PFAS, TFA, pesticides…
L'eau du robinet suisse pourrait-elle devenir non potable à cause des «polluants éternels»?

Comment ferait-on si la recherche découvrait que l'une des substances chimiques, comme les PFAS, présentes dans l'eau potable suisse était plus dangereuse qu'escompté? Bien qu'improbable, le risque existe. Des experts nous éclairent.
Les PFAS, molécules chimiques potentiellement cancérigènes, sont présentes à des quantités variables dans l'eau et l'alimentation.
Photo: Shutterstock
Capture d’écran 2024-09-17 à 11.24.33.png
Ellen De MeesterJournaliste Blick

Tout est parti d'une phrase. Depuis que je l'ai entendue, impossible de remplir un verre d'eau du robinet sans penser aux «polluants éternels», qui se cachent dans chaque gorgée. Oui, même en Suisse, où l'eau est surveillée de très près. Selon les études actuelles, on ne risque rien. Mais sachant que ces études manquent de recul, on ne peut pas vraiment en être sûrs... 

Avant de plonger dans les canalisations, je me dois de vous rappeler le contexte. Il y a quelques jours, une étude alarmante réalisée par Pesticide Action Network révélait que les céréales européennes (soit les produits céréaliers comme les pâtes, le pain ou les croissants) contiennent des taux alarmants d'un type de PFAS. Cet austère acronyme se réfère à une immense famille de molécules potentiellement cancérigènes et toxiques pour la reproduction, omniprésentes dans l'environnement et affolant toujours plus les chercheurs (voir les images ci-dessous).

Alarmée, j'ai cherché à savoir comment il est possible que la molécule en question, le TFA (trifluoroacétate), puisse être présente à des taux aussi importants dans nos placards et carafes, sans que des régulations plus strictes soient imposées. Comment les autorités européennes peuvent-elles laisser cette substance s'accumuler dans les sols, les plantes et l'eau, sans réagir? Pourra-t-on toujours manger des céréales et boire l'eau du robinet sans danger? Si ma question était simple, elle a excavé une situation infiniment complexe. Et une réalité bien plus épineuse que je pensais. 

Une concentration maximale ultra basse

En fait, les PFAS, c'est un peu comme l'Hydre, ce monstre doté de neuf têtes qui repoussent dès qu'on les coupe. Les armes qu'on possède actuellement ne nous permettront pas de gagner. 

Car il faut savoir que les milliers de PFAS existants sont analysés un à un. Lorsque les dangers suspectés d'une molécule sont effectivement prouvés, après des mois de recherches, celle-ci est interdite ou soumise à des taux maximaux très stricts. A ce rythme, il nous faudra des siècles pour faire le tour des PFAS... Ce processus est lent, trop lent, et implique que nous naviguons avec un flagrant manque d'informations quant aux substances qui envahissent nos organismes. Même les nouveaux-nés présentent déjà des taux de PFAS dans le sang, transmis par le placenta de la mère et via l'allaitement. 

Alors, la voici, la phrase qui a lancé mes recherches. Elle provient de Nathalie Chèvre, écotoxicologue à la Faculté des Géosciences et de l’Environnement de l’Université de Lausanne:

Dans l'un de nos précédents articles, elle indiquait que lorsqu'on arrive à prouver qu'une substance est cancérigène ou toxique pour la reproduction, on la considère comme étant digne d'attention et on affirme qu'elle est «pertinente». On légifère donc pour l'interdire ou la limiter. Dans le cadre d'une substance jugée pertinente, «la concentration maximale dans l'eau est fixée à 0,10 microgramme par litre (µg/L), précisait l'experte. Or, en ce qui concerne l'eau potable, c'est extrêmement politique: si une telle réglementation devait s'appliquer pour le TFA, l'eau du robinet en Suisse ne serait plus considérée comme potable dans beaucoup de régions.»

Les risques du TFA sont en cours de réévaluation

En effet, si le TFA devenait «pertinent», il serait entre 2 et 28 fois trop concentré dans notre eau du robinet. Celle-ci deviendrait, logiquement, non potable. Or, l'Union européenne n'a actuellement pas fixé de teneur maximale pour le TFA, car cette substance n’était pas au centre de la réglementation à l’époque, précise Tiziana Boebner-Lombardo, porte-parole de l'Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires (OSAV). En outre, le TFA n'était pas encore considéré comme un PFAS, lors de l'élaboration de la directive (UE) 2020/2184 relative à la qualité des eaux destinées à la consommation humaine.

