Le bonheur. Derrière ce mot galvaudé, chacun cache une idée, une sensation, un souvenir, parfois un rêve. A travers une série d’entretiens intimes et légers, nous avons demandé à des personnalités de tous horizons ce que signifie, pour elles, être heureux. Parce que parler du bonheur, c’est déjà en faire un peu naître.
Qu’est-ce qui les apaise, les élève ou les aide à traverser les jours gris? Le bonheur se fabrique-t-il ou se découvre-t-il? Peut-on en donner une définition? Existe-t-il des clés à transmettre?
Pour Marius Diserens, conseiller communal écologiste à Nyon (VD), le bonheur ne peut être déconnecté de la douleur ni des injustices du monde. Il se cultive dans l’action collective et la solidarité, l’ancrage dans le présent, et une certaine capacité à accepter les moments les plus tourmentés. Interview.
Marius Diserens, qu’est-ce qui vous rend heureux au quotidien, de façon simple et concrète?
C’est une question vertigineuse, très difficile. J’ai trouvé une forme de stabilité dans les routines. Par exemple, je prends le temps de faire ma routine beauté, comme un rituel. Je prends le temps de boire mon matcha, de m’occuper de mon chat et de jouer avec lui. Je lis, j’essaie d’apprendre quelque chose de nouveau chaque jour et de ne pas courir après le temps. Je suis loin du spectre de la positive attitude prônée par les apôtres du développement personnel et de l’individualisme, mais j’ai besoin d’avoir «une chambre à moi». Cela me permet d’avancer dans une vie professionnelle et personnelle qui, soyons honnêtes, n’est pas toujours simple. Quand je sors de chez moi, je suis extrêmement exposé, et là, mon bonheur est remis en question.
Quelle est votre définition du bonheur? A-t-elle évolué avec le temps?
Je ne sais pas vraiment ce que c’est, mais je sais ce que ça n’est pas: l’oubli du malheur. Le bonheur et la douleur peuvent coexister. Le bonheur pour moi, c’est savoir traverser l’adversité, la regarder en face avec résilience et courage, tout en continuant à aimer, rire, espérer. On traverse une époque violente et surprenante à plein d’égards. Il est difficile parfois de se permettre d’être heureux. Comme si on considérait que l’horreur et la violence nous empêchaient de vivre l’entier du spectre des émotions. Pour moi, le bonheur, c’est avoir l’espoir de jours meilleurs pour soi et pour les autres. Et il faut aussi accepter que parfois, on va mal. Et que c’est normal.
Et comment nourrissez-vous l’espoir, au quotidien?
Par l’action. Par l’engagement. Le fait de faire société, de créer du lien, de s’entraider… C’est cela qui me porte. Il y a énormément de bonheur dans la communauté, dans le fait de trouver des causes communes, d’être entourés.
Quel serait selon vous le plus grand malentendu autour du bonheur?
Croire que le bonheur, c’est l’absence de douleur. C’est faux. Le bonheur n’est pas simple. Il est profondément lié à nos conditions de vie, à notre environnement social, politique et économique. Il est plus évident pour certaines personnes, c’est une évidence. Mais en même temps, je pense que nous pouvons toutes et tous trouver des interstices de bonheur dans nos réalités, quelles qu’elles soient, à notre manière. Encore faut-il sortir d’une vision matérialiste et individualiste du bonheur.
Est-ce qu’il se cultive, ou peut-il survenir par surprise?
Les deux. Il y a des moments qui me submergent d’un coup. Un échange, un sourire, une sensation physique douce, chaude, agréable. Et puis il y a l’effort. Par exemple, quand j’ai des crises d’angoisse, je plonge dedans, je les traverse, je vis la tristesse à fond pour en ressortir. Ça demande une force énorme, mais ça fait partie du chemin vers plus d’équilibre et donc de bonheur.
Vous souvenez-vous d’un moment de bonheur absolu?
