Arnaque aux sentiments
«Tu es ma reine»: un faux Marco Odermatt a siphonné les économies d'une Valaisanne

Corinne* ne s'imaginait pas qu'en félicitant Marco Odermatt sur Instagram, elle deviendrait la cible d'escrocs en ligne se faisant passer pour la superstar du ski suisse. Victime d'une arnaque aux sentiments, la Valaisanne a perdu 6500 francs en trois mois.
Publié: 07:30 heures
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Dernière mise à jour: il y a 58 minutes
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Victime d'une arnaque aux sentiments d'un homme prétendant être Marco Odermatt, Corinne* a vidé son compte épargne.
Photo: Amélie Blanc
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Alessia BarbezatJournaliste Blick

L’image était belle, un brin cocasse. C’était en février 2025. Pour célébrer leur triomphe aux Mondiaux à Saalbach (Autriche), les skieurs de l’équipe suisse se rasent la moitié du crâne. Marco Odermatt, affublé de sa nouvelle tonsure de moine, publie un cliché sur son compte Instagram entouré de l’équipe victorieuse. «Comme des milliers de fans», Corinne* félicite le champion sous la publication. «J’avais pris l’habitude de glisser un petit commentaire ou de réagir à un post avec un émoji depuis le début de la saison», raconte la quinquagénaire valaisanne. 

Elle ne se doutait pas que ses marques d’admiration ne la rendraient pas seulement visible aux yeux du Nidwaldien, mais à ceux d’escrocs à l’affût. Des «brouteurs» – des cybernarqueurs installés principalement en Afrique de l’Ouest, mais aussi en Asie du Sud-Est – qui n’ont qu’un objectif: soutirer un maximum d’argent à leurs victimes après avoir noué une relation amoureuse virtuelle. 

C'est en commentant les photos de Marco Odermatt sur Instagram que Corinne* s'est fait repérer par un escroc.
Photo: Instagram/Marco Odermatt

Divorcée depuis plus de vingt ans, sans enfants, isolée, Corinne appartient à cette génération qui ne maîtrise pas tous les codes d’Internet – encore moins ceux de l’intelligence artificielle. Elle est donc la cible idéale. D’autant plus, qu’à l’époque, cette travailleuse sociale traverse une période très difficile, tant sur le plan professionnel que personnel. «J’étais à bout, confie-t-elle. Des enchaînements de bas émotionnels qui m’ont fait plonger dans une grande déprime. Je m’étais isolée et ne parlais plus à mes amis.» 

Alors quand «le champion» la contacte au mois d’avril. Elle a envie d’y croire et saisit cette occasion pour s’évader de ce quotidien trop lourd à porter. «Il m’a dit qu’il était heureux de pouvoir me compter parmi ses fans et voulait en savoir plus: depuis quand j’étais fan, ce que je faisais, où j’habitais. On a échangé une trentaine de minutes, se souvient-elle. Calendrier en tête, cette fan de ski alpin précise: «C’était à son retour d’un séjour de ski en Alaska avec son copain Justin Murisier.»

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Le faux compte et la bonne histoire

Un détail lui met toutefois la puce à l’oreille. L’homme qui se présente comme Marco Odermatt n’écrit pas depuis le compte certifié d’un badge bleu, mais depuis un profil bien moins pourvu en followers. Mais «le skieur» la rassure. Son compte officiel est géré exclusivement par «sa direction». Il utilise celui-ci pour discuter plus librement avec ses fans, sans surveillance. «Je ne me suis pas méfiée davantage», souffle Corinne. Ils poursuivent leurs échanges «sur un ton amical» durant quelques jours, l’«athlète» prenant soin de truffer son récit d’anecdotes sportives, de détails sur sa carrière et de donner le nom de son entraîneur et de son manager pour endormir la méfiance de la quinquagénaire.

Rapidement, «Odi» lui propose d’acheter une carte VIP qui permettrait à l’ancienne monitrice de ski «de participer à des événements à des prix concurrentiels ou de le côtoyer lors de meetings et d’interviews». Or, le précieux sésame à un prix: 2000 francs. Trop cher pour le petit salaire de Corinne. Elle coupe court à la conversation.

«Le Nidwaldien» revient à la charge. Grand seigneur, il fait même baisser les enchères. De 2000 à 1000, puis à 500 francs. Car il a très envie de rencontrer la Valaisanne. Pour prouver sa bonne foi, il lui fait parvenir une copie de sa carte d’identité. Avec le recul, Corinne l’admet: «Elle ne se ressemblait pas tout à fait à la mienne. Mais en faisant des recherches sur Internet, j’en ai trouvé des similaires à la sienne…» 

La fausse carte d'identité de Marco Odermatt envoyée par le brouteur à Corinne* pour prouver sa bonne foi.
Photo: DR

L'admiratrice cède et s’acquitte de la somme. «Je ne voulais pas lui communiquer mes données bancaires, alors il m’a proposé de payer en carte-cadeaux Steam. Je n’en avais jamais entendu parler.» 

