Tous les espoirs reposent désormais sur les épaules de Guy Parmelin, pour tourner la page des 39% de droits de douane. Mais qu’on ne s’y trompe pas, notent les observateurs informés: le conseiller fédéral sera, dans cette séquence, le finisseur d’un processus qu'ont débloqué les entreprises Rolex (montres), Richemont (montres et bijoux), MSC (shipping), Mercuria (pétrole), Partners Group (finance) et MKS (raffinage d’or). Leur passage au Bureau ovale a en effet changé la donne.
Le vice-président de la Confédération doit rentrer de Washington, où il est arrivé jeudi, avec peut-être un accord en poche, qui ramène le taux de 39% à 15%, et maintient l'exemption de l'or. A moins que cela ne soit acté plus tard, à Davos, où doit se rendre Donald Trump.
Lobbyisme indispensable
«Ce n’est pas la première fois que la diplomatie de l’ombre a fait ses preuves, commente l’homme d’affaires Jürg Staübli. Johann (ndlr: Rupert, président de Richemont) était là. Cartier, ça parle à Donald Trump. C’est bien plus crédible qu’un Parmelin et qu’une KKS». D’après ce négociateur expérimenté, il est indispensable de pratiquer un lobbyisme intelligent. «MSC a par exemple engagé un lobbyiste associé avec la fille de la cheffe de cabinet de Trump. Ça compte.»
Cette diplomatie s'est faite en bonne entente avec Berne: «Le Seco (ndlr: le Secrétariat d'Etat à l'économie) était parfaitement informé de la démarche, la secrétaire d’Etat Helena Budiger a parlé avec chacune des entreprises pour leur expliquer la situation», ajoute Jürg Staübli. Les patrons suisses ont ainsi ouvert la voie à un retour par la grande porte du Conseil fédéral, jusque-là en disgrâce. «Parmelin peut à présent récolter les fruits», note l’entrepreneur d'origine zurichoise.
La Suisse réhabilitée
Cette «diplomatie Rolex» a eu pour prix des cadeaux de grande valeur offerts à Donald Trump. Et tant pis si cette approche a enfreint l’article 322 du Code pénal suisse sur la corruption d’agents étrangers. A l’arrivée, les résultats sont palpables. Dès ce lundi, le président américain avait radicalement changé de ton sur la Suisse, qualifiée de «très bon allié», frappé «très durement» par les droits de 39%, pour laquelle il fallait «faire baisser un peu ces droits» car il est souhaitable qu’elle «reste prospère».
Un ton qu’on n’avait plus entendu depuis le clash du 31 juillet entre l’homme fort de la Maison Blanche et la présidente de la Confédération Karin Keller-Sutter, mise hors course par la suite. «Dès le départ, il aurait fallu que les entreprises préparent le terrain, et que les politiques se déplacent seulement pour finaliser l’accord, estime Stéphane Garelli, professeur émérite à l’IMD. Normalement, cette préparation du terrain devrait aussi relever de l’ambassadeur suisse sur place. » Des profils qui doivent être expérimentés et bien connectés.
Même si cette stratégie est peu conventionnelle, «l’impact délétère des 39% exigeait de la Suisse des mesures radicales, estime Stéphane Garelli. Il fallait impérativement débloquer la situation». Il note par ailleurs que «dans un monde où le Qatar offre un Boeing à 400 millions de dollars à Trump, une Rolex et un lingot d’or restent modestes. Tout est relatif».
Un schublig, ça ne ferait pas l'affaire
«Sachant que les hauts fonctionnaires n’ont pas le droit d’accepter un repas de plus de 150 francs, ajoute Jürg Staübli, si KKS ou Parmelin étaient venus, ils auraient amené un schublig de Saint-Gall, imaginez l'effet sur Trump. Une Rolex gravée et un lingot, ça a une autre allure». Dans le monde des affaires aujourd'hui, c’est similaire, note l'entrepreneur. «Quand on est en face de concurrents chinois, il faut s’adapter, sinon on n’emporte jamais un marché. Si on joue un match et les gens prennent le ballon avec les mains, à la fin, on le fait aussi.»
