«C'est la façon de négocier aux Etats-Unis, il faudra s'y faire», a conclu hier Guy Parmelin à la conférence du Conseil fédéral, qui clôturait – pour l’heure – le dossier douloureux des droits de douane punitifs de 39%. Mais le problème, «là où la chatte avait mal au pied», comme dirait le conseiller fédéral, n’est-il pas celui des compétences en négociation?
Sur les réseaux sociaux, des internautes commentent: «ils auraient dû envoyer Blocher», ou «Federer». Justement: quelles compétences faudrait-il en réalité pour savoir obtenir un «deal» correct avec un Donald Trump? Qu’a-t-il manqué à nos conseillers fédéraux? Blick a interrogé des maîtres en négociation. Petit manuel détaillé, et parfois machiavélique, de l'art de la négociation – le vrai.
L’un de ces maîtres en négociation a même directement négocié avec Donald Trump, à New York dans les années 90: Juerg Stäubli. L’homme d’affaires et investisseur suisse qui, comme Trump, a fait carrière dans la finance et l’immobilier dans les années 80, ne pense pas que la Suisse ait envoyé les bonnes personnes discuter avec le président américain.
Cultiver la puissance
«J‘avais rencontré Trump pour une négociation à New York au nom de banques suisses, lorsqu‘il était en sursis concordataire, nous raconte-t-il. N’oublions pas que c’est un pur dealmaker. Sa façon est de demander le double ou le triple de ce qu’il veut à l'arrivée J‘avais compris qu‘il respecte uniquement des interlocuteurs forts, et idéalement pour lesquels il a une certaine admiration et par conséquent du respect. Cela est par exemple le cas pour Vladimir Poutine.»
Dans le cas de la Suisse, poursuit Juerg Staübli, la subtilité est qu’il ne convient pas de traiter d’égal à égal avec lui. «Comme il a un ego complètement surdimensionné, il faut le caresser dans le sens du poil, car c’est lui qui tient le couteau par le manche.»
«Trump est quelqu'un qui respecte beaucoup la force, estime aussi Tarik Lamkarfeld, ambassadeur et négociateur de Trusted Agency, leader des agences de négociation francophones dans le monde. La force, ici, ce serait pour la Suisse d'afficher une capacité d'alliances. De dégager une forme de puissance qui émane de la capacité à représenter des blocs, à faire asseoir plusieurs pays à la même table pour négocier face à Trump. Or la Suisse a fait cavalier seul, en tant que petit pays, avec très peu d'arguments comparé à des blocs comme l'UE.»
A l'inverse, les pays du Golfe, par exemple, ont négocié en tant que bloc, et sur de multiples leviers, relève l'expert en négociation. «Que ce soit MBS (ndlr: Mohammed ben Salmane) en Arabie Saoudite, ou MBZ (ndlr: Mohammed ben Zayed Al Nahyane) aux Emirats, ils ont la capacité de faire bouger des blocs. D'où un deal à la fois économique, financier et militaire avec Trump. Ce sont des personnes qui ont le bras assez long pour faire bouger les lignes. Les Suisses ont agi seuls de leur côté, et les Japonais aussi, alors qu'ils avaient les mêmes intérêts par exemple. Or la Suisse seule ne représente pas une volume d'affaires suffisant, elle n'a pas le même impact, et au final, tout se joue là-dessus.»
Marchand de tapis, c'est tout un métier
Ce qui se déroule pendant la négociation est d'ordre hautement psychologique. Pour Juerg Staübli, «le bon profil de négociateur face à Trump doit être une personne qui soit ferme, sans avoir l’air professoral, sans vouloir lui donner des leçons. Trump a besoin de 'gagner', donc il faut lui promettre des deals, comme l‘achat de gaz et de pétrole américain sur une longue durée. Après son départ de la Maison Blanche, l‘accord pourra être revu!», suggère l’homme d’affaires qui possède depuis 10 ans une banque au Kirghizstan, et dont la fortune est estimée à environ 700 millions de francs par «Bilan».
Juerg Staübli garde toutefois confiance en l’administration fédérale. «Je pense sincèrement que notre Secrétaire d‘Etat Hélène Budliger peut réussir par ses connaissances, car elle est de loin la meilleure à Berne en matière économique, mais pour autant qu’elle puisse agir, et qu’elle soit accompagnée par une personnalité que Trump respecte, comme par exemple Sergio Ermotti, le CEO d’UBS.»
«Au fond, il faut savoir être un marchand de tapis, un peu comme moi, s'amuse Claude Romy, administrateur indépendant et spécialiste en fusions & acquisitions. Et aussi savoir parler anglais! Parmelin qui ne parle pas un mot d’anglais, ce n’est pas possible.» Savoir négocier est un métier, «il y a des gens qui font ça tous les jours, ajoute Claude Romy. C’est une erreur de vouloir absolument que ce soient des conseillers fédéraux qui parlent à Trump. Je ne sais pas pourquoi le Conseil fédéral agit de manière hiérarchique, il faut envoyer les meilleurs, et eux peuvent se mettre en retrait; d’ailleurs Trump ne savait pas même quel était le rang exact de KKS».
Faire le marchand de tapis, explique Claude Romy, c’est savoir donner ici, prendre là, mais surtout savoir écouter les attentes de l’interlocuteur. «Apparemment, KKS n’a pas beaucoup écouté, elle a essayé de le mettre sous pression, de le convaincre.» Pour le spécialiste, il est évident qu’il faut former les conseillers fédéraux à «être davantage que de bons gestionnaires, car les qualités de négociateur, cela ne s’improvise pas.» Si Juerg Staübli évoque Sergio Ermotti, Claude Romy lui, n’hésite pas à recommander un Roger Federer dans une telle délégation, rappelant qu’il est aussi un homme d’affaires, en plus d’un sportif hautement respecté.