Le piège se referme

Steam est une plateforme de distribution de jeux vidéos et de logiciels. On peut acheter des cartes électroniques de 20, 45, 50, 100 francs. Au verso, un code unique à gratter. Une fois celui-ci transmis, le montant est directement crédité sur un portefeuille virtuel qui permet de s’acheter des jeux ou des objets virtuels très recherchés comme des «skins» (un habillage graphique qui permet de personnaliser l'apparence d'un joueur ou d'une arme) dans des jeux comme Counter-Strike 2, Valorant ou Fortnite.

C’est en revendant ces «skins» sur d’autres sites spécialisés que l’escroc peut empocher de l’argent réel ou de la crypto-monnaie. Une manipulation intraçable. Mais ça, Corinne ne le sait pas (encore). Au volant de sa voiture, elle fait le tour des kiosques valaisans pour réunir les 500 francs en carte-cadeaux de 20 ou 45 francs. «Parce qu’on me disait en caisse qu’on ne pouvait en activer qu’un certain nombre à la fois», relate-t-elle. La fan photographie les codes et les envoie au «sportif.» 

La carte VIP n’est jamais arrivée. À la place, des excuses. Et surtout des torrents de compliments et des mots d’amour. «Il me disait que j’étais belle, gentille. Qu’il était amoureux de moi», raconte celle que le faux Marco surnomme «Chérie» ou «Ma reine». Il lui promet monts et merveilles, des vêtements, un mariage et même une maison aux Etats-Unis. Il la submerge de messages enflammés. Des centaines par jour – nous avons pu les consulter. Du love bombing en règle, une technique éprouvée pour créer un attachement rapide.

«
Voiture-kiosque-travail. Ma vie se résumait à ça. Je dépensais sans compter. J’étais devenue une machine
Corinne*, victime d'un escroc usurpant l'identité de Marco Odermatt
»

Dans la pièce à vivre de son petit appartement, Corinne marque une pause. Elle hésite, se justifie et tente de comprendre comment elle a pu se laisser embarquer dans cette folle histoire. «On s'attache malgré soi. Il avait des paroles réconfortantes. Parfois, je restais lucide. Je lui disais qu’on avait 30 ans d’écart ou que je savais qu’il était en couple. Mais «Marco Odermatt» a réponse à tout. La différence d’âge? «Ce n’est qu’un chiffre». Sa relation avec sa petite amie Stella? Une couverture pour ne pas être harcelée par les femmes.

En mai, «Marco» veut la rencontrer. Sauf qu’il a besoin d’argent pour financer le déplacement, l’hôtel et sa sécurité. Et pour échapper à son management qui surveille ses faits et gestes. Il réclame 5000 francs, puis renvoie ses ambitions à la baisse. Toujours en carte-cadeaux, Steam ou Apple card.

Boulot-cartes-dodo

Jamais à court d’arguments et d’excuses toujours plus rocambolesques, le «champion» lui fait croire que ces dernières sont défectueuses. Au volant de sa voiture, Corinne se lance dans une course folle aux cartes-cadeaux. «Je me levais, voiture-kiosque-travail. Ma vie se résumait à ça. Je dépensais sans compter. J’étais devenue une machine.» Et quand l’argent ne vient pas, le ton du champion se durcit et devient menaçant: «Tu ne m’écoutes pas, pourquoi tu ne fais pas ce que je demande?» La travailleuse sociale prend une carte de crédit. La limite de 3000 francs est atteinte en trois semaines. «J’avais complètement perdu le contrôle. J’avais des envies suicidaires, j’ai pris ma voiture, je voulais foncer dans un mur pour mettre fin à mes jours.» 

En moins de trois mois, Corinne* a dépensé 6500 francs en carte-cadeaux Steam et Apple.
Photo: Amélie Blanc

En moins de trois mois, Corinne aura perdu 6500 francs. L’équivalent de ses économies. Le vrai Marco Odermatt, elle ne l’a jamais vu. L’escroc, lui, a fait mine d’apparaître à l’hôtel dans lequel ils étaient censés se rencontrer, curieusement le jour où Corinne partait en vacances. «J’ai compris à ce moment-là…», dit-elle. A son retour, l’arnaqueur insiste, Corinne le bloque. Il continue. Avec différents numéros de téléphone, alterne tutoiement et vouvoiement, laissant penser qu’il ne s’agissait pas d’une mais de plusieurs personnes. Pour en avoir le cœur net, la Valaisanne se tourne vers ChatGPT. Le couperet tombe: arnaque aux sentiments. Les larmes montent: «Cela m’a fait l’effet d’une bombe. J’ai eu honte. Je n’ai osé en parler à personne.»

