Depuis 2022, Stefan Blättler occupe le poste de procureur général de la Confédération. Lorsque la sécurité intérieure du pays est en jeu, les dossiers les plus sensibles atterrissent sur son bureau. Blick s’est entretenu avec lui à Berne. Le juriste tire la sonnette d’alarme face aux menaces croissantes qui pèsent sur le pays et appelle à un sursaut politique et sociétal. Malgré ses 66 ans, il montre une énergie intacte – son mandat court encore jusqu’en 2027.
Stefan Blättler, le monde semble de plus en plus instable, la guerre et les conflits font rage tout autour de nous, les grandes puissances s'affrontent. Le sentez-vous aussi dans la sécurité intérieure?
Oui, cela a un impact sur notre domaine. La sécurité intérieure, c’est ce que les gens ressentent dans la rue. Et si l’on regarde les missions du Ministère public de la Confédération (MPC), elles englobent aussi la sécurité intérieure au sens strict. Cela inclut le contre-espionnage, le terrorisme, les cyberattaques, les organisations criminelles. Aujourd’hui, les infractions vont bien au-delà des simples délits économiques. Beaucoup de criminels agissent pour l’argent, certes, mais il existe aussi des motivations idéologiques. Les cyberattaques ou le terrorisme visent à déstabiliser ou détruire l'Etat.
Qu'est-ce que cela signifie concrètement?
Il s’agit par exemple d’attaques massives visant à paralyser les administrations ou les grandes entreprises – dans le but de nuire au fonctionnement de l'Etat. Nous avons constaté ces dernières semaines une augmentation des attaques par ransomware en Suisse. Ces attaques concernent directement le MPC et ses partenaires.
Vous pensez à Fedpol et au Service de renseignement de la Confédération?
Oui, ainsi qu’aux polices cantonales.
Vous êtes dépendants des informations de ces partenaires. La collaboration fonctionne-t-elle bien, malgré les critiques récentes sur le service de renseignement?
Ce n’est pas un secret: le service de renseignement traverse une phase de réorganisation. Mais la coopération sur le terrain fonctionne bien. Cela dit, nous savons que tout n’est pas parfait.
Qu'est-ce que vous évoquez concrètement? Trop peu de moyens?
Le MPC analyse et évalue juridiquement les informations reçues pour détecter d’éventuelles infractions. Pour cela, nous avons besoin des rapports du renseignement et des enquêtes policières. Sans ces éléments, nous sommes aveugles. Je répète ce message depuis trois ans: ne vous attendez pas à ce que nous menions des procédures sans les ressources nécessaires. Ce que nous recevons est bon, mais insuffisant. On sait que du blanchiment d’argent se produit en Suisse, que des cyberattaques et des activités terroristes ont lieu – mais ce savoir ne suffit pas à entamer des procédures concrètes.
Et vous manquez de ressources pour les combattre?
Nous faisons ce que nous pouvons. Mais le fait de savoir que l'on sait n'est pas encore une base pour faire quelque chose dans le domaine d'une procédure concrète. Pour cela, il ne faut pas uniquement une formation policière classique. Nous avons aussi besoin de cyber-spécialistes et de spécialistes en informatique. Nous avons de telles personnes chez nous pour détecter les flux financiers, dans ce que l'on appelle l'analyse financière forensique. Il y en a heureusement aussi dans la police judiciaire fédérale, mais il nous en faut davantage.
Cela doit être frustrant pour vous?
Oui. Nous recevons de bonnes informations, mais pas en quantité suffisante. Les criminels savent malgré tout qu’ils doivent craindre les conséquences de leurs actes.
Pensez-vous que beaucoup de crimes passent entre les mailles du filet?
Oui, beaucoup. Nous recevons des plaintes sérieuses – par exemple concernant des soupçons d’organisation criminelle – mais il est parfois impossible d’agir par manque de personnel. C’est insatisfaisant. Il n’y a pas assez d’enquêteurs, comme l’a déjà souligné le Contrôle fédéral des finances. C’est un problème de sécurité.
Vous dites que le danger augmente. Cela se manifeste-t-il par une augmentation du nombre de cas ou aussi par leur gravité?
Les deux. Sur le plan qualitatif, certaines cyberattaques contre les sites de la Confédération ou d’entreprises critiques sont extrêmement professionnelles. Ce ne sont pas de simples amateurs. Sur le plan quantitatif, nous avons actuellement plus de 140 procédures en cours dans le domaine du terrorisme – un record – et ce chiffre continue d’augmenter.
Que recouvrent ces procédures?