A malin, malin et demi
Dès lors, faut-il une personnalité charismatique, pour négocier avec Trump? Il ne faut pas lui trouver un double, mais plutôt un ou une égal, répond Dominique Freymond, administrateur indépendant, qui a conseillé de multiples conseils d’administration où se jouent des dynamiques complexes de pouvoir.
«Trump considère qu’il est unique, le meilleur, sans égal! Il serait immédiatement en concurrence d’ego, d’attention, de pouvoir avec un 'jumeau'. Par contre il veut bien traiter avec des gens de pouvoir, même s'ils ne partagent pas ses valeurs. Poutine, Xi Jinping mais aussi Georgia Meloni, l’impressionnent. Il a besoin de sentir une forte personnalité qui assume son pouvoir, recherche avec lui des deals, un joueur ou une joueuse de poker qui a quand même de quoi bluffer. Il n’aime pas les bisounours, les gentils, les petits bourgeois honnêtes… ».
Comme l'on ferait face aux grands fauves, il faut un certain cran, et même beaucoup de cran, ajoute Dominique Freymond: «Il faut une personne qui ne se laisse pas impressionner, lui serre vigoureusement la main et qui sache le flatter avec la bonne dose de subtilité». A l'instar de Juerg Staübli, Dominique Freymond préconise une dose de ruse. A malin, malin et demi, forcément. «Il faut être capable de lui promettre des choses irréalisables à moyen terme, mais si cela permet à Trump de se vanter qu’il a gagné un deal aujourd’hui, cela lui suffit!»
En outre, parler à Trump, c’est maîtriser le verbe et égaler en vivacité d’esprit ce communicateur-né, selon l'administrateur. «Il faut une bonne capacité rhétorique, une préparation minutieuse avant la rencontre, avoir en tête quelles cartes jouer et à quel moment, et ne pas avoir peur de bluffer… donc quelqu’un de très intelligent. Mais qui n’a pas besoin de le montrer et qui sait se mettre en position basse face à Trump pour mieux le manipuler…»
15% d'aptitude, 85% d'attitude
«Dans une négociation, il y a deux aspects, il y a CE qu'on négocie et AVEC QUI on négocie, souligne Steve A. Tineo, négociateur professionnel et expert en résolution des conflits, formateur dans plusieurs universités, dont Oxford. On ne met pas assez en avant le capital humain». Les profils sollicités, du côté de la Confédération, sont des gens académiques, rationnels, qui misent sur le logique, le vérifiable, le fonctionnel, regrette l'expert.
«Or avec Trump, nous sommes face à un type de narcissisme malin, comme attesté par une septantaine de psychiatres américains. Cela requiert, en face, un profil charmeur, manipulateur positif, qui sache le complimenter». Un profil très éloigné, en somme, de celui de Karin Keller-Sutter. «Mme von der Leyen a promis 600 milliards d'investissements, et improvisera plus tard. Le publicitaire Richard Attias a réussi à attirer deux fois Donald Trump à son événement, le 'Davos du désert', et ce gratuitement, en sachant le charmer. Le succès est dans l'aptitude à 15%, et dans l'attitude à 85%!»
Pour Steve Tineo, les Suisses auraient donc dû savoir qu'ils ne négociaient pas uniquement quelque chose, mais qu'ils négociaient surtout avec quelqu'un. «Et avec quelqu'un d'extrêmement particulier, qu'il faut traiter différemment, qui nécessite plus de psychologie et d'intelligence émotionnelle. Tout comme Zelensky est venu dans le bureau de Trump et l'a vexé, Madame Keller-Sutter l'a vexé humainement car elle n'a pas su lire quel type d'homme elle avait en face.»
Des négociateurs de très haut niveau existent en Suisse
«Il y a plusieurs groupes de négociateurs, en Suisse, de très haut niveau, qui préparent des délégations à travers le monde à des négociations et des médiations, et pourtant nous ne sommes jamais appelés par les services diplomatiques de Berne pour fournir du conseil», regrette Steve Tineo.
«Ce que les Suisses ont oublié, c'est que les négociations servent à la résolution des conflits, et non à réitérer ses positions en énumérant une liste d'arguments», diagnostique pour sa part Giuseppe Conti, professeur de négociation et d'influence dans de nombreuses business schools en Suisse et à travers le monde, qui publie ce 8 septembre son premier ouvrage, «Negotiation + Influencing = Success».
«La Confédération a besoin d'une nouvelle équipe de négociateurs, qui sera capable de comprendre les enjeux et priorités cachés et émotionnels de Donald Trump dans cette négociation avec la Suisse, Madame Keller-Sutter participant qu'en dernier ressort», recommande Giuseppe Conti, qui a été classé «Global Guru» de la négociation en 2025.
Pour lui, la première étape consistera à reprendre les discussions en coulisses avec les Américains, histoire d'améliorer la compréhension de la situation. Il cite l'exemple réussi de négociation de la présidente mexicaine Claudia Scheinbaum avec Trump. «Elle semble avoir trouvé le bon équilibre entre l'accès à Trump et une certaine déférence, en soignant le fond quant aux données qu'elle présente, mais encore plus la forme. Car au final, il ne s'agit pas de l'information en elle-même, il s'agit de la manière de la présenter: il faut que cela résonne auprès de Trump. Il est vrai qu'elle a en mains des cartes qui comptent aux yeux de Trump. A la Suisse, maintenant, de trouver les cartes qui comptent.»