Comment résister à Donald Trump? Comment s’opposer à Elon Musk et à son «Département de l’efficacité gouvernementale» (DOGE) aussi chaotique que redoutable?
L’avocate qui me reçoit, dans son bureau de Washington proche de Dupont Circle, a aujourd'hui une bonne raison de se réjouir: son ennemi juré Elon Musk vient de confirmer, jeudi 29 mai, qu'il va quitter Washington pour se consacrer de nouveau à ses affaires, après avoir largement échoué dans sa lutte à mort contre l'administration fédérale. Elle pousse une feuille de papier sur son bureau. L’en-tête du document dit la bataille en cours: il s’agit d’un recours, au nom d’une centaine d’employés fédéraux licenciés par l’actuelle administration, devant la cour du District de Columbia, l’entité administrative formée par la capitale fédérale, qui n’est pas un Etat. Isabel – son prénom – passe son temps à déposer de tels recours. Sa mission? Faire condamner le milliardaire, et ex patron du DOGE, devant les tribunaux pour harcèlement moral et conflit d’intérêts.
S’appuyer sur les faits
La librairie-café Kramers, sur Dupont Circle, offre le spectacle intellectuel du second mandat de Donald Trump. Sur le comptoir, devant la caisse, un petit livre trône: «What you are getting wrong about Appalachia?» de la journaliste Elizabeth Catte. Cent pages pour démonter le récit biographique du vice-président J.D.Vance dans son best-seller inspiré de son enfance pauvre entre le Kentucky et l’Ohio: «Hillbilly Elegy». Même tactique pour cette journaliste: s’appuyer sur les faits. Dire ce qui est faux. Isabel, l’avocate, me tend l’ouvrage. Elle vient de me l’acheter. «On a une seule arme contre Trump et Musk: la vérité».
Isabel donne d’habitude ses rendez-vous à l’extérieur, hors des locaux de sa firme juridique. Cette fois, elle a fait une exception pour Blick. Elle étale devant nous son butin: une liasse de témoignages d’ex-employés des agences fédérales, renvoyés purement et simplement par courrier électronique dans les premiers jours de février, par les agents du DOGE. Elle sort une fiche en exemple: John, 48 ans, ancien chef du tri à l’US Postal, les postes américaines. Licencié! Une autre? Marjorie, consultante pour les questions de santé à l’US Aid, l’agence d’aide internationale des Etats-Unis, aujourd’hui démantelée et reprise en direct par le Département d’Etat.
John et Marjorie étaient contractuels. Leur contrat a été brutalement rompu, avec promesse d’une indemnité de quelques milliers de dollars s’ils renoncent à toute action judiciaire. C’est le point qu’Isabel refuse: «Moi, avec mes procès à venir, je vais leur faire gagner des millions».
Collectif de plaignants
Il faut comprendre la culture du litige juridique permanent, propre aux Etats-Unis, pour se faire une idée de ce qui se prépare sous le radar des annonces tonitruantes de Trump: une guerre des prétoires et des tribunaux. Et pas seulement pour défendre les migrants expulsés, ou les universités assiégées comme Harvard, menacées de perdre ses subventions fédérales. Aujourd’hui, des dizaines d’avocats, à travers le pays, rassemblement les griefs des employés licenciés par Elon Musk et sa bande. Dans l’espoir de démontrer qu’ils ont agi illégalement. Et dans le but d’obtenir le plus possible de dommages et intérêts.
Je retrouve, dans le restaurant Denny’s proche de Lincoln Park à Washington, l’activiste démocrate Robert King. Ce septuagénaire afro-américain ramasse les plaintes pour le compte de pénalistes résistants. Sa méthode: frapper aux portes et demander à tous les employés licenciés par l’Etat fédéral de témoigner. Il consigne tout. «Trump et Musk ont oublié une chose: leurs méthodes s’apparente à du harcèlement. Ils ont violenté beaucoup de gens. Les juges vont s’en donner à cœur joie. Enfin, s’ils n’ont pas peur».
La cible? Elon Musk
L’argument de ces résistants anti-Trump n’est pas politique. Surtout pas! Ils ne contestent pas la victoire électorale de l’ancien promoteur immobilier new-yorkais. Ils lui reconnaissent le droit absolu d’appliquer sa politique. Leur angle d’attaque, c’est sa méthode. Et leur cible: c’est Elon Musk et sa fortune estimée, selon les convulsions boursières, à plus de 400 milliards de dollars.