C'est en coulisses que se font les négociations les plus importantes, souligne Stéphane Garelli: celles du secteur pharma. «On constate que le secteur pharma n’était pas représenté au Bureau Ovale. Cela indique qu’ils négocient leur propre deal en parallèle». Et ce deal-là compte au plus haut point pour la Suisse, où la valeur ajoutée créée par la pharma pèse 10% de l’économie, selon Interpharma. «Ces patrons-là ont déjà leurs accès à Washington, poursuit Stéphane Garelli et ont déjà pris un certain nombre de mesures pour satisfaire l’administration».
Les 39% contournés
Roche s’est engagé à exporter plus de médicaments depuis les États-Unis qu’elle n’en importera, à investir 50 milliards sur 5 ans, et à créer environ 12’000 emplois. Novartis s’est engagé à ce que tous les médicaments clés destinés aux patients américains soient fabriqués sur place. Le groupe a annoncé 23 milliards d’investissements sur 5 ans, soit 1’000 nouveaux emplois directs et 4’000 indirects dans le pays.
Jürg Staübli souligne que les entreprises n'ont pas toutes souffert des 39%. Une montre qui coûte 10'000 dollars pour le consommateur, avec 35-40% de marge pour le groupe, et 30-40% de marge pour le distributeur, peut échapper aux 39% si le groupe détient un distributeur aux Etats-Unis. Il lui suffit de vendre la montre beaucoup moins cher depuis la Suisse, par exemple à 2000 dollars, et il ne paiera les droits que sur ce montant.
Puis il la revend sur place au détaillant, au prix de marché. Le groupe paiera moins d’impôts en suisse, davantage d'impôts aux USA, ce qui revient au même. Tant que les groupes réalisent leur bénéfice aux Etats-Unis et paient des impôts là-bas, ils ne sont pas inquiétés.
La présidence vient en fin de processus
C'est sans doute parce que les entreprises ont ce côté futé qu'elles ont démontré leurs compétences supérieures en négociations. «En réalité, ce sont toujours les entreprises suisses qui ont négocié avec le gouvernement américain dans l'histoire récente», constate John Plassard, associé chez Cité Gestion Private Bank.
«On a toujours eu d'abord les entreprises, puis le vice-président de la Confédération, puis le président. Cette fois, nous avons fait les choses à l'envers quand, cet été, c'est la présidente qui a d'abord discuté avec Donald Trump, puis le vice-président, puis les entreprises.»
En 2008 et 2010, UBS, Credit Suisse et Julius Baer avaient directement négocié avec le Département américain de la justice, au sujet des affaires UBS-USA, puis du différend plus large sur l'évasion fiscale de clients américains. Idem lors de l'accord en 2013 sur les amendes fiscales et sur l'accord Fatca. «Les banques entraient toujours au début dans la danse», note John Plassard.
Même chose lors de l'affaire des fonds juifs en déshérence, dans les années 1990. Avant que le Conseil fédéral ne s’engage formellement, UBS et Credit Suisse ont négocié directement avec le Congrès et le Trésor pour éviter les sanctions et le boycott, avant de parvenir à un règlement.
Un pragmatisme très helvétique
«Cette approche pragmatique existe depuis toujours, confirme le stratège de Cité Gestion. Même si l'on remonte aux années 80, quand Reagan a menacé de taxes anti-dumping les montres à quartz, ce sont Swatch, Longines et Omega qui ont négocié directement avec les représentants du commerce américains.»
Quant au secteur pharma, il avait déjà pris en mains les discussions lors du premier mandat de Trump: Roche, Novartis et Lonza ont organisé des réunions directes à Washington pour éviter la réforme du prix du médicament, et sont arrivées à un compromis informel. «Seuls comptent les arguments des entreprises, qui ont trait à des investissements et des flux de transactions. Nous aurions pu nous économiser tout l'épisode des 39% en nous souvenant de cette réalité», conclut John Plassard.
Au final, la Suisse a peu de raisons de se réjouir, estime le stratège. «Même si la Suisse obtient les 15%, n'oublions pas que nous étions en moyenne à 0,6% de droits de douane effectifs en décembre 2024. Ce n’est donc pas réellement une victoire.»