Stupeur! Un Suisse prétendant être une «personnalité politiquement exposée» a été condamné à deux ans de prison avec sursis pendant trois ans, ce 4 août, après qu’il a reconnu avoir agressé une femme de ménage dans l’hôtel où il résidait, à Malte. Pour ne pas nuire à sa carrière, la justice a accepté de protéger l’identité de cet homme de 59 ans, qui a attrapé sa victime dans sa chambre en étant nu avant de lui imposer des baisers sur le cou et le visage, dévoile le «Times of Malta».
Une révélation qui a alimenté les plus folles spéculations dans notre pays. Qui est le politicien, a priori de premier plan au regard des informations figurant dans la presse, qui aurait bénéficié de son rang pour ne pas avoir à rendre des comptes à ses électrices et électeurs? D’après les recherches de «L’illustré», le délinquant sexuel est en réalité loin d’être un tribun.
Il s’agit d’un concessionnaire automobile tessinois qui s’est uniquement présenté à une élection locale sous l’étiquette du Centre sans toutefois réussir à se faire élire. Depuis, cet individu a été viré de son parti mais nous a fait savoir, par la voix de ses avocats, avoir été «poussé à reconnaître des accusations infondées et mensongères, dans le seul but de préserver sa santé et de pouvoir quitter le pays». Il a en outre annoncé son intention de faire recours et de contester son exclusion du Centre.
Quoi qu’il en soit, le fait que l’identité d’un agresseur soit caviardée par les autorités en raison de son statut de représentant du peuple interpelle. Bientôt quinze ans après le coup de tonnerre Dominique Strauss-Kahn et huit ans après le séisme #MeToo, l’avocate et conseillère nationale socialiste vaudoise Jessica Jaccoud tape du poing sur la table et liste les solutions politiques qu’il serait urgent d’adopter. Interview.
Jessica Jaccoud, qu’un pseudo-politicien suisse agresseur sexuel puisse se prévaloir de son statut de personnalité pour obtenir l’anonymat d’un tribunal maltais afin de ne pas mettre en danger sa carrière, cela vous choque-t-il?
Oui. La publicité des débats est l’un des fondamentaux de notre justice pénale. Cela veut dire que les débats sont publics et que la presse a le droit d’y assister. On peut imaginer que si un tel procès avait eu lieu en Suisse, avec une personnalité politiquement exposée, la presse aurait estimé qu’il existe un intérêt public à dévoiler l’identité de l’agresseur. Cela me surprend qu’on puisse utiliser le statut politique pour être davantage protégé qu’un citoyen lambda. D’autant plus que ce statut semble ici être exagéré, puisque l’agresseur n’a été qu’un candidat du Centre à une élection locale dans le canton du Tessin.
Cette largesse de la justice maltaise rappelle les mots de La Fontaine: «Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.» C’est une réalité, une personnalité politique mise en cause s’en sortira toujours mieux que M. et Mme Tout-le-Monde?
Tout le monde est égal devant la loi. Il n’y a aucune raison – je dis bien aucune! – qu’un politicien soit mieux traité ou protégé parce qu’il est politicien. Au contraire. Quand on est élu du peuple, quand on le représente, on se doit de respecter un devoir de probité. Dans une affaire où un élu commettrait une agression à la Dominique Strauss-Kahn, je trouverais normal et même nécessaire que ses électeurs soient mis au courant.
Le devoir de probité que vous évoquez n’est-il pas qu’une chimère? A l’ère de Donald Trump, on a parfois le sentiment que les affaires glissent sur le dos des politiciens comme de l’eau sur les plumes d’un canard.
Je crois que si les agissements de Donald Trump choquent autant chez nous, c’est précisément parce que le devoir de probité fait heureusement toujours partie de la culture politique suisse. Je ne pense pas qu’il soit possible de respecter ce devoir tout en étant un agresseur sexuel, ce d’autant plus si on a la prétention d’également représenter les femmes au sein d’un hémicycle.
Revenons un instant sur le cas du Tessinois qui a agressé une femme de chambre à Malte. Vous citiez le cas Dominique Strauss-Kahn, qui remonte à 2011. Entre deux, il y a eu le séisme #MeToo. Devons-nous faire le constat que le monde n’a pas changé d’un iota pour autant?
Ce qui a changé, c’est le traitement médiatique et l’opinion publique. Rappelez-vous: les commentateurs, dans leur majorité, estimaient qu’une candidature à l’élection présidentielle française restait possible pour l’ancien patron du Fonds monétaire international (FMI). De nos jours, j’ose espérer que cela serait impensable. A part, peut-être, pour un Donald Trump. Cela dit, si des choses ont bel et bien évolué, la situation est loin d’être satisfaisante pour autant. Il est important de souligner, hier comme aujourd’hui, que les violences sexistes et sexuelles de manière générale ne sont pas un problème individuel, mais sociétal.
Qu’est-ce que cela implique?
La réponse à ces violences doit sortir du niveau individuel ou du domaine privé, pour se situer indéniablement dans la sphère publique et être prise en charge comme une problématique d’Etat. Cette lutte contre les violences de genre doit devenir une priorité nationale.
