Des médias détenus par Vincent Bolloré, promouvant l’ami de Vincent Bolloré - Nicolas Sarkozy – et son livre «Le Journal d’un prisonnier», édité chez Bolloré, de même que son ouverture au Rassemblement national (RN), le parti de Bolloré. Difficile de ne pas voir dans cette communication la main du milliardaire de 74 ans.
Ce dernier, ami de Sarkozy depuis 20 ans, met à son profit la starisation actuelle de l’ancien chef d’Etat, condamné par la justice mais dont l’influence perdure, pour promouvoir et légitimer le RN. Sous cet angle, la condamnation de Sarkozy apparaît comme une véritable opportunité de briser certains tabous à droite.
Opération légitimation
Les médias du Groupe Bolloré, mais aussi ceux de la droite plus modérée de François Pinault («Le Point») ou d’Alain Weill («L'Express», BFM TV), ont favorisé un retour à la mode de Nicolas Sarkozy, en mettant son livre en avant et en surfant sur le narratif de l’homme injustement condamné. Mais surtout, en profitant de sa popularité auprès de cette droite des affaires qui vote Les Républicains (LR), afin de légitimer le RN auprès de celle-ci.
Jusqu’aux années 2000–2010, cette droite – patrons du CAC40, entrepreneurs traditionnels, milieux d’affaires conservateurs – votait massivement RPR, puis UMP, puis LR. C’est en partie pourquoi, dans «Le Point», journal appartenant à François Pinault, Sarkozy déclare que Jordan Bardella lui «fait penser au RPR au temps de Chirac». Il établit de la sorte un lien de parenté, une filiation, une légitimité.
Bardella devient ainsi un héritier proclamé de la droite républicaine, un représentant de cette aile des patrons conservateurs, chère aux nostalgiques. Ce qui n’est pas le cas de l’aile «historique» que représente Marine Le Pen. Entre les lignes, on lit dans ces bonnes feuilles un adoubement réservé au seul Bardella. Si l’inéligibilité de Marine Le Pen se confirme, et que la candidature de son successeur s’impose, les partisans de LR qui ne voulaient pas de l’aile historique seront ainsi tout naturellement préparés à migrer vers le RN.
Objectif changement de perception
Au fond, en endossant le RN, l’ancien président prend par la main ces milieux d’affaires, commerçants, entrepreneurs qui hésitaient encore. En influenceur et idéologue de la droite qui reprend du service, Sarkozy fait ainsi gentiment entrer cet électorat dans la grande famille de la droite élargie. Pour Vincent Bolloré, cette réserve de voix LR (qui a encore fait 7,25% aux élections européennes de juin 2024) mérite sans nul doute de profiter au RN.
Cela tombe bien: une bonne partie de cette droite conserve une foi intacte en Sarkozy, et douterait d’abord de la justice avant de douter du condamné en question. Et pour cause: dans un parti qui souffre aujourd’hui d’un manque de leadership, Sarkozy garde l’aura du «chef naturel» que personne n’a jamais remplacé. Dès lors, l’opération permet à Sarkozy de se relancer auprès d'un bassin plus large, mais surtout à Bolloré de normaliser le RN auprès de cette droite jusque-là récalcitrante.
Manifeste de la droite élargie?
Sur sa Une des 7-8 décembre, le Journal du dimanche (JDD), qu’a racheté le Groupe Bolloré fin 2023, annonce avoir «eu accès» au livre de Sarkozy, édité chez Fayard, propriété là encore de Bolloré. L'article raconte notamment le coup de fil de Marine Le Pen reçu par le détenu, qui aurait eu l’effet d’une révélation et changé son regard sur le RN.
Le 11 décembre, deux autres médias de Bolloré ont déroulé le tapis rouge à Nicolas Sarkozy à leur façon: Europe 1 / CNews, consacrent la «grande interview» de Sonia Mabrouk à l'ancien conseiller du condamné, Henri Guaino, qui déclare que «Nicolas Sarkozy a été le dernier président», participant à une sorte de culte de la personnalité.
