Coincé entre Kimmel et Trump
Pourquoi Bob Iger, à la tête de Disney, est devenu le patron américain le plus détesté?

Le CEO de Disney, rappelé à la tête du groupe en catastrophe en 2022, ne cesse depuis d’enchaîner les polémiques et les mauvaises passes. La dernière en date étant la suspension du présentateur Jimmy Kimmel. Il symbolise à lui seul une Amérique fracturée.
Publié: 09:32 heures
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Bob Iger, CEO de Disney, est aujourd'hui autant critiqué par les conservateurs que les progressistes aux Etats-Unis.
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Margaux BaralonJournaliste Blick

«C’est quoi le truc avec les gens qui se sont mis soudainement à détester Bob Iger récemment?» Cette question, posée sur un forum Reddit en 2023 par un internaute déboussolé, pourrait être formulée sans en changer un seul mot deux ans plus tard. «Je sais que Disney lui a donné beaucoup d’argent pour revenir parce que l’entreprise appréciait son management, poursuit la même personne. Mais maintenant, tout le monde semble le haïr passionnément.»

De fait, Robert Allen Iger, de son patronyme complet, CEO de Disney pour la deuxième fois de sa vie professionnelle depuis 2022, semble connaître une décadence sans fin, dont l’apogée vient d’être atteinte avec l’affaire Jimmy Kimmel.

Celle-ci déchire l’Amérique depuis quinze jours. Pour s’être moqué, dans son émission «Jimmy Kimmel Live!», de la réaction de Donald Trump à l’assassinat de Charlie Kirk, l’animateur américain a été suspendu par la chaîne ABC. Or, la maison-mère de celle-ci n’est autre que Disney. Au bout de la chaîne, l’une des personnes ayant décidé de cette suspension, annulée depuis, est donc Bob Iger.

Pris en étau entre Trump et ses abonnés

C’est d’ailleurs sur lui que nombre de personnes, célébrités et inconnus, ont tenté de faire pression après la sanction à l’encontre de Jimmy Kimmel. Le créateur de «Lost», Damon Lindelof, a affirmé qu’il ne collaborerait plus avec Disney. Cynthia Nixon, inoubliable Miranda Hobbes dans «Sex and the City», s’est filmée sur Instagram juste après avoir annulé son abonnement à la plateforme Disney +. Et a encouragé ses près de deux millions de followers à faire de même.

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Si Disney a fini par rétropédaler et remettre Jimmy Kimmel à l’antenne, cette histoire illustre à quel point Bob Iger est pressé de toutes parts. D’un côté, il y a ces millions d’abonnés (près de 181 au niveau mondial en comptant ceux, outre-Atlantique, de la plateforme Hulu qui appartient à Disney) prêts à lui mener la vie dure s’ils ne l’estiment pas à la hauteur. De l’autre, le patron doit rendre des comptes à la FCC, la Federal Communications Commission.

Celle-ci est théoriquement une agence indépendante qui veille à réguler les médias américains. Dans les faits, son président, Brendan Carr, a été nommé par Donald Trump au début de l’année. Et est accusé, notamment par ses prédécesseurs, d’utiliser l’instance dans l’opposition de plus en plus féroce entre le président et la presse.

Concrètement, la FCC menace des chaînes de télévision de sanctions financières, voire d’interdiction d’émettre. Et cela tombe sur celles qui se montrent critiques envers Donald Trump. Pour ne pas froisser l’agence, Bob Iger a donc tout intérêt à se montrer complaisant avec le président américain et retirer des antennes une personnalité poil à gratter comme Jimmy Kimmel.

Le CEO démocrate…

Pourtant, au départ, difficile d’accuser Bob Iger de collusion avec l’Amérique MAGA. Lorsqu’il arrive à la tête de Disney en 2005, celui qui a commencé par la présentation de la météo sur des chaînes locales, avant de devenir reporter sur la chaîne ABC dans les années 1970, est un démocrate convaincu. A l’époque, la firme aux grandes oreilles a déjà fait du chemin vers l’inclusion, notamment envers les personnes LGBTQIA +. Dès les années 1990, les couples homosexuels qui y travaillent ont droit, comme les hétérosexuels, à une couverture santé. Mais sous l’impulsion de son nouveau patron, qui va racheter les franchises Marvel, Star Wars et le studio d’animation Pixar, elle accélère dans les décennies suivantes.

La première princesse Disney noire, celle de «La Princesse et la grenouille», apparaît ainsi en 2009. En 2018, «Black Panther» figure le premier super-héros noir. Trois ans plus tard, un couple explicitement gay est dans «Les Eternels», autre production Marvel. En 2022, un baiser gay est échangé dans «Buzz L’Eclair», signé Pixar. Et la même année, le héros Disney d’«Avalonia, l’étrange voyage», est un adolescent métis et gay. Tout ceci n’est pas un hasard. Les représentations, Bob Iger en a fait un cheval de bataille, qu’il explicite en 2017 devant les actionnaires: «Nous pouvons réellement changer le comportement des gens, les amener à mieux accepter les multiples différences, cultures et races, et toutes les autres facettes de nos vies et de notre peuple.»

Le patron est tellement «le chouchou des libéraux (au sens américain du terme, donc qui désigne les progressistes) qu’il a sérieusement pensé à se présenter comme le candidat démocrate face à Donald Trump aux élections présidentielles de 2016 et 2020», rappelle «The Telegraph». Bob Iger n’hésite d’ailleurs pas à prendre la parole lorsque l’Amérique est secouée par des controverses ou des mouvements sociaux importants. A l’instar de la mort de George Floyd, Afro-Américain tué par un policier en 2020, qui déclenche un regain du mouvement «Black Lives Matter». «Nous avons l’intention d’entretenir les débats (autour des questions de racisme) aussi longtemps qu’il le faudra pour obtenir un réel changement», déclare-t-il à l’époque.