«Le paramètre 'PFAS totaux' mentionné dans la directive, avec une teneur maximale de 0,5 µg/l, serait ainsi déjà dépassé dans de nombreux échantillons d’eau potable dans plusieurs pays de l’UE ainsi qu’en Suisse, ajoute notre interlocutrice. Les effets du TFA sur la santé font actuellement l’objet d’évaluations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), sur la base des connaissances scientifiques les plus récentes. Lorsque les résultats seront disponibles, probablement dès 2027, l’OMS pourrait émettre de nouvelles recommandations concernant les concentrations de TFA dans l’eau potable, qui seraient ensuite examinées par l’UE et par la Suisse.»

Les scientifiques ne sont pas trop inquiets

Heureusement, dans le cas du TFA, les spécialistes ne sont pas trop affolés. Les taux observés sont considérés comme sûrs pour la consommation, et ce PFAS très particulier n'étant pas une substance active, il ne présente pas le même potentiel de risque que d'autres polluants éternels:

«Le TFA possède seulement trois atomes de carbone, souligne Federica Gilardi, responsable de recherche au sein de l’Unité de toxicologie et chimie forensique du Centre universitaire romand de médecine légale. Il est donc très petit et n'est pas éliminé par les selles, comme les autres PFAS, mais par les urines. Le problème, c’est qu’on manque d’informations à son sujet. Son impact aigu semble faible, malgré les taux importants observés dans l’environnement, mais on dispose de très peu de données quant à ses effets à long terme.»

Un impact négatif sur la reproduction a toutefois pu être observé chez l’animal, mais à des concentrations nettement supérieures à celles observées dans l'environnement, souligne la spécialiste. «Les concentrations mesurées dans l'eau du robinet sont encore très faibles, confirme Christos Bräunle, porte-parole de la SVGW, l'Association suisse pour l'eau, le gaz et la chaleur. Selon l’état actuel des connaissances, le TFA ne présente aucun danger pour la santé humaine aux concentrations actuellement mesurées.» 

L'eau ne deviendra pas non potable du jour au lendemain

Voilà qui est fort rassurant, en tout cas pour ce qui concerne le TFA. L'eau du robinet suisse, surveillée avec minutie, est donc conforme aux recherches et lois actuelles. 

Or, le TFA n'est absolument pas la seule substance qui s'y cache! Que ferait-on si les taux de PFAS devaient subitement augmenter dans notre eau? Ou si l'une des molécules présentes devait soudainement être considérée comme bien plus dangereuse qu'escompté et limitée à 0,1 µg/L? Devrait-on arrêter de boire l'eau du robinet du jour au lendemain? 

«La valeur maximale de 0,1 microgramme par litre a été fixée de manière préventive à un niveau très bas et comprend de larges marges de sécurité afin d’exclure tout risque pour la population, rassure Christos Bräunle. Même si cette valeur maximale était légèrement dépassée, il n’y aurait donc pas de danger immédiat pour la santé des consommatrices et consommateurs. L’eau potable ne devient donc pas impropre à la consommation du jour au lendemain en cas de dépassement de la valeur maximale.»

Notre intervenant souligne néanmoins que les distributeurs d’eau sont tenus de fournir à la population une eau potable conforme à la loi et doivent prendre des mesures afin de respecter cette valeur maximale. Car au vu du nombre de molécules relâchées dans l'environnement, le risque existe toujours. 

L'eau souterraine est particulièrement concernée

Rappelons en effet qu'il existe des milliers de PFAS, plus risqués que le TFA, qu'on ne connaît pas encore très bien. 

L'Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires (OSAV) rassure néanmoins: «Lors d’une campagne menée en 2023 par l’Association des chimistes cantonaux, aucun PFAS n’a été détecté dans plus de la moitié des échantillons d’eau potable, indique Tiziana Boebner-Lombardo, porte-parole. Parmi les échantillons dans lesquels des PFAS ont été trouvés, aucun n’a dépassé les valeurs maximales suisses en vigueur». Reste le TFA, petit et sournois, tout de même présent à des valeurs trop élevées dans cinq échantillons, et détecté dans environ 99% des échantillons, mais généralement à de très faibles concentrations.» 

