Pour qui a travaillé dans la finance, ou est fan du Parrain de Coppola, il n’y a rien de neuf dans l’adoration béate vouée aux truands, même si cela peut agacer plus qu’amuser. Après tout, ce sont les Jordan Belfort de ce monde (le fameux «Loup de Wall Street») qui entrent dans la légende et auxquels on consacre des romans et des films, pas les honnêtes (mais ennuyeux) employés.
Ce dont raffolent leurs admirateurs, c’est quand ces cow-boys des temps modernes «s’en sortent» malgré leurs 400 coups. Suite à ses multiples fraudes aux investisseurs, Jordan Belfort, condamné à 4 ans de prison en 1999, n’a finalement purgé que 22 mois.
Dix ans avant, Michael Milken, le voyou des marchés qui a inventé les «junk bonds», a été condamné à 10 ans pour 98 actes de fraude et délit d'initié. Il a purgé moins de 2 ans en Californie. Le genre de pirouette qui suscite la vénération, et pas que dans les salles des marchés.
Une adhésion de type religieux
Alors on n’est pas si choqués quand les adorateurs de Nicolas Sarkozy l’applaudissent sur son trajet du domicile à la prison et le hissent au rang de héros, noble et innocent, à l’occasion de sa condamnation pour association de malfaiteurs, dans l’affaire libyenne, qui fait suite à sa condamnation pour corruption, en 2021, dans l’affaire des écoutes. Mais ses fans, eux, vivent dans une autre réalité, qui relève de la religion: ils seraient capables d’argumenter des heures sur son innocence, et de retirer leur confiance à la justice et à tout le système plutôt que de douter de lui.
Pourquoi? Sans doute parce que l'Etat, de son côté, ne comble en rien le besoin d'une figure patronale. Tandis que l'idole en question, même très imparfaite, elle comble ce besoin. Et suscite donc cette forme de «foi». Tel est l’effet – délétère – du culte de la personnalité: très proche de l’état amoureux, l’adorateur nage dans la plus totale subjectivité. On a les mêmes pour Trump, Musk, et le tronçonneur Javier Milei.
Sauf qu’un seuil a été franchi ces dernières années: on ne se souvient pas vraiment d’une autre époque où des personnes comme Sarkozy, au charisme certes télévisuel, mais condamnées pour projets délictueux et pour corruption, qui n’ont jamais porté de combats universels, libérateurs et bénéfiques pour le plus grand nombre, aient été si ouvertement montés au ciel par la culture mainstream.
De Mandela à Sarkozy
Et là où cela devient grand-guignolesque, c’est quand certains se mettent à comparer l’arrivée en prison de Sarkozy avec celle d’un Mandela, vrai héros lui, qui a vaincu l’apartheid. D’une certaine manière, les Sarkozy, Trump et Musk d’aujourd’hui viennent tristement remplacer les Mandela, Gandhi et Martin Luther King d’hier. De penseurs visionnaires et désintéressés, on passe aux populistes bluffeurs, vénaux et hyperactifs. Parce qu'eux au moins, ils ont de l'autorité. Cela en dit long sur notre époque.
Grand-guignolesque aussi est la peopolisation à outrance de l’emprisonnement de Sarkozy, transformé en moment de téléréalité pour toute la famille, avec un Sarkozy qui place son autoplaidoyer à niveau égal avec celui de la justice, sa fille qui poste «tu es le plus fort des papas», et Carla Bruni qui se filme en train de chanter «Let it Be» à la guitare. Les vrais rebelles comme John Lennon et Yoko Ono n’existent plus, les récits de la chevalerie sont désuets, et les fariboles de la royauté britannique ne font plus recette, alors on prend les «idoles» qu’on trouve.
L'émotionnel a pris le dessus
C'est tout ce qu’a dénoncé à juste titre l’enquêteur de Mediapart, Fabrice Arfi. Il s’étrangle qu’on discute des «livres que va lire Sarkozy en prison», ou «s’il est le nouveau Monte Christo», tandis qu’il n’y a eu que 8 journalistes en France à suivre le procès. Et que, faute de réelle connaissance du dossier, la peopolisation, l’émotionnel et la scénarisation aient pris le dessus, orchestrés par Sarkozy lui-même.
«Mais en face, la brutalité des faits, elle est où? dénonce Fabrice Arfi, elle est nulle part!» Quant aux vraies victimes de l’affaire libyenne, les familles des 170 morts de l’attentat contre l’avion de ligne DC-10 d’UTA, à qui Sarkozy doit des dommages et intérêts, elles n’intéressent personne.
Quête désespérée d'un boss
Au fond, la vraie plaie, au milieu de tout cela, c’est l’adorateur, celui qui rend tout cela possible. En chaque adorateur se cache une midinette qui veut rêver, soupirer, admirer plus fort que soi, faire allégeance, se dévouer. Derrière la vénération, il y a le culte de la force pure, et le besoin d’un patron, d'un boss, d'un alpha, qui soit un modèle. Le manque, peut-être même, d’un saint patron, pratique qui s'est perdue avec la tradition catholique. Une figure protectrice et puissante.
Mais ce culte qui se trompe de cible, et voit de la vertu là où elle est absente, est dangereux. Il se rapproche de l’état amoureux par son aveuglement, et mène à récompenser bêtement le culot, le narcissisme, la filouterie, mais jamais l’honnêteté, l’altruisme, la maturité ou la responsabilité.
Cette quête désespérée de héros, de modèles forts, de chefs de clan, de rois, aboutit à nous faire ériger des cancres divertissants et destructeurs au rang de Dieux. Dites, les adorateurs, et si vous alliez plutôt faire une bonne psychothérapie?