Droits de douane prohibitifs
Et si la Suisse envoyait paître Trump?

Que risquerait la Suisse si nous renoncions totalement au marché américain, si le Conseil fédéral raccrochait au nez de Donald Trump, et que les entreprises helvétiques quittaient le marché américain? Quel serait le pire qui pourrait nous arriver? Scénario fiction.
Publié: 05.08.2025 à 17:20 heures
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Dernière mise à jour: 05.08.2025 à 23:16 heures
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Que risquerait la Suisse si nous renoncions totalement au marché américain, si le Conseil fédéral raccrochait au nez de Donald Trump?
Photo: IMAGO/Middle East Images
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Myret ZakiJournaliste Blick

Que se passerait-il si la Suisse décidait de se passer des Etats-Unis? Si la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter raccrochait au nez de Donald Trump, si des fleurons de l'économie helvétique pliaient bagage et quittaient le marché américain? Bref, si nous passions de 60 milliards d'échanges commerciaux, à zéro? Des entreprises suisses feraient-elles faillite en grand nombre? Verrait-on un chômage de masse? La bourse suisse plongerait-elle à la verticale? Dans un exercice de politique-fiction, Blick a interrogé des experts pour tenter d'imaginer les conséquences d'une rupture hypothétique des liens de dépendance qu'entretient l'économie suisse avec le marché américain, et que l'affaire des droits de douane a exposés au grand jour. 

«Si nos exportations vers les USA tombaient de 60 milliards à zéro à partir de demain? Cela représenterait une baisse du PIB de 7%, mais il faudrait soustraire les exportations qui sont des importations repackagées. Dès lors, le choc direct serait de l'ordre de 3% de PIB en moins, calcule rapidement l'économiste Paul Dembinski, directeur de l'Observatoire de la Finance à Genève. Bien entendu, ce choc serait inégalement distribué à travers les différents secteurs économiques. L'impact serait fort pour les groupes pharmaceutiques, Nestlé, et le secteur horloger. Ce sont là des éléments structurels violents», note l'expert. 

En effet, c'est peu dire que le marché américain pèse lourd dans les chiffres d'affaires des grands groupes suisses. «Roche réalise environ 47% de ses ventes aux Etats-Unis, et Novartis près de 40% de ses revenus globaux, indique Arthur Jurus, chef de la cellule investissements chez Oddo BHF Suisse. Pour Swiss Re, le marché nord-américain représente 40% du bénéfice. Ces groupes sont donc directement exposés aux hausses de droits de douane». Du côté des services financiers, UBS réalise environ 34% de ses bénéfices en Amérique du Nord. Pour Arthur Jurus, «une réduction de cette exposition serait délicate, tant le marché américain reste central pour la gestion d’actifs mondialisée.»

De l'autre côté, si les exportations des Etats-Unis vers la Suisse se poursuivent comme aujourd'hui, un déficit de la balance commerciale se dégagerait en défaveur de la Suisse. «Techniquement, il faudrait alors le financer par les excédents réalisés sur d'autres marchés», relève Paul Dembinski. Mais un tel scénario ne peut se concevoir dans le vide, ajoute-t-il. «Aujourd’hui, la Suisse a des relations ambiguës avec l’UE; or, elle ne pourrait pas lâcher les USA sans s’assurer que du côté de l’Europe, la relation serait béton, car une guerre commerciale des deux côtés, ça, c'est vraiment inconcevable.»

«Que risque-t-on de pire?»

Réagir face à la décision des Etats-Unis, oser taxer les GAFAM et renoncer aux avions de combat F35? Samuel Bendahan estime qu'«on doit le faire, car c'est aussi à notre avantage». Le conseiller national (PS), économiste de formation, ne voit pas ce que cela causerait de pire que la situation actuelle. Mardi, Donald Trump a encore surenchéri, déclarant que la surtaxe sur les produits pharmaceutiques entrant aux Etats-Unis pourrait grimper jusqu'à 250% d'ici un an et demi. «Que pourraient-ils vraiment faire de pire? Si Trump ne change pas par rapport à ces annonces, les exportations directes concernées seraient de toute façon fortement limitées, constate Samuel Bendahan. Dans les faits, cela voudrait dire que Trump coupe les ponts avec la Suisse, en matière de commerce en tous cas. Avec des droits de douane américains qui rendent les produits suisses presque 50% plus chers, les dégâts sont déjà très importants sur l'économie suisse». 