Les pouvoirs publics n’en font-ils pas déjà assez?
Clairement pas. Il reste énormément à faire, que ce soit au niveau fédéral, cantonal ou même communal. Les femmes, aujourd’hui en Suisse, ne sont pas en sécurité. Ce n’est pas moi qui l’affirme, mais Elisabeth Baume-Schneider, notre conseillère fédérale responsable du Bureau de l’égalité. Nous devons prendre conscience que nous sommes face à un problème structurel et qu’il faut donc y apporter une réponse globale.
Concrètement, qu’est-ce que cela signifie?
La liste est longue. Nous devons octroyer davantage de moyens pour la prévention, la détection et la prise en charge des victimes. Nous devons reformer en profondeur notre système judiciaire. Des tribunaux et des brigades de police spécialisés sont une absolue nécessité! Nous devons allouer des moyens beaucoup plus conséquents pour les centres d’aide aux victimes LAVI. Nous devons protéger les femmes contre les risques liés aux armes à feu, qui sont encore en trop grand nombre dans les mains d’hommes violents. Nous devons faire en sorte que les femmes et les jeunes filles puissent faire leur jogging, sortir le soir ou simplement traverser une gare en se sentant en sécurité. Et, par-dessus tout, nous devons trouver insupportable que cela ne soit pas acquis, aujourd’hui, en Suisse.
Vous avez récemment accompagné le conseiller fédéral responsable de la Justice, Beat Jans, en Espagne. Que fait l’Espagne de juste que nous ne faisons pas?
L’Espagne fait énormément depuis vingt-cinq ans. Cela nous permet donc d’avoir du recul sur l’efficacité de leurs politiques publiques. L’étendue des mesures reflète une approche holistique, notamment concernant la question de la répression, avec des brigades spécialisées et des tribunaux spécialisés. J’insiste beaucoup sur ce point parce que cela permet une prise en charge efficace et adéquate des victimes. Ces tribunaux espagnols vont, dans des cas de violences de genre, traiter de l’expulsion du domicile, de la mise en place d’un bracelet électronique, de la garde des enfants et des mesures d’éloignement. Tout cela sans que la victime doive aller raconter 17 fois son histoire à 17 autorités différentes qui la remettront 17 fois en doute, entraînant un risque de victimisation secondaire.
Quelles autres mesures vous ont semblé pertinentes?
L’allocation d’aides directes, y compris financières, pour permettre aux femmes victimes de s’émanciper en se relogeant ou en trouvant du travail. Autre point essentiel: depuis vingt ans maintenant, l’Espagne reconnaît les enfants en tant que victimes directes des violences de genre. Ce n’est pas le cas en Suisse. Cette vision a un impact majeur! Dans la prise en charge des victimes, les enfants sont directement éloignés du père violent. Il est ainsi moins difficile pour les femmes d’aller demander de l’aide, car elles sont libérées de la crainte de perdre leurs enfants ou de ne pas pouvoir les protéger. Citons aussi le bracelet électronique ou encore le numéro d’urgence dédié, mais aussi les différents canaux WhatsApp accessibles dans 53 langues différentes.
Qu’est-ce que ces avancées ont permis?
Une chute drastique des féminicides. On remarque que les efforts doivent se poursuivre dans le temps, mais qu’ils fonctionnent. J’ai envie de vous dire que cela rend les choses encore plus frustrantes! En Suisse, nous savons ce qu’il faudrait faire, mais nous ne le faisons pas.
Pourquoi, d’après vous?
Le fédéralisme joue un rôle. Néanmoins, tout mettre sur le dos du fonctionnement de nos institutions serait un peu facile. N’ayons pas peur des mots: à l’heure actuelle, il n’y a pas de volonté politique. Et cette absence tue des femmes. En Espagne, le premier pacte en la matière a été adopté à l’unanimité du Parlement. A Berne, les choses sont différentes. Il est par contre nettement plus aisé pour la majorité de débloquer 1 milliard de francs pour l’achat de munitions.
Dans votre liste de mesures, aucune ne concerne l’immigration. A vos yeux, l’Union démocratique du centre (UDC) fait fausse route en liant les phénomènes?
Ce n’est pas une question d’opinion: c’est factuellement faux! Et surtout contre-productif. Les féminicides sont majoritairement commis par des Suisses. Les chiffres sont encore plus élevés quand il y a l’utilisation d’une arme à feu. La seule constante, c’est qu’il s’agit d’hommes qui agressent, violent ou tuent des femmes.
Ce n’est donc pas en limitant l’immigration que l’on va défendre les femmes?
Non, en aucun cas. Et j’aimerais dire à l’UDC que nous savons pertinemment quelles mesures fonctionnent et qu’il appartient à ses représentants de les soutenir. A moins qu’ils s’accommodent de voir la moitié de la population en Suisse se sentir en insécurité à son domicile, à son travail et dans l’espace public? Personnellement, cela n’est pas mon cas.
Cet article a été publié initialement dans le n°33 de «L'illustré», paru en kiosque le 14 août 2025.
Cet article a été publié initialement dans le n°33 de «L'illustré», paru en kiosque le 14 août 2025.