Il est minuit lorsqu’apparaissent des danseurs en maillots de basket ou de football américain, un bomber rouge et que retentit le tube «Gettin’ Jiggy With It». Non, nous ne sommes pas dans les années 1990, même si cela y ressemble beaucoup, mais bien sur la Grande Scène de Paléo, mercredi soir. Et celui qui vient de faire son entrée, c’est Will Smith. Car avant d’être connu et reconnu pour ses rôles dans «Le Prince de Bel-Air», «Hitch» ou «Men in Black», l’acteur était bien chanteur. Et pas n’importe lequel: l’incarnation d’un rap aux accents hip hop festifs et gouailleurs, qui a tranché à l’époque de son explosion, en 1997, avec le gangsta rap en plein essor. C’est donc auréolé de cette gloire un brin nostalgique que la star américaine s’est présentée devant un public suisse conquis par les vieux tubes, un peu moins par ceux du dernier album – et encore moins par ses discours sur la nécessité d’aimer son prochain.
Avant d’investir la plaine de l’Asse, Will Smith a testé à peu près tous les incontournables suisses: faire des photos de gros touriste devant le jet d’eau de Genève, croquer dans une tablette d’Ours de Berne, admirer les paysages et même souffler dans un cor des Alpes avec un succès mitigé («J’ai failli m’évanouir», confie-t-il sur Instagram). Le tout est savamment mis en scène, avec tous les ingrédients nécessaires pour passer pour l’artiste cool par excellence. Il faut dire que l’interprète de «Men in Black» a bien besoin de ripoliner son image. Depuis la cérémonie des Oscars 2022, lors de laquelle il a giflé l’humoriste Chris Rock devant un parterre de stars médusées et des millions de personnes derrière leur télévision, l’acteur est persona non grata à Hollywood. Sa tournée est donc (aussi) l’histoire d’une repentance.
Une baffe en mondovision
Que s’est-il passé exactement ce soir du 27 mars 2022 dans le fameux théâtre Dolby de Los Angeles? Au départ, tout s’annonce sous les meilleures auspices pour Will Smith, nommé dans la catégorie meilleur acteur pour «La Méthode Williams». Dans ce film sans grand intérêt cinématographique mais calqué sur la réalité – quasiment l’assurance de repartir avec une statuette – il incarne Richard Williams, le père et coach de Venus et Serena, déesses du tennis. Comme souvent, le comédien se déplace en famille, en l’occurrence avec sa femme, Jada Pinkett Smith, elle aussi actrice, et leurs deux enfants, Jaden et Willow.
Lorsque Chris Rock arrive sur scène, c’est pour donner le prix du meilleur documentaire. Comme chaque remettant, l’humoriste y va de son petit sketch et se tourne justement vers Jada Pinkett Smith. «Je t’aime», lance-t-il. «J’ai hâte de te voir dans G.I. Jane 2.» Le ressort comique de la blague réside dans le fait que la comédienne et productrice a le crâne rasé, comme le personnage principal de G.I. Jane. Mais la principale intéressée lève les yeux au ciel. Cette absence de cheveux n’est pas un style, c’est une maladie, l’alopécie, dont elle a parlé sur Facebook et dans un talk-show qu’elle anime un an plus tôt. Si Will Smith commence par éclater de rire, il se jette ensuite sur scène et sur Chris Rock, et le gifle violemment. Stupeur et tremblements. Ces cérémonies étant toujours scénarisées, d’aucuns se demandent si la bagarre en costard est bien réelle. Mais celui qui a joué le rôle de Mohammed Ali devant la caméra n’est plus au cinéma.
Une carrière brutalement freinée
Le 29 mars, Will Smith présente ses excuses sur Instagram, confessant avoir perdu les pédales et annonçant son retrait de l’Académie des Oscars. Celle-ci lui inflige en plus un exil forcé: le voilà banni de cérémonie pendant dix ans, jusqu’en 2032. Mais c’est aussi sa carrière qui prend un coup. Netflix annule le projet de film «Fast and loose», dont il doit être la vedette. «Bad Boys 4» est mis en pause par Sony, et ne sortira finalement que deux ans plus tard. Selon les médias américains, d’autres projets sont aussi gelés.
À ce moment-là pourtant, Will Smith semble pourtant intouchable. Certes, il a connu un passage à vide dans les années 2010, avec des flops tonitruants tels que «After Earth», long-métrage de science-fiction dans lequel il joue avec son fils, Jaden Smith, ou «Suicide Squad», un film de super-héros dans l’univers DC étrillé par la critique. Mais justement, l’artiste revient sur le devant de la scène, ou en tout cas reconquiert le cœur de son public. D’abord avec «Bad Boys for life», le troisième volet de cette saga d’action pilotée au départ par Michael Bay. Puis avec cette fameuse «Méthode Williams», produite sur mesure pour lui octroyer une récompense et faire de lui le cinquième acteur noir à décrocher l’Oscar de meilleur acteur.
Au commencement était le verbe
Il n’en faut guère plus pour donner un second souffle à une carrière démarrée sur les chapeaux de roue dans les années 1980. À l’époque, celui qui rappe depuis qu’il a 12 ans rencontre Jeffrey Townes, DJ qui deviendra producteur mais surtout son grand ami. Will Smith n’a pas encore fini le lycée lorsque sort leur premier single, «Girls Ain’t Nothing but Trouble». Un hit qui donne le ton de ce que sera leur musique: ni politique ni plombante, drôle et joyeuse, pour chanter la lose en amour plutôt que les galères de la rue que Will Smith, élève brillant, n’a de toute façon jamais connues.
