Les images venues de Gaza sont insoutenables. Depuis l’attaque terroriste du Hamas du 7 octobre 2023, la riposte israélienne fait rage. L’ONU a dénoncé ce vendredi 30 mai le drame qui se joue en direct sous les yeux du monde entier: «C’est la seule zone délimitée, un pays ou un territoire défini à l’intérieur d’un pays, où 100% de la population est menacée de famine.»
Du côté de la Suisse, pays dépositaire des Conventions de Genève, le Conseil fédéral a tardé à réclamer un cessez-le-feu, un accès humanitaire sans entrave sur le territoire palestinien ainsi que la libération de tous les otages. Il aura fallu que des personnalités politiques de premier plan lui mettent publiquement la pression.
Parmi elles, l’ancien conseiller fédéral Joseph Deiss (PDC) et les ex-conseillères fédérales socialistes Ruth Dreifuss et Micheline Calmy-Rey. Mais aussi le syndic de Lausanne, Grégoire Junod, et la maire de Genève, Christina Kitsos – également figures du parti à la rose –, qui ont cosigné un appel urgent au gouvernement tout en invitant les autres cités du pays à s’y associer.
Un succès! Mais à quel prix? En prenant position, les collectivités ne risquent-elles pas d’importer le conflit ici? Peut-on vraiment se poser en tribunal depuis notre canapé? Ces appels en faveur du droit international participent-ils à la montée de l’antisémitisme? Et peut-on parler de génocide en cours à Gaza? Grégoire Junod, droit dans ses bottes, a reçu L’illustré dans son bureau et n’a éludé aucune question.
Grégoire Junod, que demandez-vous concrètement au Conseil fédéral?
Qu’il prenne enfin la parole, comme l’ont fait beaucoup de gouvernements avant lui. J’attends qu’il s’exprime au nom de la Suisse et qu’il s’engage sur le plan diplomatique, même si la Suisse n’est pas forcément en première ligne. Il est essentiel qu’il y ait une expression forte au regard de la situation dramatique à Gaza. Nous sommes le pays dépositaire des Conventions de Genève, on ne peut rester silencieux.
Les villes de Lausanne et de Genève ont lancé conjointement un appel urgent au Conseil fédéral afin qu’il s’engage sur les plans humanitaire et diplomatique en faveur d’une pacification à Gaza. Une manière de mettre la pression sur le gouvernement qui a largement rassemblé dans tout le pays. Même des exécutifs à majorité de droite ont rallié la démarche lancée par les deux cités lémaniques marquées à gauche.
Les villes de Lausanne et de Genève ont lancé conjointement un appel urgent au Conseil fédéral afin qu’il s’engage sur les plans humanitaire et diplomatique en faveur d’une pacification à Gaza. Une manière de mettre la pression sur le gouvernement qui a largement rassemblé dans tout le pays. Même des exécutifs à majorité de droite ont rallié la démarche lancée par les deux cités lémaniques marquées à gauche.
A ce jour, quel a été l’effet de cet appel lancé conjointement avec Genève?
Notre appel a été soutenu par une bonne trentaine de villes, ce qui est très positif. Ces voix sont venues s’ajouter à de nombreuses autres issues notamment de la société civile ou du corps diplomatique. Toutes ont sans doute contribué à ce que le Conseil fédéral sorte enfin de son silence la semaine dernière.
Selon vous, le conseiller fédéral chargé des Affaires étrangères, Ignazio Cassis, est-il à la hauteur du drame en cours?
Je suis très déçu de la position du Conseil fédéral et du ministre des Affaires étrangères. Je suis patriote et attaché à mon pays, à son système démocratique ainsi qu’à ses valeurs. Parmi ces dernières, il y a la tradition humanitaire. Le Conseil fédéral semble l’avoir oublié.
Ignazio Cassis a été très visible et sonore concernant l’invasion russe en Ukraine. Pourquoi l’entend-on beaucoup moins dans le dossier israélo-palestinien?
C’est une bonne question. Il était membre du groupe Suisse-Israël lorsqu’il siégeait au Parlement, ce n’est sans doute pas anodin. Je déplore ce «deux poids, deux mesures». Le droit international doit s’appliquer à tout le monde avec la même rigueur.