Déposer plainte… deux fois

Elle écrit à une membre de la police valaisanne qui l’encourage à déposer plainte. «L’agent qui m’a reçue m’a dit que ça ne servait à rien.» Contacté, le porte-parole des forces de l'ordre, Stève Léger, réinvite la victime à se rendre à nouveau au poste, éludant au passage la question de ce premier manquement. Corinne a désormais trois mois pour réunir toutes les preuves et déposer plainte auprès du Ministère public. «Mais retrouver les auteurs de ces arnaques est difficile: ils agissent souvent depuis le continent africain au sein de réseaux organisés», reconnaît Stève Léger.

Corinne le sait. Elle ne reverra jamais la couleur de son argent. L’essentiel est ailleurs: «Si mon témoignage peut servir à alerter d’autres personnes, alors cette histoire aura peut-être servi à quelque chose.»

Depuis, un autre «skieur» l’a approchée sur Instagram: «Loïc Meillard», qui l’invite à Ushuaïa en Argentine, terre d’entraînement estivale de l’équipe suisse. Cette fois, Corinne n’a pas donné suite même si un doute subsiste dans son esprit: «Je ne sais pas si c’était le vrai.»

*prénom d'emprunt

L’arnaque aux sentiments, une tendance à la hausse

La romance scam est une escroquerie en ligne consistant à feindre des sentiments amoureux envers une victime pour gagner son affection et sa confiance pour lui soutirer de l'argent. «Les escrocs envoient un DM sur les réseaux sociaux et testent plusieurs techniques: se faire passer pour une star et vendre une carte VIP pour une future rencontre, puis basculer vers la 'romance'. La VIP, c’est l’appât; une fois que ça marche, ils passent à la romance, là où ils gagnent le plus d’argent», résume Inès Pinton, spécialiste de la fraude en ligne. 

En 2024, 15 arnaques à la romance ont été signalées à la Police cantonale valaisanne. La pointe de l’iceberg: les victimes hésitent, voire renoncent à porter plainte, par honte ou peur du jugement. «Au niveau national, la tendance des escroqueries en ligne, notamment sentimentales, est à la hausse, ce qui a conduit Prévention Suisse de la Criminalité et les polices cantonales à lancer début 2025 une campagne coordonnée à l’échelle nationale», indique Stève Léger, porte-parole. 

L’arnaque aux cartes-cadeaux prospère: «Contrairement à un virement bancaire, ce transfert de valeur échappe largement aux mécanismes de contrôles et de traçabilité. Retrouver les auteurs est difficile: ils agissent souvent depuis le continent africain au sein de réseaux organisés», poursuit Stève Léger. Des brouteurs, qui opèrent principalement depuis l’Afrique de l’Ouest, mais aussi ou l’Asie du Sud-Est.

Du côté de Swiss-Ski, la problématique est connue: «Des athlètes ont été touchés et ont signalé à Meta des comptes frauduleux. Nous recommandons de s’en tenir aux comptes officiels vérifiés, identifiables par le badge bleu», répond la fédération. Interpellé sur le cas de Corinne*, Michael Schiendorfer, manager de Marco Odermatt, reste laconique: «Non, nous n’avons pas connaissance de ce cas d’escroquerie sentimentale.»

La romance scam est une escroquerie en ligne consistant à feindre des sentiments amoureux envers une victime pour gagner son affection et sa confiance pour lui soutirer de l'argent. «Les escrocs envoient un DM sur les réseaux sociaux et testent plusieurs techniques: se faire passer pour une star et vendre une carte VIP pour une future rencontre, puis basculer vers la 'romance'. La VIP, c’est l’appât; une fois que ça marche, ils passent à la romance, là où ils gagnent le plus d’argent», résume Inès Pinton, spécialiste de la fraude en ligne. 

En 2024, 15 arnaques à la romance ont été signalées à la Police cantonale valaisanne. La pointe de l’iceberg: les victimes hésitent, voire renoncent à porter plainte, par honte ou peur du jugement. «Au niveau national, la tendance des escroqueries en ligne, notamment sentimentales, est à la hausse, ce qui a conduit Prévention Suisse de la Criminalité et les polices cantonales à lancer début 2025 une campagne coordonnée à l’échelle nationale», indique Stève Léger, porte-parole. 

L’arnaque aux cartes-cadeaux prospère: «Contrairement à un virement bancaire, ce transfert de valeur échappe largement aux mécanismes de contrôles et de traçabilité. Retrouver les auteurs est difficile: ils agissent souvent depuis le continent africain au sein de réseaux organisés», poursuit Stève Léger. Des brouteurs, qui opèrent principalement depuis l’Afrique de l’Ouest, mais aussi ou l’Asie du Sud-Est.

Du côté de Swiss-Ski, la problématique est connue: «Des athlètes ont été touchés et ont signalé à Meta des comptes frauduleux. Nous recommandons de s’en tenir aux comptes officiels vérifiés, identifiables par le badge bleu», répond la fédération. Interpellé sur le cas de Corinne*, Michael Schiendorfer, manager de Marco Odermatt, reste laconique: «Non, nous n’avons pas connaissance de ce cas d’escroquerie sentimentale.»

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