Gaël Brulé, docteur en bonheur
«Le bonheur consommatoire est une illusion»

Pour trouver la plénitude, il faut déconstruire le discours d'une réussite balisée et standard, dans laquelle nous nous trouvons parfois empêtrés et insatisfaits. Le sociologue Gaël Brulé a été obligé de le faire à ses débuts, car il allait dans le mur.
Publié: 09:11 heures
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Dernière mise à jour: 09:31 heures
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Nos classements des pays les plus heureux sont occidentalo-centrés, selon Gaël Brulé.
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Myret ZakiJournaliste Blick

Cet été, Blick a sondé différentes personnalités sur cette chose insaisissable qu’est le bonheur. Cette fois, nous nous sommes entretenus avec un spécialiste du bonheur, Gaël Brulé, professeur à la Haute école de santé de Genève et auteur de nombreux ouvrages sur le sujet. Il nous livre à la fois les conclusions de ses recherches sur le bonheur, et la façon dont il le vit et le ressent personnellement. 

En tant que chercheur qui a exploré le bonheur sous toutes les coutures, quelles conclusions tirez-vous?
Ma conclusion est qu’il y a de gros biais culturels lorsqu’on étudie le bonheur, et qu’on est loin d’avoir un consensus lorsqu’il s’agit de dire quels pays sont plus heureux, par exemple. Du point de vue scientifique et académique, il existe de nombreux courants de pensée et des querelles de chapelle sur la définition du bonheur. On présente toujours les différentes mesures du bonheur comme étant très objectives et non questionnables, alors que les résultats changent complètement suivant la lunette conceptuelle qu’on utilise. Vous penseriez que ce sont les pays scandinaves les plus heureux. Or cela est seulement vrai si l’on utilise une certaine grille du bonheur, plus occidentale, qui repose sur des pré-supposés capitalistes. Si vous appliquez une vision plus émotionnelle ou spirituelle, vous aurez plus de pays d’Amérique latine en haut du classement, mais aussi d’Afrique, ou d’Asie.

En Occident, avons-nous un rapport productiviste au bonheur?
Oui, c’est une vision du bonheur qui se base sur la consommation, une forme de «capitalisme à visage humain». C’est une conception de pays riches, plutôt protestants, qui constitue le socle commun entre le bonheur en Suède et en Finlande, par exemple. Mais si l’on sort de ce rapport productiviste au bonheur, on verra en haut du classement le Costa Rica, le Mexique ou le Sénégal, qui ne reposent plus du tout sur les mêmes critères. Mais chez nous, on privilégie toujours la lunette du bonheur productiviste. Lunette qui a son intérêt, mais qui n’est pas la seule.

Qu’est-ce qui vous rend heureux au quotidien?
Si je suis honnête, je dirais que je me retrouve un peu dans cette vision occidentale du bonheur, qui a aussi un côté un peu masculin, performant, avec une checklist de nos réussites. J’ai été conditionné malgré moi à me baser sur cette définition, comme homme d’un pays occidental. Mais j’essaie de déconstruire cette vision, et de façon plus personnelle, je ressens le bonheur quand je comprends et ressens le monde un peu mieux. Pour moi, il n’y a pas de bonheur plus élevé.

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On oppose parfois ceux qui cherchent du sens et ceux qui cherchent du plaisir. Or c’est en cherchant du sens que je trouve du plaisir
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Vous avez donc besoin d’avoir un niveau de conscience élevé pour être heureux?
Oui, j’ai besoin d’avoir une conscience élevée, et aussi de servir à quelque chose, qui peut être diffusée, transmise à d’autres. On oppose parfois ceux qui cherchent du sens et ceux qui cherchent du plaisir. Or je n’arriverais pas du tout à les dissocier car c’est en cherchant du sens que je trouve du plaisir. Mais avoir juste du plaisir sans avoir du sens, je n’en serais pas capable.

