Elle est aussi à l’aise dans les blockbusters de science-fiction que les drames historiques, et parle déjà de décrocher un Oscar. Seulement voilà, Tilly Norwood est aussi entièrement générée par l’intelligence artificielle. Au grand dam d’une partie de l’industrie du cinéma.
Cheveux châtains délicatement ondulés, grands yeux bruns et petit nez fin, elle fait coucou à la caméra. Elle, c’est Tilly Norwood, l’actrice dont le nom est sur toutes les lèvres de l’industrie du cinéma en ce moment. Alors qu’elle n’a qu’une vingtaine d’années, certains lui prédisent un destin à la Natalie Portman ou Scarlett Johansson, et c’est en Suisse qu’elle s’est fait connaître, faisant sa première apparition au festival du film de Zurich.
Première actrice 100% IA
Depuis, on peut aller lire sa page Wikipédia ou admirer le désordre qui règne dans sa chambre sur son compte Instagram. Tilly Norwood fait partie de ces gens dont la côte de popularité est inversement proportionnelle aux accomplissements, puisqu’elle n’a pour l’instant joué dans aucun film. Mais la jeune femme a une bonne excuse: elle n’existe pas.
Tilly Norwood est la toute première actrice entièrement générée par l’intelligence artificielle et par un studio, Xicoia, qui se vante sur son site de créer des «artistes numériques». Cette propriété du groupe néerlandais Particle6, spécialisé dans l’IA, promet ainsi un talent «avec une histoire, une personnalité et une voix unique», capable «d’interactions non scénarisées».
Tilly Norwood peut, d’après ses concepteurs, «engager des conversations avec [ses] fans, répondre aux tendances et même adapter [son] ton et [son] comportement aux spécificités des plateformes».
«Une actrice qui peut tout faire»…
Sur la vidéo de démonstration publiée par Eline Van der Velden, comédienne et productrice qui l’a créée, on voit d’ailleurs la jeune «actrice» dans tous types de rôles: en simili-Xéna la guerrière prête à combattre une créature fantastique, en comtesse dans un film historique, au volant d’une voiture ou devant un immeuble qui s’effondre. «Trouvez-vous une actrice qui peut tout faire!», proclame d’ailleurs la légende.
Ce qui frappe, en sachant que Tilly Norwood est entièrement générée par ordinateur, c’est d’abord son apparence physique. Répondant à tous les canons de beauté en vigueur de nos jours, la jeune femme garde cependant l’allure d’une girl next door que l’on pourrait croiser dans la rue, ni trop lisse, ni trop parfaite – ce que revendique d’ailleurs fièrement l’entreprise Particle6.
Sur l’un des extraits vidéos postés sur le compte Instagram, on la voit en train de téléphoner avec un air visiblement paniqué. Le niveau de détails du grain de peau, des sourcils et de l’expression du visage tranche radicalement avec l’IA médiocre déployée sur Facebook pour piéger les seniors inattentifs.
…et bien entraînée
Pour parvenir à ce résultat, Particle6 a développé son propre logiciel, baptisé DeepFame. Il s’agit d’un moteur de personnalités d’avatars, que l’entreprise entraîne grâce à une équipe créative, mais aussi par le biais d’interactions avec des fans. Le résultat? Des talents virtuels «émotionnellement intelligents», selon le groupe.
Parallèlement, Eline Van der Velden revendique travailler avec de véritables acteurs hollywoodiens pour créer leurs alter-ego en intelligence artificielle et les doubler à l’écran. Ce qui permet par exemple d’imaginer un Brad Pitt de vingt ans, ou la résurrection de Paul Newman. L’histoire personnelle et professionnelle du «modèle» choisi est alors pleinement intégrée à l’IA.
Avec Tilly Norwood, le principe est le même, si ce n’est qu’elle n’est pas calquée sur une actrice unique. À terme, Particle6 espère créer une quarantaine de «comédiens» comme elle. À Zürich, Eline Van der Velden a exposé son projet: «Nous croyons que la prochaine génération d'icônes culturelles sera artificiel: des stars qui ne fatiguent jamais, qui ne vieillissent jamais, et qui peuvent interagir avec les fans.»
Hollywood vent debout
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les acteurs en chair et en os d’Hollywood voient cela d’un mauvais œil. Dans sa conception même, dont les détails sont gardés secrets, Tilly Norwood indigne. «Honte à ces gens», a écrit Mara Wilson, l’actrice du film «Matilda». «Ils ont volé les visages de centaines de jeunes femmes pour créer cette ‘actrice’ IA. Vous n’auriez pas pu en embaucher une?» Mardi dernier, la puissante SAG-AFTRA, organisation qui représente un grand nombre d’acteurs et actrices aux États-Unis, a réagi dans un communiqué.