Pas un moment unique, non. Plutôt une constellation de petits instants. J’ai appris face à la violence de mon vécu à les remarquer, les préserver et à ne pas les tenir pour acquis. Comme pour la violence du monde, je ne veux jamais cesser d’être touché. Alors, je fais pareil avec le bonheur. Je veux rester surpris, émerveillé, même au cœur de la douleur. J’affronte actuellement une procédure qui ravive des souvenirs extrêmement douloureux, et c’est là qu’il est le plus difficile et pourtant le plus essentiel de vivre des instants de bonheur, qu’ils soient brefs ou prolongés. C’est curieusement dans cette période si vulnérable que je vis certains de mes plus purs moments de félicité. Lorsqu’on se permet de vivre la douleur, on s’offre aussi le vécu du bonheur.
Vous avez été violemment pris à partie sur les réseaux sociaux pour vos engagements. Comment on se relève de ça?
Je ne sais pas s’il y a une méthode. La résilience, on peut la cultiver, un peu comme le bonheur. En tout cas, je sais que ça m’a profondément marqué. Aujourd’hui encore, j’ai beaucoup de peine publiquement à partager des choses, à m’ouvrir, que ce soit sur ma vie personnelle, mon vécu ou même mes idées. J’ai peur qu’on me reproche ma joie, ou mon bonheur, comme si le fait d’être engagé politiquement, d’être conscient de la violence du monde, m’empêchait d’avoir accès à des émotions positives. Je me rends compte que je me bloque moi-même. Aussi parce que, de manière générale, je crains le regard des autres. Et pourtant, je crois que c’est vital de maintenir les deux discours en parallèle: être lucide sur les injustices, et en même temps défendre la joie, l’amour, l’empathie. Les deux peuvent – et doivent – coexister.
Et la solitude, elle a quelle place dans votre quête de bonheur ?
Elle est essentielle. J’aime bien cette idée qu’on retrouve en yoga: comme le cœur qui bat, on traverse des moments de repli puis d’ouverture. Il faut des moments de contraction, pour soi, seul. Mais à condition de revenir ensuite vers l’ouverture, vers les autres. Ce qu’on fait pour soi, on le fait aussi pour la communauté. Mon bonheur n’a pas de sens si les gens autour de moi ne vont pas bien.
Vous avez été critique à l’égard du développement personnel. Pourquoi?
Je n’ai rien contre les outils qu’il propose – j’en utilise moi-même. Mais il y a une dérive: celle de la positivité toxique. La vie, parfois, c’est dur. Point. On ne va pas se forcer à coller un vernis de bonheur par-dessus. On ne doit pas culpabiliser de souffrir. Il faut pouvoir tout accueillir – le bon comme le mauvais – sans filtre.
Et qu’avez-vous cessé de faire pour être plus heureux?
Me comparer, tout le temps, de manière automatique. C’est un poison, et je pense qu’on est très nombreux à le faire. J’essaie aussi de moins dissocier. Quand on a vécu des violences, on développe des stratégies de survie, comme se couper de ses émotions. Mais ça nous empêche aussi de vivre le bonheur pleinement. Alors, j’essaie de rester présent à ce que je vis, même si c’est douloureux. Et d’être honnête sur ma tristesse et ma douleur auprès des gens que j’aime et avec qui je relationne, ce qui me demande, paradoxalement peut-être, énormément d’effort. C’est en vivant honnêtement nos émotions qu’on peut, sans doute, accéder à quelque chose de plus grand.
Un livre ou une rencontre qui a changé votre rapport au bonheur?
Oui. «Betty» de Tiffany McDaniel. C’est l’histoire d’une jeune fille métisse dans l’Amérique des années 50, entre violence familiale et racisme. Et pourtant, dans toute cette horreur, il y a de la poésie, du sens, une forme de lumière. Une phrase m’a marqué: «Parfois, j’avais l’impression qu’il suffisait de fermer les yeux pour entrer dans un monde meilleur. Il existait en moi, et c’était déjà ça.» C’est puissant. Le bonheur, c’est certainement cette capacité à créer du sens dans le chaos.
Si vous pouviez offrir une seule clé du bonheur aux lectrices et lecteurs, ce serait quoi?
La révolte. Une révolte douce, peut-être, mais une révolte quand même. S’indigner, agir, lutter. Face à l’état du monde, ne pas rester figé. C’est ça qui me maintient debout. C’est ce qui me rend heureux: savoir que je ne baisse pas les bras.