Le document de 2017 ressemble aujourd’hui à un avertissement oublié. Le président américain Donald Trump a récemment imposé à la Suisse des droits de douane punitifs de 39%, en raison de son irritation face au déficit commercial. Pourtant, le risque était déjà identifié des années auparavant. A peine Trump installé à la Maison Blanche en 2017, l’alarme avait retenti à Berne. Des économistes de la Confédération avaient noté noir sur blanc à quel point sa politique commerciale pouvait représenter une menace pour la Suisse.
Une des rares constantes chez Trump reste sa haine envers les déficits commerciaux. Sa logique est simple: les pays qui exportent davantage vers les Etats-Unis que l’inverse sont perçus comme des voleurs. Pourquoi, alors, Berne s’est-elle crue à l’abri si longtemps? En partie parce que l’expérience de son premier mandat avait donné un faux sentiment de sécurité, comme le montre l’examen des faits.
En janvier 2025, au moment où Trump renforçait ses menaces douanières, le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) affichait encore sa sérénité. «La Suisse a eu d’excellentes relations avec les Etats-Unis sous la première administration Trump. Nous allons poursuivre sur cette voie», affirmait-il.
I. La Suisse est prévenue
En mars 2017, les économistes du Seco publient un rapport spécial intitulé «Tendances conjoncturelles». Ils y lancent un avertissement. Sous Trump, la politique commerciale américaine pourrait changer de cap. Pour le nouveau président, les déficits sont la preuve de pratiques «déloyales» et son administration veut lutter plus fermement contre cela. La Suisse pourrait donc être directement concernée par «des changements profonds».
Le rapport montre combien les Etats-Unis sont devenus essentiels pour le commerce extérieur suisse, tout en soulignant que le pays affiche un «excédent croissant» dans les échanges de marchandises. Ce que les Américains oublient volontiers, c’est que cet excédent est largement compensé par le fait qu’ils exportent beaucoup plus de services vers la Suisse. Une grande partie du déséquilibre provient du commerce de l’or, qui transite par la Suisse sans véritable impact sur son industrie nationale.
Les diplomates craignent alors que cet excédent n’entraîne des représailles. Pourtant, la confiance revient vite. Les Etats-Unis n’oseraient pas frapper un partenaire comme la Suisse, pense-t-on. «Cette impression était nourrie par des signaux venus des plus hautes sphères américaines», confie un ancien haut fonctionnaire fédéral. «Cela s’est prolongé jusqu’au début du deuxième mandat de Trump.» En d'autres termes, la Suisse s'est laissée aveugler par de belles paroles.
II. La Suisse respire
En juin 2017, le ministre de l’Economie de l'époque Johann Schneider-Ammann rencontre à Washington son homologue américain Wilbur Ross. Le conseiller fédéral revient rassuré. Les Américains savent qu’il existe «un excédent dans les biens, mais un avantage pour eux dans les services». Wilbur Ross affirme qu’il n’y a pas de problème avec la Suisse et parle même d’«une certaine fin d’alerte», rapporte Johann Schneider-Ammann.
A Berne, on retient que Washington reconnaît l’importance des services. Les diplomates passent alors à l’offensive. A chaque occasion, ils rappellent que les entreprises suisses investissent des milliards aux Etats-Unis, créent des emplois et versent de bons salaires. Au Seco, on parle d’«approche globale des relations économiques bilatérales».
III. La Suisse se laisse bercer
Ed McMullen, proche de Trump, devient en 2017 ambassadeur des Etats-Unis à Berne. Il minimise régulièrement le déficit commercial. «Si vous prenez en compte les services, nous avons des relations presque équilibrées», déclarait-il en 2019 au «Tages-Anzeiger».
Ses propos reprennent presque mot pour mot la rhétorique suisse. La Suisse est «petite mais très importante», rappelait-il, en soulignant qu’elle est le septième investisseur aux Etats-Unis et que ses entreprises y créent 500'000 emplois bien rémunérés. A Berne, l’idée d’un accord de libre-échange refait même surface.
IV. La Suisse se sent en sécurité
En 2017, Washington inscrit la Suisse sur sa «liste d’observation des manipulations monétaires», en raison de l’excédent commercial et des interventions de la Banque nationale. A Berne, on relativise: les Américains reconnaissent à nouveau dans leurs rapports l’importance des services et admettent qu’une «part significative» de l’excédent vient du commerce de l’or.
Quand, en 2019, Robert Lighthizer, représentant de Trump pour le commerce, évoque d’éventuelles taxes sur les importations pharmaceutiques suisses, Berne obtient rapidement des assurances. Ce n’est pas un projet concret, mais plutôt une joute politique. Selon des initiés, Robert Lighthizer préfère s’attaquer à la Chine ou à l’Union européenne (UE) qu’à un petit Etat prospère.
Cette phase renforce l’impression d’un statut particulier pour la Suisse. En 2019, Donald Trump reçoit même le président de la Confédération Ueli Maurer à la Maison Blanche. «Cela faisait longtemps qu’il n’y avait pas eu une telle proximité», se souvient l’ancien conseiller fédéral.
V. La Suisse prend une claque
En 2021, Trump quitte temporairement la Maison Blanche, et Ed McMullen rentre aux Etats-Unis peu avant. A Berne, c’est le soulagement, doublé de la conviction d’avoir bénéficié d’un «accès privilégié».
Le sentiment que le déficit commercial pesait peu continue donc à s’ancrer, et perdure jusqu’au retour de Trump au pouvoir. «On a d’abord sous-estimé à quel point la question du commerce des marchandises lui tenait à cœur. Ensuite, qu’au final, seuls ses caprices comptaient. Et enfin, qu’il se moquait des détails», résume l’ex-haut fonctionnaire.
Les proches de Trump, ajoute-t-il, étaient des bluffeurs qui ont endormi Berne. Pour Trump, s’attaquer à un petit pays riche n’était rien de plus qu’une cible facile à atteindre. La chute de la Suisse n’en a été que plus brutale.