«‘Tilly Norwood’ n’est pas une actrice, c’est un personnage généré par un programme informatique et entraîné sur les performances d’innombrables professionnels, sans permission ni compensation.» L’équivalent britannique de la SAG-AFTRA s’est également posé la question de l’origine du matériau utilisé pour développer Tilly Norwood.
Mais c’est surtout l’usage qui pourrait être fait de cette «actrice» qui concentre le feu des critiques. «Le syndicat est opposé au remplacement d’artistes humains par des êtres artificiels», poursuit la SAG-AFTRA. [Tilly Norwood] n’a aucune expérience de vie dont s’inspirer, aucune émotion. Et de ce que nous avons pu constater, le public n’a aucun intérêt pour les contenus générés par ordinateur.» Emily Blunt, la star de «Sans un bruit», se dit «effrayée» dans «Variety». «On est foutus. C’est vraiment, vraiment flippant.» De Melissa Barrera, aperçue dans «Scream 6», à Abigail Breslin, qui s’est fait connaître dans «Little Miss Sunshine», de nombreuses voix ont fustigé l’intelligence artificielle.
Rien d’étonnant alors que l’usage de l’IA était déjà au cœur de la grosse grève qui a paralysé Hollywood en 2023. À l’époque, les comédiens s’inquiétaient déjà d’être remplacés par l’IA et avaient fini par obtenir des concessions des studios, notamment la mise en place d’un guide des bonnes pratiques. Dans celui-ci figure l’interdiction de dupliquer qui que ce soit artificiellement, sauf en cas d’accord explicite et de rémunération convenue.
Parole à la défense
Face au tollé, la créatrice de Tilly Norwood a utilisé le compte de son «actrice» pour répondre. «Elle ne remplace pas les êtres humains, elle est une œuvre d’art», écrit Eline Van der Velden. «C’est une expérimentation, pas une substitution. Je suis actrice moi-même et rien, certainement pas un personnage en IA, ne peut diminuer le travail et la joie de la performance humaine.»
Pour comprendre l’état d’esprit derrière Tilly Norwood, il faut se replonger dans une interview que la trentenaire a donnée au média spécialisé TellyCast. «Les gens ont peur [de l’IA] parce qu’ils ne l’ont pas utilisée», souligne-t-elle. «Ils pensent qu’on appuie sur un bouton et que la créativité disparaît. Alors que non, cela nécessite de travailler avec, de façon à l’améliorer. Vous pouvez créer beaucoup de déchets avec l’intelligence artificielle.»
https://www.youtube.com/watch?v=ffQOkrC0zXw
Surtout, la productrice pointe l’utilité de Tilly Norwood dans un contexte de restrictions budgétaires. «J’ai monté mon entreprise pour pouvoir donner vie à mes idées. Et c’est magnifique parce là, [avec l’IA] il n’y a plus besoin de bâtir une entreprise pour le faire, on peut mettre en branle ses idées seul ou avec une petite équipe. Cela démocratise la créativité, ce qui permettrait d’entendre des voix qu’on n’entend pas habituellement. C’est génial pour réduire les coûts et on est dans un moment où les budgets fondent.»
Prête à trouver un agent?
La véritable question qui subsiste est celle de l’usage final qui sera fait de Tilly Norwood. Représente-t-elle une menace réelle pour les acteurs ou n’est-ce qu’une annonce choc? L’IA, déjà largement utilisée dans les phases de post-production des films, pour améliorer à moindre coûts des décors par exemple, est-elle aussi performante pour créer des comédiens? Autrement dit, des lignes de code peuvent-elles jouer la comédie?
Eline Van der Velden l’a assuré à Zürich: une partie de l’industrie cinématographique est intéressée par ses services. «Lorsque nous avons lancé Tilly, les gens se sont demandé ce que c’était. Et maintenant, nous allons annoncer quelle agence va la représenter dans les mois à venir.» Une phrase qui, encore une fois, a fait bondir de nombreux professionnels. Certaines agences ont d’ores et déjà pris leur distance, à l’instar de Gersch, qui représente par exemple la star d’«Euphoria» Jacob Elordi. «Ce ne sera pas nous», a garanti sa présidente, Leslie Siebert, auprès de «Variety».
Mais c’est peut-être sur les phrases suivantes que l’on devrait porter notre attention. «Ceci étant dit», poursuit-elle, «le sujet va revenir sur la table et il faut que nous trouvions comment nous en emparer de la bonne façon. Mais ce n’est pas notre priorité aujourd’hui.» Nul ne sait de quoi demain sera fait.