Robert King a connu plusieurs administrations républicaines. Mais, selon lui, aucune ne s’est comportée comme celle-ci et comme le DOGE, dont personne ne peut prédire l’avenir maintenant que le milliardaire a pris du champ. «Voici l’homme le plus riche du monde qui menace des Américains qui servent la patrie! Un type qui est né sud-africain! Un type qui fait des milliards de profits avec les contrats spatiaux et numériques du gouvernement. On va l’attaquer là-dessus. Comment ont été sélectionnées les personnes licenciées? Quand a eu lieu la négociation avec les syndicats? Musk pensait qu’il allait mettre tout le monde au pas, au garde-à-vous. Or il s’est trompé».
Au Pentagone, la révolte
Le centre commercial Pentagon City de Washington est, comme son nom l’indique, situé à proximité du Pentagone, le ministère américain de la Défense. Robert, un autre juriste qui a accepté de me rencontrer, travaille pour des clients bien particuliers. Des hommes de l’ombre. Des espions.
Cet avocat essaie, lui, de rassembler des témoignages pour démontrer qu’Elon Musk a mis en danger la sécurité nationale, par exemple en renvoyant des ingénieurs chargés de la sécurité nucléaire, ou des aiguilleurs du ciel. Un comble pour Trump, qui prétend «Rendre à l’Amérique sa grandeur» (Make America Great Again). «En fait, il précipite le pays dans le mur» s’énerve notre interlocuteur, attablé derrière un magasin de souvenirs où l’on solde les badges de «l’Inauguration Day», le jour de l’investiture du 47e président des Etats-Unis.
Pièces à conviction
Robert affirme avoir de solides pièces à conviction. Les agents du DOGE ont envoyé des courriels de licenciement à des agents sans vérifier l’importance stratégique de leurs fonctions. Pire: certains agents de la CIA se sont vus ainsi «identifiés», ce qui est illégal. La confidentialité de règle n’a pas été respectée. «Tout cela est très codifié, argumente l’intéressé. Dénoncer ou mettre en danger un agent est un crime fédéral. Notre force est de connaître le droit que Trump piétine et veut mettre à son service. Or pour le moment, les textes législatifs n’ont pas changé. On a toujours le même Code pénal!»
Washington DC est tétanisée. Dans cette ville de 700'000 habitants qui vit au rythme du gouvernement fédéral, les fonctionnaires ou assimilés sont légion. Dans chaque rue, les «fédéraux» possèdent ou louent des maisons ou des appartements. Chaque famille compte en son sein un employé de l’Etat. La tornade Musk qui a déferlé n’est donc pas qu’une tempête politique ou judiciaire pour la ville: elle est aussi économique.
Des vétérans abandonnés
«Tonic at Quigley’s» est une ancienne pharmacie transformée en pub-restaurant, dans le quartier de Foggy Bottom, proche du Pentagone et de la CIA. Beaucoup d’employés de ces deux institutions s’y rendent le soir. Attention, chaque mot compte! Mais Gary, retranché derrière une canette de bière philippine, confirme le mouvement de résistance qui se dessine. Gary vient d’accompagner des vétérans au pied du long mur de marbre sur lequel sont gravés les noms des soldats américains morts durant la guerre du Vietnam. Deux d’entre eux ne pourront plus recevoir de soins psychiatriques, puisque les remboursements en vigueur viennent d’être abrogés. Sa réponse? Un procès. «La guerre civile juridique est déclarée» lâche-t-il.
Qui va gagner? Il est trop tôt pour le dire. Les avocats prêts à poursuivre l’administration redoutent la riposte. Le Département de la Justice, à force de menaces, a convaincu plusieurs grands cabinets privés de travailler pro-bono, c’est-à-dire gratuitement, pour le gouvernement. N’empêche: beaucoup de ces pénalistes sont sûrs de pouvoir faire condamner Elon Musk.
Ils pilonnent aujourd’hui le DOGE de demandes de documents, qu’on ne leur envoie pas. Ils pensent pouvoir prouver que ce Département crée de toutes pièces par Trump n’a pas d’existence légale. Ils se délectent déjà de la distance prise par le président envers le milliardaire, désormais de retour à la tête de ses entreprises. «Lorsque ça va commencer à chauffer, les langues vont se délier, juge Isabel, l’avocate de Dupont Circle. Elon Musk va payer cher le prix de sa mégalomanie politique».
Prochain épisode: A Colorado Springs, ces vigiles protègent les migrants