Il s’est passé quelque chose d’inhabituel, ce dimanche 7 septembre à l’UBS Arena d’Elmont, près de New-York. C’est là que, depuis deux ans, se tient la cérémonie des MTV Video Music Awards, récompensant les meilleurs clips de l’année. C’est là que, bien souvent, le rap américain repart les bras chargés de statuettes rutilantes en forme d’astronaute. Il y a une semaine pourtant, ce ne fut pas le cas. Seulement trois récompenses lui sont revenues, signe d’une année 2025 un peu faiblarde. Dont deux, pourtant, pour un phénomène: Doechii, rappeuse devenue incontournable, a raflé les prix de meilleur clip et meilleure chorégraphie pour la chanson «Anxiety».
Inspirée du tube «Somebody that I used to know» de Gotye, sorti en 2011, «Anxiety» a été dans tous les postes de radio du monde ces derniers mois. Mais ce n’est pas le seul. «Persuasive», en collaboration avec SZA, la propulse sur le devant de la scène en 2022. Et depuis, elle n’a cessé de tutoyer les sommets, notamment avec sa mixtape «Alligator never bites» en 2024. Un Grammy Award du meilleur album plus tard (elle est seulement la troisième femme de l’histoire à remporter ce prix), Doechii s’affirme comme la star montante du rap US. Mais aussi des premiers rangs de la fashion week, sur lesquels elle affiche des looks pointus.
Née dans les marécages
La musique, Doechii est tombée dedans quand elle était petite. Son père et son oncle sont tous les deux rappeurs. Mais quand on naît en 1998 à Tampa, «petite ville pourrie pleine de caravanes» en Floride, comme elle l’explique à «Interview Magazine», rien n’est vraiment facile pour autant. «Personne ne fait attention à ce qui se passe en Floride. On s’intéresse à Los Angeles, New-York, Atlanta.» Jaylah Ji'mya Hickmon, de son vrai nom, va donc devoir s’extirper des marécages de son enfance.
Elle y met du sien en découvrant la danse classique, les claquettes, le chant, le cheerleading mais, surtout, la gymnastique. Et avec ça, la douleur. «La façon dont les gymnastes s’entraînent est vraiment, vraiment dure. C’est brutal, compliqué et difficile. Mais au bout d’un moment, dans ma carrière de gymnaste, j’ai appris à embrasser et aimer la douleur», confie-t-elle à «Gay Times». «J’ai vu la douleur comme un moyen de devenir plus forte et meilleure. Cela m’a donné une discipline que je n’ai jamais perdue.» Il faut dire que l’adolescente a une revanche à prendre. À l’école, elle était la weirdo, la fille bizarre, harcelée par ses camarades. Alors elle se donne un objectif: quitte à venir de ce repère d’alligators qu’est Tampa, autant en être la princesse. «Swamp princess», «princesse des marécages», voici un titre qui claque et qu’elle a choisi elle-même. Car s’il y a bien une chose qui caractérise l’artiste, c’est que tous ses choix sont les siens. Et uniquement les siens.
Un sillon bien à elle
Cela se sent, bien sûr, dans sa musique. La rappeuse de 27 ans navigue entre les genres avec une aisance déconcertante. Si elle-même définit son style comme du «hip-hop alternatif», «Persuasive», son premier tube, a des tonalités plus pop. «C’est intéressant que je sois devenue connue en ligne avec cette chanson car je ne pense pas qu’elle permette de montrer mon talent dans le rap», dit-elle d’ailleurs à «Interview Magazine».
Pour le reste, elle s’inspire de Nicki Minaj autant que de Lauryn Hill, cite Busta Rhymes en inspiration majeure, et ose à peu près tout. «Je vais faire un titre rock, puis pop, puis ça, puis ça, puis encore autre chose. Je ne pense pas devoir absolument être super profonde dans toutes mes chansons, pas non plus passer mon temps à être superficielle. C’est un équilibre à trouver.» Partout, on salue son flow précis ou la densité de ses paroles. Notamment sur «Denial is a river», sorte de dialogue intérieur dans lequel elle incarne plusieurs personnages pour parler d’une trahison.
Cette bourreau de travail, capable d’inventer une chorégraphie impressionnante en seulement une semaine, et qui aurait composé ou réarrangé les 19 titres de sa mixtape en un mois, ne s’est pas lancée tête baissée. Elle a révisé ses gammes, réécouté tous les anciens albums de Kendrick Lamar, étudié en détail les carrières de Beyoncé et Kanye West. Rien n’est laissé au hasard quand on a une ambition aussi dévorante: son but, a asséné la rappeuse à «Gay Times», est «d’inspirer les gens à travers la musique». «Je pense que je suis destinée à refléter une certaine vérité. Voilà la raison de ma présence.»
