Cela s’est passé le lundi 26 mai dernier, peu avant 16h, au chemin de Chèvres 10, dans la commune Vernier. Martine (prénom d’emprunt) se balade avec son chien sur un sentier longeant le Rhône, au niveau de l’usine de Givaudan, lorsqu’elle constate que l’eau est colorée et irisée à cet endroit. Un indice typique de pollution qui doit inquiéter, d'après le site de l'administration cantonale. La multinationale genevoise, l’un des leaders mondiaux des arômes et parfums, détient ici son premier site de production au monde. Si Martine n’était pas passée par là, la pollution n’aurait pas été détectée par les systèmes de Givaudan prévus à cet effet.
Voyant l’eau colorée du Rhône, la promeneuse prend des vidéos avec son portable. «Je trouvais cela bizarre, et m’interrogeais sur ce que je devais faire. Le temps que je réagisse, 20 minutes avaient déjà passé. J’ai appelé le 118 à 16h17».
Pendant ce temps, les traces s'atténuent déjà. Quand arrive le premier pompier du Service d’incendie et de secours (SIS), il est 16h50, selon notre témoin. Il appelle Givaudan. L’entreprise envoie quatre personnes, dont deux chimistes.
Peu d'empressement à agir
Ces derniers, ainsi que le pompier de la Ville, semblent initialement minimiser l'incident. Martine insiste et leur montre les vidéos qu’elle a réalisées lors des premières minutes du constat. Les responsables de Givaudan indiquent que l’entreprise peut elle-même procéder à un contrôle de l’eau et qu’elle transmettra au besoin les résultats à l'Etat, raconte notre témoin.
Puis les pompiers constatent que l’écoulement vient bien de Givaudan. Au SIS, le chef de la communication Nicolas Millot nous confirme avoir envoyé un officier sur place pour faire une reconnaissance. «Les premiers renseignements, arrivés à 17h, indiquaient un écoulement qui provenait bien de l’usine et en particulier d’un système de refroidissement, qui a ensuite été stoppé par l'entreprise».
Contrôle de l'Etat demandé
«L’installation a été mise à l’arrêt dès que le problème a été détecté», nous répond, du côté de Givaudan, le porte-parole Tomas Roztocil. «Les eaux de refroidissement étaient légèrement contaminées», explique-t-il.
Pour notre témoin, cela ne pouvait s'arrêter là. «J’ai exigé qu’il y ait un contrôle de l’Etat», poursuit Martine. L'Etat, c'est l'Office cantonal de l'eau, ou «Police des eaux», qui relève du Département du Territoire d'Antonio Hodgers. Mais les employés de Givaudan, ainsi que le 1er pompier sur place, ne trouvaient pas cela nécessaire, arguant qu'il s'agit d'une «entreprise réputée et sérieuse». «Mais j’étais certaine qu’il fallait faire analyser ce produit par l’Office cantonal de l’eau. J'ai insisté pour que le 1er pompier appelle quelqu’un pour prélever un échantillon, et qu’un contrôle soit fait également dans les bacs de l’entreprise».
Echantillon prélevé pour l'Etat
Suite à ses requêtes persistantes, le 1er pompier appelle son collègue, occupé sur une autre contamination des eaux à la Seymaz le même jour. «Le 2ème pompier arrive alors, et semble contrarié: il devait remplacer sur cette mission un collègue absent ce jour-là.» Il est alors déjà 18h39, précise Martine.
Le pompier numéro 2 effectue des prélèvements dans l’eau. «Entre-temps, les fuites se sont encore atténuées», regrette notre promeneuse. Finalement, des vérifications sont également menées dans les bacs en entreprise.
Le SIS, de son côté, confirme avoir envoyé un spécialiste NRBC (nucléaire, radiologique, bactériologique et chimique) pour effectuer des prélèvements dans des éprouvettes, destinés à être ensuite transmis à l’Office cantonal des eaux pour les analyses plus détaillées.
Conduite usée chez Givaudan
A 20h39, un officier des SIS sur place constate que le problème est toujours présent. A 22h42, la Police des eaux interdit tout rejet dans le Rhône, et le SIS termine son opération à 23h20. «C’est ensuite l’usine qui a repris en mains la mise en conformité, en collaboration avec les services de l’Etat», nous informe Nicolas Millot.
