Le bonheur. Derrière ce mot galvaudé, chacun cache une idée, une sensation, un souvenir, parfois un rêve. A travers une série d’entretiens intimes et légers, nous avons demandé à des personnalités de tous horizons ce que signifie, pour elles, être heureux. Parce que parler du bonheur, c’est déjà en faire un peu naître.
Qu’est-ce qui les apaise, les élève ou les aide à traverser les jours gris? Le bonheur se fabrique-t-il ou se découvre-t-il? Peut-on en donner une définition? Existe-t-il des clés à transmettre?
Figure emblématique du chanvre en Suisse romande, plusieurs fois incarcéré, Bernard Rappaz a eu une vie mouvementée. Aujourd’hui à la retraite, l’homme à la coupe mulet inimitable cultive la simplicité. S’il confie avoir tout perdu matériellement, il n’a rien perdu de sa liberté intérieure. Pour Blick, il partage sa définition du bonheur.
Bernard Rappaz, qu’est-ce qui vous rend heureux au quotidien, de manière simple et concrète?
C’est de se réveiller le matin et de constater qu’on est vivant. C’est déjà un miracle, un cadeau. Il faut sourire à ça! Ensuite, les choses simples: avoir un toit, de quoi manger, s’habiller… on a tendance à les oublier. J’ai vécu une aventure extraordinaire avec le chanvre, mais j’ai aussi subi une répression terrible qui m’a privée de tout: de mes terres, de ma maison, de mes tracteurs. Quand je suis sorti de prison, je n’avais que 150 francs sur moi. Mais le bonheur, c’est autre chose: c’est l’amour, se sentir bien dans sa peau, s’extasier devant des choses toutes simples. Pour moi, la nature reste mon église. Ces jours, je vais aux champignons. Découvrir une chanterelle ou un bolet, c’est un vrai bonheur.
Ces années en prison ont-elles fait évoluer votre rapport au bonheur?
Même en prison, j’ai su être heureux. Quand on est bien dans sa peau, on peut irradier de bonheur, peu importe l’endroit.
Quelle est votre propre définition du bonheur?
C’est être en harmonie avec soi-même et atteindre un certain équilibre. Pas d’avoir un gros compte en banque. Ça peut aider, bien sûr. Mais le bonheur ne se trouve pas dans l’accumulation de biens matériels.
Pour vous, l’argent est le plus grand malentendu autour du bonheur?
Oui, on peut le dire. Après, cela dépend des croyances. Moi, je suis proche du bouddhisme. Je crois en la réincarnation. Peut-être que ça m’aide à vivre cette vie ici.
La spiritualité, pour vous, c’est une composante du bonheur?
Oui, clairement. J’ai eu une éducation athée, ce qui m’a permis de m’ouvrir très jeune à toutes les religions. À 12 ans, je lisais le «Livre des morts tibétain», l’autobiographie de Gandhi, etc. Ça m’a donné une grande objectivité et une ouverture d’esprit. Mais il y a autant de spiritualités que de chemins. Moi, je suis dans une culture non violente.
Y a-t-il un moment où vous avez touché du doigt le bonheur absolu?
Oui, plusieurs fois. C’est un genre de nirvana, une plénitude. L’amour, d’abord. C’est très fort, on se dépasse, on est pris dans un tourbillon de vie. Mais aussi des moments très simples, comme marcher en forêt. Ça, pour moi, c’est du bonheur à l’état pur. En revanche, quand j’observe l’évolution de la civilisation humaine, il n’y a pas de quoi être fier…
Vous parvenez malgré tout à rester heureux?
C’est justement là que c’est crucial: entretenir l’espoir. On ne peut pas changer le monde sans se changer soi-même. Le bonheur, ça rayonne. Ça touche les autres. Ça fait du bien autour de soi.
Alors le bonheur, ça se cultive, ou ça arrive par surprise?
Les deux. Il peut surgir à l’improviste. Mais on peut aussi le cultiver dès le matin.
Qu’avez-vous cessé de faire pour être plus heureux?
Ne plus me battre pour des futilités. Il faut que la cause en vaille la peine. Quand je me suis battu, c’était pour la justice. Le chanvre, par exemple: c’est une plante fascinante. On peut s’en nourrir, se soigner, construire des maisons, faire du papier… Mais tant qu’elle sera interdite, il y aura des injustices. Il n’y a pas longtemps, un jeune m’a dit qu’il allait peut-être aller en prison pour ça. Tant qu’on criminalise les fumeurs, on crée du malheur.
Et la solitude, elle a sa place dans votre quête du bonheur?
Oui, elle a son importance. J’aime bien la solitude. Elle m’a beaucoup aidé à surmonter les malheurs qui me sont arrivés. J’aime me retirer. Mais je suis aussi à l’aise devant un public, dans un débat. Ces deux facettes font partie de moi.
Avez-vous une habitude ou un rituel qui vous aide à approcher le bonheur?
Me remettre en question. Tout le temps. Si on perd cette capacité, on est foutu. On va droit dans le mur.
Et un pétard, ça peut aider dans cette quête du bonheur?
Le soir, sur mon balcon, j’adore observer le ciel, les étoiles et la forêt en face avec un petit joint. Depuis que je consomme moins, je les apprécie encore plus qu’avant. Mais cela reste accessoire, les joints n’aident pas à approcher le bonheur.
Un livre, un film ou une rencontre a-t-il changé votre rapport au bonheur?
L’autobiographie du Mahatma Gandhi. Je l’ai lue à 12 ou 13 ans. Elle m’a bouleversé. Soixante ans plus tard, je suis encore fasciné par sa philosophie de vie. Il a réussi à mener une révolution sans violence. Même Einstein disait qu’on avait du mal à croire qu’un homme comme ç'ait réellement existé. Mes grands-parents aussi m’en parlaient comme d’un miracle vivant.
Si vous pouviez offrir une seule clé du bonheur aux lectrices et lecteurs, laquelle serait-elle?
Relativiser. Et chercher le bonheur dans la simplicité. Et puis, agir. Essayer d’améliorer un peu la société. J’ai été un écologiste avant l’heure. J’ai été le premier agriculteur valaisan à pratiquer l’agriculture biologique, le premier citoyen valaisan à installer une éolienne et des capteurs solaires. Toute ma vie a été un travail de pionnier, dans la recherche d’un mieux pour la société. Je ne peux pas cultiver mon bonheur en vase clos sans contact avec l’extérieur. Agir pour essayer de changer la société, je peux vous garantir que ça remplit de bonheur!