Sur CNews, plusieurs articles et vidéos consacrés au livre adoptent une tonalité émotionnelle. Le 7 décembre, l'éditorial de Julien Torres annonce un «livre de portée singulière et presque historique», et un «acte de combat».
La veille, un article le cite en ces termes: «Je priais pour avoir la force de porter la croix de cette injustice.» Plus tôt, le 21 novembre, une séquence sur CNews faisait intervenir le journaliste Paul Amar, qui disait notamment: «L'écriture de ce livre l'a incontestablement aidé à surmonter la terrible épreuve qu'a été son incarcération.»
RN oui, LFI non
Sur BFM TV, média d'Alain Weill, l'émission «BFM Politique» du 7 décembre invite le président des Républicains Bruno Retailleau à se prononcer sur la position de Sarkozy, à savoir la nécessité pour la droite de s'élargir sans anathème. Il répond «Le front républicain ça ne marche plus. Pour moi le RN appartient à l'arc républicain. Ce qui n'est pas le cas de LFI. Notre adversaire principal c'est LFI.» Il souligne toutefois que cette union des droites doit se faire uniquement «sur le terrain, par les urnes» et que les Républicains présenteront leur propre candidat en 2027.
Le livre pourrait tenir aujourd’hui lieu de manifeste de la nouvelle droite élargie, tant il marque un tournant dans la pensée de la droite. Ce qui frappe, en effet, n’est pas la description, au mieux divertissante, que fait le livre de ses conditions de détention de 20 jours, de la taille des cellules ou de la couleur des murs.
C’est surtout l’idée que le RN n’est plus un danger pour la démocratie, comme l’assure Sarkozy à ses adeptes. Cette rupture explicite avec le «front républicain» a fait dire au Monde que «l’ancien chef d’Etat rompt avec le testament politique de son ancien mentor Jacques Chirac».
Feu vert symbolique du gourou
C’est en effet une sorte de blanc-seing symbolique que l'on peut voir dans sa démarche, un feu vert donné par le «gourou» de la droite hexagonale, venu une fois de plus la «décomplexer». Ce rassemblement élargi des droites n'est d'ailleurs pas spécifique à la France, c'est une tendance de fond qui traverse la plupart des pays développés.
Nous voyons un phénomène similaire s'opérer plus près de chez nous, en Suisse romande, avec l’Alliance de droite à Genève (UDC, PLR, Centre, MCG) et l’Alliance vaudoise, actuellement mise à l'épreuve dans la perspective de l’élection complémentaire du 8 mars au Conseil d’Etat vaudois.
En France, cette convergence de l'argent et du conservatisme s'observe aussi dans les médias de François Pinault, l’autre milliardaire français, censément plus modéré, et qui dirige l'empire du luxe Kering. Sur sa Une du 9 décembre, «Le Point» annonce un «entretien exclusif» avec Nicolas Sarkozy, où ce dernier est positionné comme un leader d'opinion sur l'évolution de la politique française. Il déclare alors: «Jordan Bardella m’a un peu fait penser au RPR au temps de Chirac».
De façon intéressante, Le Point avait publié une couverture quasi identique en novembre 2018.
Au final, le basculement de Nicolas Sarkozy vers l’extrême droite – qu'il veut redéfinir comme véritable héritière du RPR – ne relève pas tant d’une conversion idéologique soudaine, que d’une relecture opportune du rapport de forces.
En rupture avec Emmanuel Macron, voyant que les Républicains sont devenus minoritaires, il se porte garant d'un RN façon Bardella, raisonnable, décomplexé, affairiste et conservateur, comme pivot central de la droite réelle. Ce faisant, il ne fait en réalité qu'officialiser un déplacement du centre de gravité de la droite française, plus qu’il ne le provoque à lui seul.