Que feriez-vous à sa place?
Mon rôle n’est pas le sien. Mais je prendrais a minima la parole.
Peut-on parler de génocide en Palestine?
Il y a beaucoup d’indices en ce sens. Ce n’est pas moi qui le dis, mais la Cour pénale internationale qui appelle à des mesures urgentes pour éviter le pire. La question du génocide ou non sera tranchée par la justice internationale, c’est ainsi que les choses se passent. L’Etat d’Israël possiblement reconnu coupable de génocide, ce serait un terrible retournement de l’histoire!
Vous définissez-vous comme pro-palestinien?
Je me mets dans le camp qui est probablement celui de beaucoup de Suisses: celui qui souhaite qu’Israéliens et Palestiniens puissent vivre en paix. Je suis favorable à la reconnaissance de l’Etat palestinien et regrette que la Suisse n’ait pas franchi le pas comme l’ont fait beaucoup d’Etats dans le monde.
Vous croyez toujours à une solution à deux Etats?
Oui. Je veux croire à une solution pacifique. Mais c’est vrai qu’il faut s’accrocher pour y croire encore, Gaza étant bientôt complètement rasée et vidée de sa population.
Votre intervention implique une question plus large. Peut-on vraiment se poser en une sorte de tribunal et juger depuis notre canapé ce qui se passe en Israël et en Palestine à des milliers de kilomètres de là?
C’est une critique que j’ai beaucoup entendue depuis que nous avons invité Philippe Lazzarini (le commissaire général de l’agence de l’ONU chargée des réfugiés palestiniens, ndlr) aux célébrations du 1er Août l’année dernière. Certains milieux pro-israéliens nous ont notamment accusés d’importer le conflit à Lausanne.
Et justement, n’avez-vous pas peur de le faire?
Cet argument ne tient pas. La réalité, c’est qu’il ne se passe pas un jour sans que cette actualité fasse les gros titres. C’est un sujet qui nous divise parfois et dont on parle entre amis et en famille. Il occupe indéniablement la société suisse. Nous sommes dans un pays ouvert, très concerné par ce qui se passe à travers le monde et aussi généreux via les organisations humanitaires ou la Chaîne du bonheur. Il est illusoire de penser que nous pourrions vivre en étant retournés sur nous-mêmes. C’est particulièrement vrai dans une ville comme Lausanne, composée à 43% d'étrangers.
L’antisémitisme augmente. Ne redoutez-vous pas que les prises de position du genre de la vôtre participent à cet inquiétant phénomène?
Ce qui fait augmenter l’antisémitisme, le racisme et les actes malveillants à l’encontre des musulmans, c’est le conflit. Cette hausse de l’antisémitisme et du racisme est constatée par les autorités compétentes. Nous devons y être particulièrement attentifs. Je le redis: les juifs doivent se sentir en sécurité en Suisse. Nous avons la responsabilité de leur garantir une protection, comme pour tout un chacun. Je suis convaincu qu’en essayant d’éviter les amalgames, c’est-à-dire en différenciant la communauté juive de la politique du gouvernement israélien, nous contribuons à apaiser les tensions et l’antisémitisme.
Craignez-vous que des juifs soient pris pour cible à Lausanne, comme à Washington, où deux employés de l’ambassade ont été tués par balle au nom de la cause palestinienne?
L’augmentation de l’antisémitisme et des actes anti-musulmans nous inquiète. C’est pourquoi il faut être prudent et précis lorsqu’on se prononce sur le conflit. Mais, une fois encore, je suis persuadé qu’en parler permet de resserrer les liens chez nous.
Un de vos élus, Mountazar Jaffar, est visé par une dénonciation pénale pour antisémitisme – accusation qu’il conteste. Y a-t-il un antisémitisme de gauche aujourd’hui?
Il y a eu une instruction au sein du Parti socialiste sur le «cas» Mountazar Jaffar. Il a reconnu des erreurs concernant ses likes sur les réseaux sociaux et rappelé son engagement fort contre l’antisémitisme et la non-remise en cause de l’Etat d’Israël. Il y a sans doute eu des maladresses mais en aucun cas de l’antisémitisme. Plus largement à gauche, à part peut-être dans certains milieux extrémistes, je n’ai jamais entendu de remise en question de l’Etat d’Israël. Aspirer à la paix, c’est effectivement souhaiter un Etat palestinien, mais aussi la sécurité et le respect des frontières d’Israël.