Sans règle, mais pas sans discipline
Dans la méthode aussi, Doechii n’en fait qu’à sa tête. Celle qui fut la première femme, en 2022, à signer avec le label Top Dawg Entertainment (le même qui a découvert Kendrick Lamar), s’est pour l’instant refusé à signer un album en bonne et due forme. Ce que les Grammy Awards ont récompensé est en réalité une mixtape, format plus libre qui permet de juxtaposer les chansons sans règle particulière.
Son label n’aurait pas eu son mot à dire, comme elle le raconte au magazine «Rolling Stone»: «Je l’ai appelé et je leur ai dit que j’allais sortir une mixtape le 30 août [2024]. C’est mon plan. C’est ce que je veux faire.» Dans certains titres d’ailleurs, elle ne passe pas sous silence les tensions qui peuvent naître dans ses relations en tant qu’artiste avec ses producteurs. Ces derniers mois, la jeune femme a semblé plus insaisissable que jamais. En août, elle a annulé trois concerts en Europe sans explication. Le week-end dernier, elle n’était pas sur la scène des MTV Video Music Awards. Sa tournée, «Live from the Swamp», doit débuter le 14 octobre aux États-Unis.
Mais n’en faire qu’à sa tête, ce n’est pas faire n’importe comment. À «Gay Times», la chanteuse raconte avoir tout arrêté: l’alcool, la drogue, la cigarette, consommés en grande quantité pendant des années. «Je me reposais sur un élément extérieur et quand vous faites ça pour créer quelque chose, vous ne pouvez pas être authentique parce que vous n’êtes pas vous-mêmes.» Désormais, sa seule aide extérieure est un chronomètre, que Doechii programme de trente minutes à une heure, laps de temps pendant lequel elle doit forcément accoucher d’une chanson. «J’ai faim. Je veux être la meilleure. Donnez-moi deux jours et je passerai tout mon temps à travailler comme une folle car je veux toujours être la meilleure», explique-t-elle en décembre 2024 dans le podcast Apple Music de Zane Lowe.
Fashion et engagée
Il semblerait qu’elle suive exactement le même credo en matière de mode. L’an dernier, le Conseil des créateurs de mode américains l’a désignée comme personnalité à suivre en 2025. «Je vais faire monter la température», prévient-elle alors dans «Interview Magazine». Doechii n’a pas déçu. En robe Valentino à col roulé jaune pour un concert privé à Paris, en corset en jean au défile Schiaparelli, en look preppy avec casquette à damiers signé Louis Vuitton, la chanteuse impressionne tout le monde. «Je veux être comme Rihanna, qui est aussi connue pour son style que sa musique», lâchait-elle quelques mois plus tôt, toujours à «Interview Magazine».
Il ne faudrait pas la réduire pour autant à un goût pour le futile. La mode, c’est très sérieux. Dès 2016 d’ailleurs, la jeune femme vendait des hoodies avec le slogan «Stay woke. Stay black.» («Restez woke. Restez noir.») pour protester contre les violences policières racistes. La chorégraphie de «Denial is a river», dans laquelle elle est reliée à deux autres danseuses noires par ses tresses, est une expression des liens sorores qui l’unissent «aux femmes noires via le hip-hop». «En tant que fille à la peau foncée, je me débrouille nettement mieux que ce que les gens attendent», résume-t-elle auprès d’«Interview Magazine».
Femme, noire, queer et grande gueule
C’est que la rappeuse n’a pas la langue ni l’engagement dans sa poche. Récompensée aux BET Awards en juin, elle étrille l’administration Trump, qui réprime alors sévèrement des manifestations contre sa politique migratoire. Doechii représente tout ce que le gouvernement républicain abhorre: c’est une femme, noire, et queer, ouvertement bisexuelle. «J’ai toujours su que je l’étais», raconte-t-elle à «GQ» dès 2022. «Mais je n’étais pas à l’aise avec le fait d’en parler parce que personne n’était gay autour de moi.»
Sa chanson «Yucky Blucky Fruitcake» est devenue en 2021 l’un de ces hymnes adoptés par la communauté LGBTQIA+. Et c’est peut-être en réalité sur les paroles de cette chanson qu’il faut se concentrer pour espérer comprendre qui est Doechii. «Bien trop arrogante, je suis super ambitieuse», rappe-t-elle furieusement. «Moi, moi, moi, moi, putain, je suis narcissique. Je suis une fille noire qui bat les statistiques.» Et, désormais, les records d’écoute.