Elles couvrent tout le spectre: propagande, financement, mais aussi préparation d’actes concrets.
Pouvez-vous donner un exemple?
Au printemps, nous avons pu déjouer à temps un attentat terroriste présumé. Un jeune homme de 18 ans s’était radicalisé. Il s’était informé sur Internet, avait cherché un encadrement religieux, et des conseils pour passer à l’acte. Nous avons été alertés à temps et l’avons arrêté en Suisse alémanique. Il est en détention provisoire.
Comment l’avez-vous repéré ?
Des informations sont parvenues jusqu’à nous – je ne peux pas en dire plus. Mais nous avons agi rapidement. Ce genre d’intervention est essentiel. Nous travaillons en étroite collaboration avec nos partenaires.
Quel était le plan de cet individu ?
Il voulait commettre un attentat concret, vraisemblablement au couteau. Il s’était procuré une arme en ligne. Une procédure pénale est en cours, la présomption d’innocence s’applique.
Et quelle est la nationalité de la personne?
Il s'agit d'un ressortissant suisse.
Pensez-vous qu’il agissait seul?
C’est l’objet de l’enquête. Mais généralement, les individus radicalisés ne sont pas totalement isolés. Il existe souvent des réseaux, même diffus, ou des liens avec des groupes idéologiquement proches. Ce type de profil est difficile à détecter.
Est-ce que sa radicalisation est d’inspiration islamiste?
Oui, il s'agit d'une motivation islamiste.
Avez-vous trouvé des armes sur lui?
Nous avons saisi chez lui un couteau qu'il s'était procuré en ligne peu de temps auparavant. Mais je ne peux pas en dire plus pour le moment, c'est très récent.
Ce sont des nouvelles plutôt inhabituelles pour la Suisse.
Les délits terroristes englobent toute une gamme d'infractions possibles, allant de la propagande à la planification d'attentats en passant par les voyages ä visées djihadistes. Même le transfert d’argent par des parents vers des enfants partis en Syrie peut constituer un financement du terrorisme. C'est ce qu'a estimé le Tribunal pénal fédéral dans un cas récent.
Les 140 cas de terrorisme en suspens auprès du Ministère public de la Confédération concernent-ils plutôt des jeunes, comme dans le cas actuel du jeune de 18 ans?
Souvent des jeunes adultes, ce qui révèle un problème de société. Mais notre rôle n’est pas la prévention ou l’éducation. Cela dit, nous coopérons avec tous les acteurs, en particulier la police et le service de renseignement. Les corps de police cantonaux sont indispensables.
Des organisations criminelles internationales sont actives en Suisse dans le trafic de drogue, le blanchiment d'argent et le commerce d'armes. Comment percevez-vous ces réseaux?
Certaines bénéficient de la complaisance, voire de la complicité, d’autorités étrangères. Sinon, comment expliquer que des tonnes de drogue entrent en Europe? Un tel trafic de drogue ne fonctionnerait pas si les autorités ne fermaient pas les yeux de manière active.
Pourquoi donc ?
Cela me fait penser à la guerre hybride. On peut aussi infiltrer une société par le crime.
Les organisations criminelles actives en Suisse émanent-elles toujours de la mafia italienne ou des bandes d'ex-Yougoslavie?
Les groupes criminels sont très flexibles. Il n'y a pas une mafia. Il s'agit de grands réseaux transfrontaliers. Une branche italienne de la mafia peut travailler intensivement avec une organisation criminelle d'Europe de l'Est ou des gangs sud-américains. La liste n'est évidemment pas exhaustive. Les coopérations varient. Les groupes criminels s'associent en fonction de leurs intérêts communs.
Comment le Ministère public de la Confédération reconnaît-il de tels réseaux?
Les organisations criminelles ne veulent en principe pas être reconnues et agissent dans l’ombre. Mais lorsque leurs intérêts entrent en conflit, les tensions s’aggravent souvent, et on retrouve alors les bandes dans la rue.
Craignez-vous à l'avenir des guerres de gangs avec des affrontements dans les rues, comme en Suède ou dans certains Länder allemands?
Je ne veux pas jouer les oiseaux de mauvais augure, mais si on minimise la situation et qu'on considère tout cela comme pas si grave, alors d'ici 10 ou 15 ans au plus tard, nous connaîtrons des conditions similaires à celles de la Suède, qui est un exemple typique et inquiétant. C'est pourquoi nous devons nous préparer dès maintenant.