On sait toutefois que les sites les plus pollués concernent les eaux souterraines, principale source d'eau potable en Suisse. L’Observation nationale des eaux souterraines NAQUA notait, cet été, leur présence dans près de la moitié de ses stations de mesure. Or, les valeurs limites étaient rarement dépassées: «La somme des 26 PFAS analysés est supérieure à 0,01 µg/l à environ 25% des stations et supérieure à 0,1 µg/l à environ 2% des stations», peut-on lire. La valeur maximale est tout de même dépassée à une reprise: l'une des stations NAQUA a observé une concentration de PFOS supérieure à 0,3 µg/l, c’est-à-dire à la valeur maximale prévue par l’OPBD pour cette substance. 

On n'a pas de moyen simple d'extraire les PFAS de l'eau

D'après Christos Bräunle, les distributeurs d’eau sont préoccupés par cette contamination croissante de notre principale source d'eau par les polluants chimiques, les produits de dégradation des pesticides, les nitrates et les résidus de médicaments: «Ces substances ne peuvent être éliminées de l’eau brute qu’au moyen de procédés coûteux et très énergivores, comme le charbon actif ou l’osmose inverse», une déminéralisation puissante de l'eau. 

Suite à un traitement à l'osmose inverse, l'eau serait bien débarrassée des PFAS, mais aussi de ses minéraux: il s'agirait d'une eau distillée, qu'il faudrait donc re-minéraliser ou mélanger avec de l'eau non-traitée, avant de l'envoyer dans les circuits. Et au vu du système de distribution d'eau en Suisse, géré par plus de 2500 entreprises, souvent petites, privées ou communales, il ne s'agit pas d'une méthode réaliste. «Pour des petites entreprises, un traitement intensif de l’eau demanderaient de grands frais et cela provoquerait une transformation structurelle du système suisse de distribution d’eau potable, actuellement décentralisé», déplore notre intervenant. Ces procédés ne sont pas durables et ne font que traiter les symptômes sans s'attaquer aux causes».

Car même si un type de PFAS devait être interdit par la loi, cela ne signifie pas qu'il s'évaporerait diligemment de nos environnements. On ne les appelle pas «polluants éternels» pour rien: il leur faut des siècles pour se dégrader. 

Il existe des mesures de protection d'urgence

Les autorités assurent surveiller la situation de près. Ainsi que le rappelle une porte-parole de l'Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires (OSAV), trois PFAS sont actuellement réglementés dans l'eau potable en Suisse: 0,3 µg/l pour le PFOS et pour le PFHxS, et 0,5 µg/l pour le PFOA. «Dans l’Union européenne, une valeur maximale de 0,1 µg/l s’applique à 20 PFAS spécifiques, précise Tiziana Boebner-Lombardo. Sur cette base, et compte tenu des discussions politiques en Suisse, l'OSAV examine actuellement les valeurs maximales pour l'eau potable en Suisse et les adaptera si nécessaire.» 

Comment réagirait la Suisse si des valeurs maximales encore plus strictes devaient être appliquées pour des molécules présentes en trop grandes quantités dans l'eau potable? D'après notre intervenante, la protection de la population s’appuierait sur plusieurs niveaux de mesures: d'abord, l'autocontrôle des distributeurs d'eau, puis la vérification du respect des exigences légales par les autorités cantonales. 

Celles-ci peuvent aussi ordonner des mesures appropriées, comme adapter les captages, mélanger différentes eaux pour diluer les PFAS ou réduire la présence de PFAS au moyen de procédés très coûteux, qu'on utilise pour l'heure en cas de force majeure. Mais «étant donné la grande persistance des PFAS, ces options doivent être évaluées au cas par cas en fonction de leur efficacité, de leur faisabilité et de leur proportionnalité», précise la porte-parole. 

Qui résoudra le problème, au final?

Le phénomène est donc en constant mouvement, analysé, discuté et observé jour et nuit. On est rassurés, puis alertés. La science avance, puis stagne. Il est difficile de déterminer qui agira, de manière concrète, pour prendre le problème à la source: les distributeurs d'eau souhaitent que les PFAS soient mieux réglementés, afin de protéger les sources souterraines. Les autorités suisses comptent sur l'autocontrôle des distributeurs d'eau et suivent les directives européennes, qui dépendent souvent du résultat de nouvelles analyses. Le conseiller fédéral Albert Rösti a promis d'élaborer un éventail de mesures pour affronter les PFAS, d'ici à la fin de l'année. Sera-t-il notre Hercule face aux neuf têtes de l'Hydre? On l'attend au tournant. 

Et au cas où cette lecture vous a donné soif, vous savez désormais que de l'eau du robinet semble quand même être bien sous contrôle. Pour le moment. 

Articles les plus lus