Quel est, selon vous, le plus grand malentendu autour du bonheur?
C’est le fait de croire que le bonheur vient par la consommation. Le bonheur consommatoire est une illusion. Au moment de l’achat, on y prend du plaisir, peut-être aussi au moment de la revente, mais il n’y a rien de plus. Un ami qui possède un bateau sur le lac de Neuchâtel m’a dit cela: «Il y a 2 moments heureux dans la vie d’un bateau, c’est quand on l’achète et quand on le revend.» Le bonheur consumériste est un gros mensonge, mais c’est un récit très puissant. Il a pourtant été démontré que les matérialistes sont moins heureux, selon les travaux du psychologue américain Tim Kasser.

Pourquoi les matérialistes sont-ils moins heureux?
Je vous donne un objectif consumériste. Vous l’atteignez. Et ensuite? Il y aura toujours plus d’objectifs, la comparaison est sans fin. Même si vous dépassez les autres dans cette course folle, d’autres vous auront dépassé. Il n’y a donc pas de plénitude possible à atteindre. Le collectif est délaissé, la solidarité est délaissée, la planète est délaissée. C’est une triple peine, à mon avis.

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Le bonheur consumériste est une comparaison permanente, où il y a toujours un gagnant et un perdant
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Qu’est-ce qui, à l’inverse n’est pas illusoire dans le bonheur?
On sait que le bonheur, d’après une fameuse étude d’Harvard réalisée sur les 80 dernières années, provient des liens sociaux forts, avec la famille, les amis proches, les collègues. Eprouver de la joie ensemble est un facteur de bonheur, qu’on co-construit. Ceci, à l’inverse du bonheur consumériste qui est une comparaison permanente et où il y a toujours un gagnant et un perdant. Or il n’y a pas de bonheur dans la comparaison.

Y a-t-il un moment de votre vie où vous avez touché du doigt le bonheur absolu?
Je pense que j’ai compris quelque chose à mes débuts professionnels. J’ai commencé à travailler dans le monde de l’entreprise, et je suivais des schémas tous tracés. J’ai été déçu, et j’ai quitté ce monde. C’est à ce moment-là que j’ai ressenti un bonheur profond, même si mon revenu avait baissé. J’ai dû déconstruire ce discours de réussite balisée dans lequel j’étais empêtré. Mais j’étais obligé, car j’avais vraiment pris un mur.

La plupart des gens sont-ils capables de faire un 180°?
Beaucoup restent dans des rôles insatisfaisants pour eux. Ils se contentent d’un certain confort, un état qui n’est ni froid ni chaud. Or c’est un frein au bonheur. Une carrière, même brillante, avec statut et prestige, ne peut nous procurer le bonheur si elle ne nous correspond pas. Et là, on retombe sur nos critères. Chacun doit se libérer des critères standard, et trouver ses critères propres. Cela requiert un travail de connaissance de soi. Allez chercher en vous vos propres ressorts du bonheur.

Quelle rencontre, a changé votre manière de penser le bonheur?
Mon directeur de thèse, décédé il n’y a pas très longtemps, m’a ouvert la voie. Je venais du monde de l’ingénierie. J’ai voulu faire une thèse de sociologie, il a eu l’ouverture d’esprit de voir ce que je pouvais devenir et non pas ce que j’étais déjà. Il m’a transmis beaucoup de ses connaissances sur le sujet, il avait 40 ans de recherches dans le domaine.

Si vous pouviez offrir une seule clé du bonheur à nos lecteurs, quelle serait-elle?
Je leur suggérerais de se questionner sur quelles sont les promesses de bonheur dans la société, et qu’est-ce qui me rend moi heureux? Ai-je forcément besoin de ce produit, d’aller à 20’000 km pour être heureux? Un petit peu d’introspection peut me faire réaliser qu’on me vend quelque chose qui ne me rend pas, moi, réellement heureux. Il y a des dissonances à chercher et à trouver. Ne pas prendre tout comme argent comptant dans ces promesses. Il y a un peu de tri à faire pour atteindre son bonheur de ce que j’ai appelé ailleurs le bonheur clandestin («Le bonheur n’est pas là où vous le pensez»).

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