Le mercredi 28 mai, l’entreprise avait effectué des investigations de son côté, suite au constat des pompiers dans les bacs de décantation. Et cela s'est confirmé: Martine a appris qu'il y avait effectivement une usure dans une conduite du système de refroidissement, et un polluant avait ainsi fuité dans le Rhône. Le système de refroidissement absorbe l’eau du Rhône. S’il est intact, l’eau n’est pas polluée. Mais dans ce cas, comme il avait subi une usure, un produit polluant a pu s’y infiltrer. La conduite a été réparée dans les deux jours qui ont suivi l'incident, vérifiée et contrôlée, puis finalement remise en service 10 jours plus tard, d'après le porte-parole Tomas Roztocil.
Seuil de détection abaissé
Comment Givaudan gère-t-elle ce risque et s’assure-t-elle que cela ne se reproduira plus? «Un monitoring est assuré en permanence, explique Tomas Roztocil. Mais concernant l’incident du 26 mai, les concentrations étaient insuffisantes pour être détectables par le système, poursuit le porte-parole. Nous avons alors abaissé notre seuil de détection depuis, pour pouvoir assurer un suivi plus fin. Nous avons donc tiré les leçons et pris les mesures correctives de manière à améliorer encore la sécurité de l’installation.»
Martine regrette d’avoir dû batailler avec 4 personnes de Givaudan et 2 pompiers avant que le problème ne soit véritablement reconnu: «Heureusement que j’ai insisté et exigé que les pompiers viennent faire un prélèvement. Il aura fallu attendre plus de 2 heures pour que le pompier le fasse, ce qui est bien dommage car le produit était dès lors largement dissous.»
Désormais, dans les mois qui ont suivi, la balle était dans le camp des services d'Antonio Hodgers. Le rôle des pompiers dans de telles situations s'arrêtait à la vérification d’urgence afin d'établir s’il y avait danger immédiat pour les usagers du Rhône, ainsi que pour la faune et de la flore, puis de signaler les pollutions à la Police des Eaux, à laquelle il incombait ensuite d’examiner plus en profondeur la composition des prélèvements. Dans ce cas, le produit s’étant vite dilué le jour-même, et les quantités ayant été limitées, les pompiers ont jugé sur le moment qu’il n’y avait pas de mise en danger immédiate, mais qu’il fallait stopper l’écoulement.
Le canton se repose sur Givaudan
Du côté du canton, la Police des Eaux devait nous transmettre les résultats des analyses ces derniers jours. Nous sommes quatre mois après l'incident. Surprise: au final, les échantillons prélevés par le SIS n’ont jamais été analysés par le Département du Territoire, nous répond Pauline de Salis, la secrétaire générale adjointe, chargée de la communication du Département. En effet, les services d'Antonio Hodgers ont jugé suffisant de se baser sur l’analyse de Givaudan lui-même.
D’après ces informations, que Blick a reçues de Pauline de Salis: «Malgré une irisation ponctuelle sur le Rhône (liée au Benzaldheyde), les constats du SIS sur site ont confirmé une pollution minime sur le Rhône. Cette pollution a été maintenue dans les bassins de Givaudan dès que l’alerte a été reçue. On sait par ailleurs que quelques gouttes de produit provoquent vite plusieurs mètres carrés d’irisation sur l’eau». Au total, le rejet de polluant se serait limité à maximum 15-20 kg sur 9 heures: le rejet est donc qualifié de «minime et non impactant pour l’environnement pour un site industriel de cette taille, comparé à la pollution chronique tolérable dans les normes de rejets de la station d’épuration».
Témoin «choquée et scandalisée»
Ayant lu la réponse du Département, Martine n’en croit pas ses yeux: «Je suis choquée et scandalisée que ce ne soit pas l'Etat lui-même qui ait procédé à l'analyse des prélèvements, et qu'il ait laissé cette tâche au pollueur lui-même». Pour notre témoin, les citoyens pensent que l'Etat assure ce travail et cet exemple montre que ce n'est pas le cas. «Ce n'est certainement pas à l'entreprise de le faire, en raison du risque de dissumulation de résultats qui peut survenir, dû à la gravité et aux conséquences potentielles».
Si la spécialité NRBC et les services de l'Etat sont là, c'est pour assurer la fiabilité des résultats, ajoute Martine. «Les prélèvements dans le Rhône et dans les bacs de rétention ont été pris par des pompiers spécialisés et responsables d'analyser les échantillons. C'est un devoir et une responsabilité de l'Etat de protéger les citoyens». Mais surtout, réagit-elle encore au message du Département, «s’il n’y a pas eu d’impact encore plus grave sur l’environnement, c’est bien parce que j'ai alerté le SIS dès que j'ai pu, puis insisté longuement pour que des prélèvements soient réalisés. Sans mon intervention, les écoulements se seraient poursuivis plus longtemps, et l'impact environnemental n'aurait pu être minimisé.»