Lundi, l'Union suisse des arts et métiers (USAM) a en effet qualifié de «dramatiques» les conséquences des droits de douane à hauteur de 39%. De nombreuses entreprises suisses – en particulier les PME – perdraient le marché américain. «Si ces droits de douane entrent effectivement en vigueur le 7 août, il n'y aura pas seulement une augmentation du chômage partiel, mais une augmentation générale du chômage», avertit Urs Furrer. 

Pour Samuel Bendahan, «si on décide d’investir dans le développement d’autres marchés, en l'occurrence l’UE, à long terme, ce serait même plus bénéfique pour la Suisse, qui serait moins dépendante de partenaires instables. En outre, il existe des flux indirects. Peut-être qu'on devra exporter vers des partenaires qui eux exportent vers les USA». Pour Arthur Jurus également, le recours à des stratégies d’export indirect via l’UE pourrait être envisagé. 

Pour nos interlocuteurs, il n'est pas certain que la Bourse suisse plongerait durablement. «Certes, il y aurait des secteurs très fortement affectés en raison de leur dépendance au marché américain, mais d'autres seraient plus résilients car moins dépendants», estime Samuel Bendahan. «Nos entreprises ont tout de même la capacité de déplacer leur production, pour les biens simples, vers l'étranger, estime Paul Dembinski. Il restera en revanche la question de la fiabilité, de la sécurité, et de la protection intellectuelle, en particulier pour des groupes comme Nestlé, Novartis ou Roche. Et cela peut se ressentir au niveau de la Bourse.» Pour Arthur Jurus également, toutes les options ne se valent pas: «une diversification rapide hors des Etats-Unis resterait difficile sans perte d’échelle, de rentabilité ou d’accès à l’innovation.»

Plongeon et démissions

Pour John Plassard, l'onde de choc serait forte et pourrait même revêtir une dimension systémique. «Si nos grandes entreprises sortaient du marché américain? Nous entrerions en récession dans les 6 mois qui suivent, les marchés s’effondreraient, et le franc suisse aussi», estime l'associé et responsable de la stratégie d'investissement chez Cité Gestion à Genève. «Au-delà du coup de force politique, nous verrions probablement des démissions au Conseil fédéral, car l'économie subirait un véritable choc. Or la BNS ne pourrait baisser les taux d'intérêt suisses encore 5 fois, puisqu'ils sont déjà très bas. Il n'y aurait donc pas de marge d’action.» 

Côté finance, une banque comme le géant UBS, très présente sur le marché américain, serait vulnérable à des représailles: «si Donald Trump décidait de lui fermer l’accès au système de paiement Swift et aux transactions en dollar, il y aurait un risque d’effondrement, voire de faillite.» Tout cela n'est pour l'heure que de la pure fiction, mais il existe un problème qui, lui, est bien réel, selon John Plassard. 

«Nous avons réalisé un peu tard que nous étions trop dépendants de ce pays. Nous n'avons pas la même force de frappe. Si par exemple le groupe Richemont (qui possède des marques comme Cartier, Piaget ou Van Cleef & Arpels) décidait de ne plus exporter aux Etats-Unis, il n'est pas sûr que cela fasse une grande différence. La Suisse est prise dans cette dépendance. C’est le premier pays vers lequel nous exportons, avant l’Allemagne. Conclusion: non, nous ne pouvons pas nous passer du marché américain. Et c'est bien pour cela le Conseil fédéral est à nouveau 'en phase de négociation'.»

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