etats-Unis ont longtemps été considérés comme la puissance dominante du monde libre. Le sont-ils toujours? Ou vivons-nous un changement d'époque?
Je crains que le monde ne revienne pas à la situation d'avant 2016...

... l'année où Trump a été élu pour la première fois.
Non seulement Donald Trump, mais le Parti républicain tout entier a évolué dans une direction fortement nationaliste et isolationniste. Un tiers des électeurs soutient fermement Trump. Il y a beaucoup de personnes et hommes politiques ambitieux qui veulent construire sur son héritage. Les démocrates n'ont pas encore trouvé de stratégie pour s'y opposer. Au contraire, ils ont tendance à se déplacer davantage vers la gauche, ce qui les affaiblit. La bonne stratégie serait, à mon avis, de se placer davantage au centre de l'échiquier politique.

Dans quelle mesure?
Pour les démocraties stables, il est préférable que les partis de centre-gauche et de centre-droit alternent. Aux Etats-Unis, l'extrême droite s'attaque ouvertement aux institutions démocratiques et à l'Etat de droit. Parallèlement, la gauche progressiste est, elle aussi, confrontée à des problèmes tels que le manque de liberté d'expression et l'intolérance envers les opinions divergentes. Les deux camps sont en contradiction avec les valeurs fondamentales d'une société libérale.

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Nous n'avons pas affaire à un gouvernement bien organisé et géré de manière professionnelle. Ce à quoi nous assistons est chaotique, contradictoire et, à bien des égards, tout simplement incompétent.
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Trump est-il à vos yeux un précurseur de cette évolution? Ou suit-il des modèles historiques?
Non. Trump est totalement unique en son genre. A bien des égards, c'est un homme politique brillant. Mais hormis son soutien de longue date aux tarifs douaniers protectionnistes, il ne suit aucune idéologie cohérente. Au fond, il fait ce qui sert ses propres intérêts à court terme. Son administration est la plus corrompue de l'histoire américaine. Mais bien sûr, personne ne dit «je veux devenir riche, et c'est pourquoi vous devriez voter pour moi» pendant une campagne électorale. 

Ce qui est intéressant, c'est le fidèle entourage de Trump. D'après vous, les membres de son gouvernement sont-ils plutôt des têtes pensantes ou de véritables idéologues?
Ils ne sont ni de simples têtes pensantes ni des idéologues à part entière, même s'il y a quelques exceptions. Le vice-président J.D. Vance, par exemple, me semble assez idéologue. Nous n'avons pas affaire à un gouvernement bien organisé et géré de manière professionnelle. Ce à quoi nous assistons est chaotique, contradictoire et, à bien des égards, tout simplement incompétent.

Pouvez-vous également citer un aspect positif de Trump?
Certaines de ses préoccupations ont un fond de vérité. La politique d'immigration américaine en est un exemple: la plupart des Américains sont favorables à l'immigration, mais pas sans contrôle ni état de droit. Cela ne signifie pas pour autant qu'ils souhaitent que des personnes soient simplement arrêtées dans la rue et emmenées dans des prisons étrangères sans procès en bonne et due forme. C'est pourtant exactement ainsi que procède l'administration Trump. Ils prennent un objectif fondamentalement légitime – à savoir mieux contrôler l'immigration – et le mettent en œuvre d'une manière qui viole les principes de l'Etat de droit.

Comment les autres gouvernements, comme la Suisse, devraient-ils dealer avec Trump? Par exemple en ce qui concerne sa politique douanière?
Pour un petit pays comme la Suisse, il est difficile de s'opposer ouvertement à Trump ou de réagir par des contre-taxes. Des Etats plus grands comme la Chine ou certains pays européens disposent d'une marge de manœuvre un peu plus grande. De mon point de vue, une collaboration plus étroite entre les pays concernés serait décisive. Il est peu probable qu'un pays isolé s'impose dans un tel conflit – mais une réponse européenne ou multilatérale coordonnée aurait nettement plus de poids. L'UE devrait faire preuve d'unité et éviter toute escalade prématurée.

L'attitude de Trump dans la guerre en Ukraine pose également de grands défis à l'Occident.
L'attitude de Trump envers Zelensky a été honteuse, mais Biden a aussi été trop hésitant dans son soutien. Il a accordé à l'Ukraine juste assez d'aide pour éviter la défaite, mais pas assez pour faire réellement reculer la Russie. Et maintenant, il est peut-être trop tard pour changer cela. L'Europe doit compenser le manque de soutien américain et investir davantage dans ses propres capacités de défense à long terme.

Dans votre livre «Le libéralisme et ses ennemis», vous défendez le libéralisme, que vous considérez comme la meilleure forme de société possible. Pourquoi?
Les sociétés libérales comptent parmi les plus prospères et les plus agréables à vivre de l'histoire, car elles associent l'économie de marché à la démocratie et à l'Etat de droit. Pour cela, il faut un Etat qui régule le marché et limite les inégalités sociales. Or, ce modèle de réussite est aujourd'hui soumis à une pression massive.

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Nous avons le devoir de nous impliquer politiquement. Si nous ne le faisons pas, nous risquons de perdre la démocratie.
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Mais en 2025, les démocraties libérales n'ont pas vraiment le vent en poupe...
C'est frustrant, car en comparaison avec d'autres alternatives politiques, les démocraties libérales restent les systèmes les plus efficaces. Des pays comme la Hongrie montrent que les systèmes autoritaires ne fonctionnent pas mieux. Pourtant, beaucoup de jeunes tiennent la liberté et la prospérité pour acquises – et c’est là que réside le danger.

Y a-t-il donc un espoir de changement?
Oui, il y a de l'espoir. En Pologne par exemple, le gouvernement populiste de droite a été renversé après huit ans. La lutte est loin d'être terminée. Si les gens travaillent ensemble, ils peuvent faire reculer les mouvements populistes, y compris aux Etats-Unis.

Vous avez écrit un jour que la démocratie libérale ne fera son retour que si les gens sont prêts à se battre pour elle. Sommes-nous à ce tournant?
L'avenir nous le dira. Ce qui est clair, c'est que les Ukrainiens sont actuellement engagés dans une lutte existentielle pour leur vie et leur liberté. Pour le reste d'entre nous, la situation est différente. Nous ne devons pas nous battre avec des armes. Mais nous avons le devoir de nous impliquer politiquement: d'argumenter, de dénoncer les abus, de remettre en question les positions de nos adversaires. Si nous ne le faisons pas, nous risquons de perdre la démocratie.

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