«Je me fais tout le temps avoir sur internet», nous confie Inès Pinton quand nous la rencontrons. Difficile pourtant d’imaginer la jeune femme se laisser piéger par des escrocs promettant monts et merveilles contre de juteux virements bancaires. À 24 ans, diplômée en sciences criminelles et spécialiste en intelligence artificielle, Inès ne correspond pas vraiment au profil type des victimes. Et son assurance ne laisse rien paraître d’une proie facile.
Et pour cause: si elle se fait avoir, c’est volontaire. C’est même son métier. Depuis juin dernier, Inès traque les escrocs du web pour ForenSwiss, une entreprise co-fondée par le criminologue Olivier Beaudet-Labrecque, doyen de l’Institut de lutte contre la criminalité économique (ILCE) à Neuchâtel. Sa mission? Piéger les «brouteurs», ces arnaqueurs d’internet qui extorquent de l’argent en usant de manipulations psychologiques bien rodées.
Dizaines de milliers de francs envolés
Le terme «brouteur» viendrait de Côte d’Ivoire, en référence au mouton qui se nourrit sans effort. Une image frappante, pour désigner des individus qui, eux, vivent aux crochets de leurs victimes. Et en Suisse, leur présence n’a rien d’anecdotique: les cas se multiplient.
Parmi les escroqueries les plus ravageuses figure celle dite «à la romance». Peut-être la plus cruelle. Dans le canton de Vaud, elle a fait 200 victimes depuis 2021. À Genève, une vingtaine de plaintes sont enregistrées chaque année. Des dizaines de milliers de francs se sont envolés, emportés par de fausses promesses d’amour.
Anne et Brad Pitt, Corinne et Marco Odermatt
C’est précisément ce type d’arnaque qu’Inès combat. «Il y a vraiment énormément de fraudeurs, assure-t-elle. En trois mois, j’ai été confrontée à une centaine de faux Brad Pitt.» Une référence directe au cas très médiatisé d’Anne, une Française délestée de 830’000 euros en pensant vivre une histoire d’amour avec l’acteur hollywoodien. Les escrocs exploitent la solitude, manipulent les émotions et culpabilisent leurs victimes pour mieux les garder sous emprise.
Et les stars américaines ne sont pas les seules à être utilisées de la sorte. En Valais récemment, un faux Marco Odermatt a siphonné les économies d'une quinquagénaire. Inès le confirme: les femmes sont les plus touchées par cette technique. «Il y a clairement plus de cas, confirme-t-elle. C’est pour ça que nous utilisons des faux profils féminins.»
A la pêche à l'arnaqueur
Le rôle d’Inès n’a rien d’un simple travail de bureau. Chaque jour, elle lance ses hameçons numériques pour piéger les brouteurs, principalement actifs depuis l’Afrique de l’Ouest ou l’Asie du Sud.
«Tous les matins, une trentaine de messages m’attendent, explique-t-elle. Un robot entame les premières banalités de la conversation, puis je prends le relais.
Car oui, même les escrocs se méfient. Il faut les convaincre qu’en face, il y a bien une vraie personne. «On doit envoyer des photos. Ils font attention. On utilise des visages modifiés avec l’IA, souvent des personnes que l’on connaît.» L’objectif? Créer des profils de femmes d’âge mûr, idéalement seules. Les cibles préférées des brouteurs.
Se faire aimer des escrocs
Et quand l’un d’eux commence à douter, Inès a une parade infaillible: jouer la carte de l’empathie. «Il faut miser sur l’envie de les aider. Ne pas hésiter à leur proposer du soutien, y compris financier. C'est encore mieux si une nouvelle triste paraît à propos de la star dont ils usurpent l'identité», glisse-t-elle.
Le but de la manœuvre? Se faire accepter. Être considérée comme une personne de confiance — donc, une potentielle proie. C’est le cœur de la technique ForenSwiss: aller jusqu’au bout du scénario, jusqu’à obtenir l’IBAN du fraudeur.
Une fois ce compte bancaire entre leurs mains, ForenSwiss le transmet aux établissements bancaires. Ceux-ci peuvent alors activer des alertes pour protéger leurs clients qui s'apprêtent à verser de l'argent à un 'nouvel ami' de pacotille.
IBAN loués entre fraudeurs
Le but n’est pas d’interpeller les brouteurs à l’autre bout du monde, mais d’agir en amont. Et d’alimenter une base de données permettant aux banques de détecter les comptes suspects. «Un même fraudeur peut nous fournir plusieurs IBAN. Ou alors, deux escrocs qui ne se connaissent pas peuvent utiliser le même compte», précise Inès, qui pratique la pole dance pour se ressourcer après ses journées intenses.
Derrière cette mécanique bien huilée, un autre système encore plus cynique: des identifiants bancaires loués entre escrocs. «Je me suis moi-même fait passer pour un brouteur, raconte Inès. J’ai infiltré un réseau pour comprendre leur fonctionnement. Un fraudeur fournit un IBAN, un autre paie pour l’utiliser.»
Et pour que l’argent circule, il faut prouver que la transaction a bien eu lieu. «C’est pour ça qu’ils demandent toujours un reçu de l'envoi de l'argent: pour réclamer leur dû aux 'loueurs d’IBAN', qui peuvent louer le même compte à plusieurs malfrats.»
Réseaux internationaux nébuleux
Au sommet de cette pyramide, selon ForenSwiss, se trouvent des réseaux internationaux de blanchiment d’argent. «Ils peuvent opérer depuis n’importe où. C’est extrêmement nébuleux», constate l'experte.
L’entreprise ne se limite pas à la traque. Elle forme aussi les banques aux méthodes des brouteurs et a mis en place une communauté en ligne pour signaler des profils suspects, des comptes douteux ou des emails frauduleux.
Mais pas question de marcher sur les plates-bandes de la police. «Nous intervenons avant qu’elle n’entre en jeu, conclut Inès Pinton. Pour éviter que les victimes tombent dans le piège.»