Bad Bunny a l’habitude de rendre coup pour coup. Grand fan de catch dans sa jeunesse, le chanteur portoricain, qui est aujourd’hui l’un des artistes les plus écoutés au monde, est même monté sur le ring entre 2021 et 2023 en Floride. Mais depuis le 28 septembre, le trentenaire mène un autre type de combat, fait de mots plus que de galipettes en slip. Une lutte acharnée contre Donald Trump et ses partisans, qui s’insurgent de le voir enflammer la prochaine mi-temps du Super Bowl, en février prochain.
«La NFL [la ligue de football américain qui organise la compétition] ne comprend-elle donc rien à rien?», s’énerve ainsi sur X Sebastian Gorka, conseiller du président, quelques heures après l’annonce. Benny Johnson, influenceur MAGA, accuse de son côté la fédération sportive d’être contaminée par le «virus woke».
Qu’est-ce qui agace tant les conservateurs chez Bad Bunny, 31 ans et, à son actif, sept albums qui ont remis au goût du jour un style entre la trap latino et le reggaeton? Plein de choses. Le premier latino à assurer seul l’intégralité des 15 minutes de show dantesque du Super Bowl n’a pas la langue dans sa poche, et pas le coeur du côté des républicains. Que ce soit dans sa musique elle-même, ses prises de parole plus larges, ses actes ou même ses propos sur son orientation sexuelle, l’artiste le plus streamé sur Spotify en 2020 et 2021, doublé uniquement par Taylor Swift en 2023, est devenu le cauchemar de l’Amérique MAGA.
Une portée internationale
Pour comprendre la polémique, il faut d’abord se souvenir de la portée unique du Super Bowl, qui figure parmi les événements sportifs les plus regardés au monde. «C’est un moment où l’Amérique regarde et sanctifie la personnalité la plus forte de son époque», raconte Joseph Ghosn, spécialiste musique du magazine «Madame Figaro», sur les antennes de la radio France Culture. «Cela a commencé en 1993 avec Michael Jackson. Puis, pendant un certain temps, ces superstars venaient du passé. On célébrait une histoire, un parcours. Dans les quatre ou cinq dernières années, ce sont des artistes issus du hip-hop [qui ont fait le show] et c’est devenu un moment d’acclamation mais aussi de confrontation.»
La performance, l’an dernier, du rappeur Kendrick Lamar, conspué là aussi par l’Amérique trumpiste, l’avait prouvé. Or, Benito Antonio Martínez Ocasio, de son nom complet, a de quoi s’attirer des sifflets de la part des nationalistes. Et pas seulement parce qu’il a l’habitude de brandir le drapeau portoricain avec un bleu plus clair que celui de l’officiel, couleur associée aux mouvements indépendantistes de l’île. C’est aussi l’un des rares artistes latino à n’avoir jamais cédé aux sirènes de l’anglais dans ses chansons.
Le week-end dernier, l’interprète en a d’ailleurs ri dans l’émission Saturday Night Live: «Plus que ma propre victoire, [cette mi-temps du Super Bowl] est la victoire de tous, la preuve que personne ne peut balayer ou ignorer l’empreinte et la contribution [des latinos] à ce pays», a-t-il déclaré dans sa langue natale. Avant d’ajouter en anglais: «Si vous n’avez rien compris à ce que je viens de dire, il vous reste quatre mois pour apprendre.»
La langue (espagnole) bien pendue
Mais même en espagnol, l’Amérique conservatrice comprend lorsqu’elle est attaquée. Parfois très frontalement, comme dans le titre «Compositor del año», sorti il y a cinq ans: «[Ma journée] a été gâchée par un tir venant d’un Blanc / Et un c*nnard de président qui ne fait rien», chante Bad Bunny. «Black lives matter, que Kobe repose en paix / On est en 2020 et le racisme est pire que le Covid / Un Noir avec un flingue est un assassin / Mais lorsqu’un Blanc s’y accroche, ils disent que c’est un passe-temps.» Difficile de faire plus limpide…
Sur les droits des personnes LGBTQIA+ aussi, le chanteur s’exprime. Au-delà de sa propre orientation sexuelle, qu’il définit comme fluide – il a embrassé l’un de ses danseurs sur la scène des Video Music Awards en 2022 – et de son goût prononcé pour le vernis à ongles, il n’hésite pas à mettre en scène dans ses clips l’hypocrisie de l’église catholique, qui préfère la violence à l’homosexualité, mais aussi à célébrer dans ses morceaux d’autres artistes latino trans, non-binaire, ou tout simplement qui parlent librement de sexualité. Une anomalie dans le milieu généralement très viriliste du rap et du reggaeton.
Porto Rico dans la peau
Ce que célèbre aussi Bad Bunny, c’est son île d’origine. Or, Porto Rico occupe une place très singulière vis-à-vis des Etats-Unis: il s’agit d’un «Etat libre associé», c’est-à-dire non incorporé. Concrètement, son président est bien Donald Trump mais il ne s’agit pas de l’un des Etats envoyant des députés et des sénateurs au Congrès. Ses habitants sont de nationalité américaine, mais l’archipel caribéen possède ses propres institutions. «Bad Bunny symbolise cela, à la fois l’Américain et l’étranger», analyse Joseph Ghosn. «Son succès est aussi celui d’une histoire parallèle à celle des Etats-Unis.»