Quel effet cela vous fait-il, en tant que procureur fédéral, de recevoir des informations sur le crime organisé qui restent sans suite en Suisse, un pays riche, faute de ressources?
C’est évidemment un sentiment très inconfortable. Mais nous nous berçons d’illusions. Cela vient du fait que, dans ce pays, nous n’arrivons pas à imaginer que nous pourrions un jour nous retrouver dans une situation que d’autres pays européens connaissent déjà depuis longtemps. C’est pourquoi il est de mon devoir de tirer la sonnette d’alarme.
Que faut-il faire?
Nous sommes très efficaces dans la lutte contre les crimes violents. La police élucide presque tous les homicides. C’est sur cela que le public juge son travail. Mais est-ce que cela l’intéresse vraiment de savoir si des membres d’un clan mafieux sont démasqués? Non, car ce type de criminalité est invisible. Pourtant, sa poursuite demande d’énormes ressources.
Celles-ci ne sont manifestement pas suffisantes.
Je comprends bien que d'autres sujets, comme par exemple le financement des caisses maladie, préoccupent davantage les décideurs. Mais nous devons garantir la sécurité dans le pays et tout mettre en œuvre à cet effet. Le Parlement a entre-temps pris conscience qu’il devait renforcer les autorités de poursuite pénale et a répondu favorablement à mes demandes de ressources supplémentaires.
Les affaires de criminalité économique, comme le blanchiment d'argent, exigent elles aussi un effort considérable. Le Ministère public fédéral est-il suffisamment efficace dans ce domaine?
Nous devons avoir un vif intérêt à ce que le blanchiment d'argent international ne soit pas traité via la Suisse. Sinon nous nous retrouverons bientôt sur la liste grise, puis sur la liste noire — avec des conséquences économiques directes.
Est-ce que vous craignez que cela se produise?
Pas pour l'instant, car nous sommes en bonne voie et avons récemment clôturé quelques affaires contre des négociants en matières premières et des entreprises. Il est dans l'intérêt du développement économique que nous sanctionnions les infractions et que les règles soient respectées, afin que la Suisse ne soit pas mise à l'écart.
Les lois sont-elles suffisamment efficaces pour sanctionner les délits économiques?
Ce ne sont pas tant les lois que le droit de procédure pénale qui entrave les enquêtes. Par exemple, le scellé de matériel saisi peut retarder une procédure de plusieurs années. C’est pourquoi ces affaires durent souvent très longtemps — surtout lorsqu’une entraide judiciaire internationale est nécessaire. Le blanchiment d’argent est beaucoup plus difficile à poursuivre en Suisse que dans les pays voisins.
Comment pouvez-vous y remédier et éviter des procédures interminables?
Il nous est possible — et nous le faisons dans la pratique — de clore une procédure contre une entreprise par une ordonnance pénale plutôt que par un acte d’accusation. Cela signifie que nous présentons les preuves d’un fait punissable. Si l’entreprise et les personnes impliquées reconnaissent les faits et acceptent l’amende, nous pouvons clore l’affaire sans procès. Cependant, l’entreprise ainsi que les personnes concernées sont alors considérées comme ayant un casier judiciaire.
Le Ministère public de la Confédération a une montagne de dossiers en suspens à gérer. Comment cette situation a-t-elle évolué?
Nous avons certes pu régler de nombreux anciens dossiers, mais comme le nombre de nouvelles affaires a récemment augmenté, le nombre de procédures en cours connaît également une légère hausse. Cela dit, dans certains domaines, nous avons pu réduire considérablement les affaires en suspens.
Dans quels domaines précisément?
Par exemple dans l'exécution des jugements. Ces dernières années, nous avons par exemple été sollicités par de nombreux dynamitages de Bancomat. Nous avons poursuivi, identifié et arrêté les auteurs avec une grande intensité. Ils ont été traduits en justice et punis. Cela a sans doute contribué à une certaine dissuasion, car les auteurs potentiels réfléchissent à deux fois s'ils veulent prendre le risque.
D'où viennent-ils?
Les bandes sont en partie implantées à l’étranger. Le Ministère public de la Confédération a travaillé en étroite collaboration avec les autorités de poursuite pénale locales. Nous avons constaté que ces groupes présentent des caractéristiques de véritables organisations criminelles. Il ne s’agit pas simplement d’auteurs isolés. C’est pourquoi nous avons mené des enquêtes dans ce contexte. Il faut bien comprendre qu’il s’agit d’infractions impliquant des explosifs — et non « simplement » de vols d’argent. Le nombre d’attaques a d’ailleurs été réduit de moitié cette année par rapport à 2024.