…détesté par les conservateurs

Le septuagénaire n’est alors plus CEO de Disney. Il a été remplacé début 2020 par un autre Bob, Chapek, qui lui, refuse d’ailleurs de se lancer dans de quelconques débats politiques. La politique le rattrape néanmoins lorsqu’en Floride, où Disney possède son plus grand parc et paie des impôts faramineux, le gouverneur Ron DeSantis, républicain, décide de passer la loi «Don’t say gay» en 2022. Ce texte interdit de parler d’orientation sexuelle et de genre à l’école.

Bob Chapek refuse d’abord de se prononcer. Bob Iger lui coupe l’herbe sous le pied sur les réseaux sociaux en fustigeant la loi. Au sein de Disney, la gronde est telle contre Chapek que celui-ci sera finalement débarqué. Pour le remplacer, on rappelle alors… Iger.

Mais les convictions de ce dernier le font tanguer publiquement. Lorsqu’il décide que Disney ne fera plus de publicités sur X après le rachat du réseau social par Elon Musk et l’effondrement de toute modération, le patron de Tesla lui promet le boycott et la banqueroute.

Sur Internet, chaque annonce de film avec un peu de diversité, comme par exemple le choix d’une actrice noire pour interpréter la Petite sirène dans le remake en live-action du dessin animé, déclenche les foudres de la droite américaine. Le groupe est taxé de «wokisme» à tout va. Et ses opposants répètent leur avertissement préféré, «go woke, go broke»: si vous êtes trop progressiste, vous courez à la ruine.

Rétropédalage

Ces pressions, et plus largement le retour de bâton conservateur que connaît l’Amérique depuis la réélection de Donald Trump l’an dernier, ont sans aucun doute eu un effet sur Bob Iger. Le patron s’est fait, ces derniers mois, bien plus discret sur les questions d’inclusion. «Notre objectif numéro un est de divertir», explique-t-il en 2024 à CNBC, qui l’interroge précisément sur le qualificatif «woke». «Nous n’avons pas pour but de faire passer prioritairement un message dans nos films et nos séries.»

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Il a beau avoir l’allure du ‘Monsieur Sympa d’Hollywood’, il ne s’intéresse qu’au business
Source anonyme de Disney
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L’affaire Kimmel est aussi l’occasion, pour les spécialistes, de souligner qu’il est une chose plus importante pour Bob Iger que ses convictions et l’amitié personnelle qu’il entretient avec son présentateur: laisser une bonne image de lui, alors qu’il s’apprête à raccrocher les gants, pour de bon cette fois, dans une quinzaine de mois.

«Il a le cuir peu épais et n’aime pas être critiqué», analyse Matthew Belloni, journaliste spécialiste d’Hollywood et fondateur du média Puck, dans son podcast «The Town». «Il ne veut pas qu’on remette en cause son jugement, son leadership ni son héritage (à la tête de Disney).» Une source anonyme chez l’entreprise aux grandes oreilles abonde auprès du média «Page Six»: «Il essaie de maintenir le navire à flot. Il a beau avoir l’allure du ‘Monsieur Sympa d’Hollywood’, il ne s’intéresse qu’au business.»

La fracture de la grève

En réalité, cela fait un bon moment que Bob Iger a perdu son aura de gentil patron. La rupture avec une partie de l’industrie audiovisuelle ne date pas de ses derniers rétropédalages idéologiques, mais bien d’un autre événement: la grève des scénaristes et des acteurs qui a secoué Hollywood en 2023. A l’époque, les grévistes demandent notamment des garanties sur l’utilisation de l’intelligence artificielle et une prise en compte, dans le calcul de leurs rémunérations, des nouveaux modes de diffusions des films et des séries sur les plateformes de streaming.

En face, lesdites plateformes se montrent inflexibles. Et Bob Iger a des mots très durs, jugeant les exigences des grévistes «irréalistes» et les accusant de mettre en péril une industrie déjà affaiblie par la pandémie de Covid-19. Des propos peu amènes qui passent d’autant plus mal que le CEO gagne alors plus de 30 millions de dollars par an. Chiffre déjà obsolète puisque depuis, Bob Iger a négocié une augmentation de ses revenus de 30% en 2025, pour qu’ils atteignent plus de 41 millions de dollars annuels.

Savoir se retirer à temps

Aujourd’hui, à force de vouloir plaire à tout le monde, le patron de Disney semble ne plus s’attirer les faveurs de personne. Quatrième marque la plus appréciée aux Etats-Unis en 2019, selon un baromètre Axios-Harris, la firme aux grandes oreilles pointe désormais en 76e position. Ses atermoiements politiques ne sont pas les seuls en cause: sa propension à étirer sans fin des franchises pour déployer des suites, des spin-off et des remakes sans intérêt a également pesé dans la balance.

Quoi qu’il en soit, la position délicate de Bob Iger, ancien hérault progressiste devenu trop lâche pour ses partisans mais toujours trop progressiste pour ses opposants, devient intenable. Et les soubresauts que connaît Disney avec l’affaire Kimmel ne lui permettent plus d’exercer ses fonctions sereinement.

Désormais quasiment milliardaire (sa fortune personnelle dépasserait les 700 millions de dollars, selon la presse américaine), peut-être aurait-il dû écouter ce qu’on lui disait dès l’an dernier, lors d’une rencontre devant les annonceurs. «Bob Iger, ce mec, devrait être retraité à l’heure qu’il est! Tu devrais être quelque part sur un yacht!» Le présentateur de la soirée? Jimmy Kimmel lui-même…

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