Sous le nom de scène «The Fresh Prince», Will Smith commence à grignoter le cœur d’une Amérique qui aime son allure décontractée, et de parents qui adorent la sagesse de ses paroles, dénuées de gros mots. La légende veut que sa grand-mère, tombant sur l’un de ses carnets d’adolescent sur lequel il jetait déjà ses vers, l’aurait vivement encouragé à laisser tomber l’argot. Ses titres, faciles à diffuser sans censure sur les stations de radio, font un carton. Et en 1989, le tout premier Grammy Award décerné à la meilleure performance rap revient au «Fresh Prince» et à DJ Jazzy Jeff pour «Parents Just Don’t Understand».
L’explosion du Prince de Bel’Air
Ce succès musical n’est pas seulement le moyen pour Will Smith de gagner (déjà très bien) sa vie et de se convaincre qu’il a bien fait, malgré ses bons résultats scolaires, de ne pas aller à l’université. Il lui permet aussi de se faire remarquer d’Hollywood. La culture rap est en plein essor et les chaînes de télévision y voient une manne encore inexploitée. C’est dans ce contexte que NBC a l’idée d’une sitcom semi-autobiographique, «Le Prince de Bel’Air», sur un ado des bas-fonds de Philadelphie soudain débarqué dans un quartier cossu de Los Angeles. Un véritable pari, note à l’époque le «New York Times», puisque la série parlera «d’un genre musical inconnu de beaucoup de téléspectateurs» avec dans le rôle-titre «un homme de 21 ans qui n’a jamais joué».
Le succès est immédiat et propulse Will Smith dans une autre dimension. La suite, tout le monde la connaît. Après la fin de la série, l’acteur gère remarquablement bien son virage au cinéma avec des blockbusters comme «Independence Day», film catastrophe qui devient en 1996 le deuxième plus gros succès commercial du cinéma américain après «Jurassic Park», ou «Men in Black», dont il signe aussi la bande-originale. Par la suite, le biopic de Mohammed Ali, réalisé par Michael Mann, ou le drame plus confidentiel «Sept vies», lui permettent d’élargir sa palette d’acteur et de prouver qu’il n’est pas à cantonner aux films d’action.
«L’acting, c’est quasiment une expérience d’athlète pour moi», confie-t-il en 2007 à la télévision française. En 2015, au magazine «Esquire», il explique avoir joué pour «combler un vide» pendant longtemps. «C’est épuisant. J’ai toujours pensé qu’il y aurait un endroit, un succès, une réussite ou un chiffre au box-office qui allait combler ce vide. Et ce que je réalise, c’est que la vie est un trou. Cela consiste à essayer continuellement de me trouver et me réinventer.»
Un mea culpa à l’américaine…
La réinvention, voilà ce qui attend encore Will Smith après l’épisode de la gifle. L’acteur la joue à l’américaine: en commençant avec un mea culpa. En novembre 2022, alors que sort «Emancipation», un film produit par la plateforme AppleTV+, son premier projet depuis les Oscars, la promotion se transforme en exercice de contrition. «Je comprends complètement que les gens ne soient pas prêts [à le revoir jouer], je le respecte», explique-t-il en interview sur Fox 5. Cela va même plus loin lorsque son seul film largement diffusé dans les salles de cinéma depuis l’incident, «Bad Boys 4», fait référence à l’incident. Dans une scène largement commentée à la sortie, le personnage incarné par Will Smith se fait gifler par son coéquipier à maintes reprises. Une façon détournée d’exorciser le passé.
L’exercice de remise en question va très loin. S’il a toujours été très croyant, Will Smith, élevé au sein de l’église chrétienne baptiste, en appelle de plus en plus à Dieu dans ses récentes interviews. Parallèlement, l’effritement de son image parfaite se poursuit. Notamment lorsque sa femme, Jada Pinkett Smith, révèle en 2023 que le couple n’est pas divorcé mais vit séparément depuis 2016, et qu’elle-même n’a pas compris qu’il aille gifler Chris Rock.
Et malgré ses efforts, le cinéma ne semble plus lui sourire. «Emancipation» a fait un flop. Le sequel de «Je suis une légende», annoncé depuis des années, n’a toujours aucune date de tournage. «Pour la première fois de ma carrière, j’ai dû faire face à un niveau de désapprobation que je n’avais jamais connu. La dépendance à l’approbation des autres dont j’ai dû me défaire a été brutale», racontait-il à BBC Radio 1xtra il y a quelques mois. «Mais d’un coup, toutes ces nouvelles pensées, ces nouvelles énergies, cette nouvelle créativité ont surgi comme un geyser et elles se sont manifestées dans la musique.»
… et un rebond européen
Sorti en mars dernier, «Based on a true story» est son premier album depuis vingt ans. Et force est de constater qu’il n’a pas rencontré le succès espéré. Deux semaines après sa mise à disposition, il était «cruellement introuvable du top top 200 du magazine ‘Billboard’ [qui fait office de baromètre aux États-Unis pour les sorties musicales]» note, tout aussi cruellement d’ailleurs, «Le Journal de Québec». Outre-Atlantique, les critiques sont intraitables: c’est un disque «maladroit» pour «Rolling Stones», «une perte de temps pour tout le monde» selon «Clash».
Le salut viendra-t-il de l’Europe? De fait, il n’y a que là que Will Smith a prévu de se produire pour l’instant, après un saut au Maroc en juin. L’Allemagne, la Suisse et désormais l’Italie, l’Espagne, la France ou encore le Royaume-Uni vont accueillir son show vintage. Et malgré ses discours sur l’amour universel un peu à côté de la plaque, le public est toujours là. Le rappeur espère sûrement que les Américains s’en inspirent pour lui réserver un meilleur accueil.