Les juges en question
En France, l'injustice règne... dans les palais de justice

«Ministère de l'injustice»: le titre claque comme un verdict. Tout juste paru en France, cette enquête sans concessions dénonce le délabrement généralisé de l'institution judiciaire et donc, de l'Etat de droit. Un procès en règle des tribunaux français
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Dans les couloirs du Palais de justice de Paris.
Photo: DUKAS
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Richard WerlyJournaliste Blick

Demandez aux avocats d’UBS ce qu’ils pensent du fonctionnement de la justice française. Le 13 décembre 2021, tous affichaient leur colère après l’énoncé chaotique de la condamnation en appel de la banque suisse et de sa filiale française pour «blanchiment aggravé de fraude fiscale» et «démarchage bancaire illégal».

Jugement acrobatique

Imaginez la scène, dans l’une des plus belles salles d’audience de l’ancien Palais de justice de Paris, celui où s’achève actuellement le procès des attentats du 13 novembre 2015: un président de tribunal qui prononce à la va-vite un jugement à la fois inédit par son ampleur et acrobatique par son raisonnement, c'est-à-dire une peine réduite à 1,8 milliard d’euros contre 4,5 milliards en première instance (en incluant les dommages et intérêts), la confiscation de la caution d’un milliard d’euros versée par la banque, des motivations à peine détaillées...

Oublions un instant, si cela est possible, l’enquête et les faits délictueux reprochés à UBS: personne, présent dans la salle d’audience ce jour-là, n’a eu le sentiment que la justice était vraiment rendue de façon sereine et indiscutable.

Cette scène de la vie judiciaire française ne fait pas partie de l’accablante enquête réunie par Jean-Michel Decugis, Pauline Guéna et Marc Leplongeon dans leur livre choc «Ministère de l’injustice» (Grasset). Mais elle pourrait très bien y être. Car dans l’ouvrage, tout est terrifiant. Des tribunaux surchargés où les ordinateurs ne marchent pas. Des greffiers épuisés. Des avocats qui jouent la montre pour éviter les audiences difficiles pour leurs clients. Des accusés qui ne comprennent rien à l’issue de leur procès, faute d’être dûment assistés. On continue? L’application des lois républicaines est devenue une fabrique de l’injustice.

Les plus riches accusés qui contournent le droit

Tout y passe. Les plus riches accusés qui contournent le droit en profitant du sous-équipement des tribunaux. Les interférences politiques qui se poursuivent malgré la proclamation de l’indépendance de la justice. «Contrôler les magistrats, c’est avoir un œil sur la vie économique du pays, pouvoir surveiller les conflits d’entreprises et de personnes. Sentir le présent et pressentir l’avenir», jugent les auteurs.

Plus grave: «Le pouvoir, en France, n’hésite jamais à se servir de la justice pour assurer ses intérêts et asseoir son influence». Le couperet est fatal. La présence à la tête du ministère de la justice de l’ancien avocat Éric Dupond-Moretti (récemment reconduit dans ses fonctions) est mise en cause: l’intéressé, accusé de «prise illégale d'intérêts», est aujourd’hui poursuivi devant la Cour de justice de la République, compétente pour juger les membres du gouvernement.

Un constat sans merci

Oui, l’injustice règne en France. C’est le constat sans merci de ce livre salutaire qui n’excuse personne. Les juges savent profiter du système pour leur carrière. Les policiers servent la justice, ou le pouvoir, en fonction des affaires.

Les personnalités politiques utilisent les moindres failles du système pour s’en sortir en proclamant leur innocence, comme s’évertue à le faire l’ancien président Nicolas Sarkozy, déjà deux fois condamné à une peine de prison en première instance (un an ferme dans l’affaire Bygmalion, trois ans dont un an ferme dans l’affaire dite «des écoutes téléphoniques»).

«Le malaise est d’autant plus vif que beaucoup de magistrats considèrent qu’en matière de politique pénale, le ministère de la justice n’a cessé de reculer face au ministère de l’intérieur», assènent les auteurs.

La morale de l’histoire?

La morale de l’histoire? Elle est assez bien résumée dans les pages consacrées au Parquet national financier, crée en février 2014 après l’affaire du compte bancaire non déclaré en Suisse de l’ancien ministre socialiste du budget Jérôme Cahuzac. Le PNF, qui a mené l’enquête ayant conduit à la première condamnation retentissante d’UBS, est perclus de batailles internes, d’obstacles mis à sa mission, de luttes entre magistrats. «Une grande loterie judiciaire» accuse le livre. Où l’égalité des droits des plaignants est tout, sauf assurée...

Comment en finir avec «le ministère de l’injustice»? Prudemment, les auteurs n’apportent pas de réponse. Ils constatent les dégâts, inquiets de voir les fêlures du système judiciaire français s’ajouter aux fractures nationales. Dans ce pays où les élus dénoncent souvent la «République des juges», le constat est plutôt celui d’une dégradation sans merci du respect du droit. D’où, sans doute, les incivilités généralisées...

A lire: «Ministère de l’injustice» (Editions Grasset)

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