L’histoire du petit Benito ressemble à celle de tous ses compatriotes. Fils d’un chauffeur routier et d’une ancienne enseignante, il est élevé dans une foi catholique fervente. L’église, qu’il fréquente assidûment avec sa mère, lui donne le goût de la chanson dès l’âge de cinq ans, lorsqu’il tombe amoureux de la chorale. Huit ans plus tard, il quitte celle de sa paroisse mais reste fasciné, en écoutant la radio, par le roi du reggaeton, Daddy Yankee. Aujourd’hui, Bad Bunny marche sur les traces de son idole, avec laquelle il a d’ailleurs collaboré sur l’un de ses albums.
Flamboyante ascension
Car la suite de l’histoire est celle d’une ascension rapide, imprévisible et flamboyante. Au lycée, Bad Bunny se lance dans des freestyles, essentiellement pour amuser la galerie. Derrière l’amuseur public se cache un rêveur, qui enregistre ses premiers sons, des vrais, en espérant les sortir un jour. Ce sera chose faite à partir de 2013, comme il le raconte à «The Fader».
Etudiant en communication à l’Université de Porto Rico, le jeune homme poste ses morceaux sur la plateforme SoundCloud lorsqu’il n’est pas occupé à travailler dans une épicerie pour gagner sa vie. Il se fait d’abord remarquer en 2016 avec la chanson «Diles», qui lui permet de signer un premier contrat avec un label, puis enchaîne les collaborations, apparaissant sur les albums de Cardi B ou Drake. En 2018, la chanson «Estamos Bien» et son clip tourné comme un film de vacances entre potes le propulse auteur d’un tube de l’été.
Est-ce ce nom de scène étrange, héritage d’une photo sur laquelle il apparaît boudeur dans un costume de lapin imposé par un instituteur pour la fête de Pâques? Est-ce le fait qu’en dépit de ses influences – Daddy Yankee donc, mais également le chanteur de salsa Héctor Lavoe – sa musique semble sortir de nulle part, sans réel précédent, mêlant le flow du rap et les sonorités de chez lui? Ou est-ce tout simplement cet ancrage local et cet amour de la langue de Cervantes qui ont poussé les plus de 62 millions d’Américains d’origine latino (près de 20% de la population) à se reconnaître en lui?
Difficile aussi de ne pas reconnaître que Bad Bunny est arrivé au bon moment, juste après la vague «Despacito», tube latino interplanétaire. Toujours est-il que l’artiste atteint rapidement des sommets auxquels seules les Beyoncé et Taylor Swift semblaient jusqu’ici promises. En 2020, son troisième album, «El Último Tour Del Mundo», est devenu le premier intégralement en langue étrangère à se hisser tout en haut du Billboard.
Des paroles aux actes
Mais Bad Bunny ne se contente pas de raconter Porto Rico dans ses chansons, dénonçant pêle-mêle le sur-tourisme, la gentrification, ou encore les pénuries et les coupures de courant. Il est aussi très engagé dans ses actes. Après le succès de son premier album, sorti en 2018, le chanteur envoie de la nourriture, de l’eau et des générateurs dans sa ville natale de Bayamón. «Il fait des choix intéressants à partir de son lieu d’origine, de son identité première», résume Joseph Ghosn. «Il y a cette idée de rendre quelque chose à l’endroit d’où il vient.»
Cet été, Bad Bunny a organisé trente concerts gigantesques à Porto Rico, lors d’une résidence intitulée «No Me Quiero Ir de Aquí», «Je ne veux pas partir d’ici». Ce qui inspire cette analyse au «New Yorker»: «Plus il gagne en notoriété, plus il a l’air ancré dans son territoire.» Mais son plus éclatant fait d’armes reste cet incroyable pied de nez à l’Amérique trumpiste le mois dernier. Depuis début 2025, le président américain a chargé l’ICE, la police en charge de l’immigration, de déporter massivement des immigrés, notamment vers les pays d’Amérique latine.
Vent debout contre cette directive, et conscient qu’il se trouve de nombreuses personnes étrangères, parfois en situation irrégulière, dans le public de ses concerts, Bad Bunny a décidé que la tournée de son dernier album, «DeBÍ TiRAR MáS FOToS», ne passerait pas par les Etats-Unis. Dès lors, accepter le Super Bowl est un acte éminemment politique. «C’est le seul possible pour lui face à un Trump qui occupe tout l’espace médiatique et c’est cela qui fait peur aux MAGA», analyse Joseph Ghosn.
Un Super Bowl très politique
Ces derniers sont d’ailleurs dans les starting-blocks. Donald Trump joue la carte du détachement. «Je ne sais pas qui c’est», ose-t-il début octobre devant les caméras de la chaîne ultra-conservatrice Newsmax TV. «Je n’ai jamais entendu parler de lui [...] Ce gars ne semble pas être un artiste qui fait l’unanimité.» L’unanimité, difficile à dire, mais Bad Bunny pèse tout de même plus de cent millions d’albums vendus dans le monde.
De son côté, Kristi Noem, Secrétaire à la sécurité intérieure, prévient que l’ICE sera bien déployée pour le Super Bowl. «Nos agents seront partout», a-t-elle dit dans le podcast de Benny Johnson. «La NFL est nulle, et nous allons gagner. Et Dieu nous bénisse, nous serons debouts et fiers de nous à la fin de la journée, et eux [la NFL] seront empêchés de dormir car ils sont si faibles.»
A quoi faut-il s’attendre dans le camp d’en face, sur la pelouse du Super Bowl? Chez Bad Bunny, tout est politique. Il est fort probable que celui qui a attiré des dizaines de danseurs en costumes traditionnels portoricains lors de sa résidence cet été bâtisse un show dans la même veine, célébrant ses origines et sa culture. En 2023, lorsqu’il était devenu pour la première fois l’animation du Saturday Night Live le temps d’une soirée, le chanteur avait lancé une blague aux allures prémonitoires: «Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais je fais ce que je veux.»