Vous ne sentez vraiment aucun amalgame nauséabond dans votre famille politique?
Non. Par contre, je sens une vraie colère à l’encontre du gouvernement israélien. Ce qui se passe à Gaza est une catastrophe absolument révoltante! Il est abominable de voir que la faim devient une arme de guerre.
Soit. Mais est-ce réellement le rôle d’une ville de se mêler des grandes affaires du monde plutôt que de ce qui préoccupe la population ici?
Je vous rassure: nous ne prenons que rarement la parole sur des questions internationales, le plus souvent d’ailleurs à la demande du Conseil communal ou dans le cadre de nos politiques de coopération.
N’avez-vous pas plutôt été élu pour mettre fin au deal de rue qui gangrène Lausanne, pour apaiser le débat sur la mobilité ou encore pour garantir des logements décents et abordables? Ces problématiques qui durent depuis des années sont peut-être moins nobles, mais elles ont le mérite d’être dans votre champ d’action.
J’entends la critique, mais vous conviendrez qu’elle est facile. Ce n’est pas parce que nous faisons une déclaration sur Gaza que nous arrêtons de travailler. Nous vivons dans une ville, un canton, un pays et également dans le monde. Certaines situations exigent de nous que nous prenions la parole. C’est ce que nous avons fait.
Que dites-vous aux juifs d’ici qui, aujourd’hui, ont peur simplement parce qu’ils sont juifs?
Qu’ils peuvent compter sur les autorités pour être intransigeantes sur les questions d’antisémitisme et de lutte contre le racisme.
Et aux musulmans qui subissent, eux aussi, davantage de discriminations?
Idem. La municipalité ne laissera rien passer. Nous sommes du côté de toutes les victimes et du respect du droit international. Nous avons condamné l’attaque terroriste du 7 octobre, partagé le drame invraisemblable que doivent vivre les familles des otages détenus par le Hamas comme nous sommes sidérés par la démesure de la riposte israélienne et la reprise de la colonisation.
La guerre en Ukraine et maintenant cela. Ne sommes-nous pas en train d’assister à la faillite du droit international et au retour d’un monde dans lequel la loi du plus fort l’emporte sur tout le reste?
Le droit international, tout comme le multilatéralisme, est effectivement malmené. Mais il faut garder espoir. En accueillant les institutions internationales qui œuvrent à la promotion de la voie diplomatique, la Suisse défend cet idéal.
Etes-vous un défenseur de la neutralité?
Oui, mais d’une neutralité active, comme la défend l’ancienne conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey. Nous devons faire de la neutralité un outil de résolution de conflits et de défense de certaines valeurs. Dont, je le répète, le droit humanitaire.
Comment pensez-vous que l’histoire nous regardera dans quelques années?
Ce qui est certain concernant ce conflit, c’est que personne ne pourra dire qu’il n’avait pas su. Nous sommes surinformés, même si la liberté de la presse est inexistante à Gaza. Malheureusement, ce qui se passe aujourd’hui était prévisible dès les premiers mois du conflit.
En conclusion, revenons aux dossiers qui s’accumulent sur votre bureau lausannois. Vous êtes à la municipalité depuis 2011 et briguez désormais un troisième mandat à la syndicature. En bientôt quinze ans d’exécutif, malgré une très confortable majorité, vous n’avez toujours pas réussi à accomplir tout ce que vous vouliez?
Certains projets d’envergure, notamment de développement urbain, prennent beaucoup de temps. Je pense par exemple à la place de la Riponne, qui est un chantier que j’ai lancé en 2016 et qui se réalisera cette prochaine législature. Ou encore à l’écoquartier des Plaines-du-Loup et à la reconversion du stade de la Pontaise. Ce sont vraiment des dossiers qui me tirent en avant.
Cet article a été publié initialement dans le n°23 de L'illustré, paru en kiosque le 5 juin 2025.
Cet article a été publié initialement dans le n°23 de L'illustré, paru en kiosque le 5 juin 2025.