Le bonheur. Derrière ce mot galvaudé, chacun cache une idée, une sensation, un souvenir, parfois un rêve. A travers une série d’entretiens intimes et légers, nous avons demandé à des personnalités de tous horizons ce que signifie, pour elles, être heureux. Parce que parler du bonheur, c’est déjà en faire un peu naître.
Qu’est-ce qui les apaise, les élève ou les aide à traverser les jours gris? Le bonheur se fabrique-t-il ou se découvre-t-il? Peut-on en donner une définition? Existe-t-il des clés à transmettre?
Militante antispéciste, fondatrice du sanctuaire Co&xister, Virginia Markus vit entourée d’animaux rescapés des abattoirs. Elle partage avec Blick une vision du bonheur à contre-courant des injonctions contemporaines des chantres du développement personnel: accepter toutes ses émotions, sortir des conditionnements romantiques et agir pour les autres. Un plaidoyer pour une joie lucide, ancrée et collective.
Virginia Markus, qu’est-ce qui vous rend heureuse au quotidien, de façon simple et concrète?
Je trouve le bonheur dans la joie et le regard de certains animaux du sanctuaire. Par exemple Bhutsy, un cochon rose rescapé d’un élevage intensif pour l’engraissement. Il vit ici depuis cinq ans. Quand je l’entends rire aux éclats, quand il me regarde droit dans les yeux… ça me touche profondément. C’est un vrai bonheur!
Vous avez une définition personnelle du bonheur? A-t-elle évolué avec le temps?
Avant, j’imaginais que le bonheur était une quête en soi. Aujourd’hui, je réalise que ce n’est pas un état constant – ce n’est pas humain, ni même «animal». Le bonheur, pour moi, c’est quelque chose qui se construit, qui se nourrit. C’est un équilibre entre l’influence de notre environnement et notre libre arbitre qui nous aide à déterminer où focaliser notre attention. Bien sûr que l’environnement dans lequel on vit demeure un facteur important: on ne définit pas le bonheur de la même manière ici où on a le luxe de se questionner dessus, que dans un pays en guerre où les peuples luttent pour leur survie.
Quel est, selon vous, le plus grand malentendu autour du bonheur?
Dans les pays dits occidentaux – je me permets d’en parler comme ça, car je suis d’origine mixte – il y a une illusion, une utopie autour de cette quête permanente. Le bonheur est presque devenu un culte en soi, le tout porté par l’essor du «développement personnel». Et cela nous éloigne de notre nature profonde, à savoir que nous sommes des animaux – biologiquement parlant – et que vivre toutes les émotions possibles dans une même journée, c’est complètement normal. J’ai l’impression que les discours de développement personnel mainstream, malgré des intentions louables, poussent parfois à se dire qu’il faut être tout le temps bien, aligné, apaisé. Du coup, on pousse les gens à culpabiliser de leur rage ou tristesse. Or, c’est justement avec les animaux que j’ai appris à accueillir toutes ces émotions qui font partie de la vie. Et cela ne me rend pas malheureuse, au contraire. Ça me rend plus humble et plus humaine.
Pour vous, le bonheur se cultive ou il survient par surprise?
C’est un peu les deux. Il se cultive, parce qu’on peut choisir de nourrir le bonheur autour de nous et en nous – même à toute petite échelle. Mais il peut aussi survenir sans prévenir, à travers une rencontre par exemple. Il n’y a pas de dichotomie. Moi, je peux être très heureuse dans mon quotidien tout en étant profondément affectée ou en colère par rapport à ce qui se passe dans le monde. Ce n’est pas antinomique.
Comment faites-vous pour garder cet équilibre, entre une forme de sérénité intérieure et la violence du monde extérieur?
J’essaie de ne pas aborder la vie de façon binaire, de l’appréhender dans sa complexité. Je ne me dis pas: «Est-ce que je suis heureuse ou pas aujourd’hui?» Je peux ressentir une profonde indignation face à des images en provenance de Gaza, du Congo ou d’un abattoir … et à la fois, ressentir de la quiétude et de la tendresse auprès d’un animal au sanctuaire. On se trompe en pensant qu’il faut atteindre un état de bonheur et que celui-ci doit être stable et permanent.
Qu’avez-vous cessé de faire pour être plus heureuse?
J’ai redéfini mes priorités, notamment dans mes relations de vie. Et si je peux ouvrir une parenthèse un peu plus large: en tant que femme, on est très tôt conditionnées à croire que notre bonheur passe forcément par une relation amoureuse romantique et conventionnelle. Cette quête peut provoquer énormément de détresse, surtout autour de la trentaine, quand les pressions sociales et biologiques s’intensifient. Se détacher de cette injonction-là, c’est une immense source de bonheur et de libération. Aujourd’hui, je valorise toutes les autres formes de relations: amitiés, liens professionnels, engagements communs… Elles sont tellement nourrissantes. Et pourtant, on les sous-estime beaucoup dans notre culture.
Et la solitude, elle tient quelle place dans votre rapport au bonheur?
Elle est centrale – du moment qu’elle est choisie. Prendre des moments pour soi, pour se remettre en question, se réajuster, c’est fondamental. Et à la fois, je ne me retire pas du monde. Pour moi, le bonheur, c’est ce sentiment d’être utile à la collectivité, tout en étant en paix avec moi-même. Etre alignée entre ma tête, mon cœur, mon corps dans tout ce que j’entreprends.
Vous avez un rituel ou une pratique qui vous aide à approcher cet état?
Pas vraiment un rituel au sens strict. Je pense que c’est plutôt une dynamique intérieure: accepter, apprécier même, les fluctuations émotionnelles. Pour moi, l’équilibre vient du fait d’être engagée dans de multiples projets concrets que je trouve pertinents et qui contribuent à faire bouger les lignes de notre société. L’action nourrit ma nature profonde. La passivité et le pacifisme dogmatique ne me parlent pas.
Y a-t-il un livre, un film ou une rencontre qui a changé votre manière de penser le bonheur?
Oui. Il y a un livre qui m’a beaucoup marquée ces dernières années: «Post-Romantique», d’Aline Laurent-Mayard. Il a confirmé mon envie de me repositionner dans ma vie amoureuse. Il déconstruit totalement le mythe du romantisme et valorise les amitiés. Je pense que ça ferait énormément de bien à beaucoup de gens d’avoir ce livre entre les mains. On idéalise à outrance la relation amoureuse – et on oublie toutes les autres formes de relations qui peuvent être tellement plus équilibrées et nourrissantes. J’aborde désormais ma vie amoureuse avec beaucoup de pragmatisme et davantage en adéquation avec ce que je ressens profondément. Sortir du culte du romantisme qui nous pousse à croire qu’il faut absolument «trouver l’âme sœur» pour réussir sa vie, je l’ai vécu comme une libération viscérale. Cette quête peut rendre très malheureux. Alors que des âmes sœurs, on en croise plein! Elles prennent juste des formes différentes.
Si vous pouviez offrir une seule clé du bonheur aux lecteurs et lectrices de Blick, ce serait laquelle?
J’en donnerai deux, en fait. La première, c’est de se méfier de l’égocentrisme parfois véhiculé par certaines approches du développement personnel. Se replier sur soi, méditer, se recentrer, c’est nécessaire à un moment. Mais ça ne doit pas devenir une fin en soi. Pour moi, la fin en soi, c’est d’être utile à la collectivité, en se rappelant qu’on est des êtres sociaux, qu’on vit en société et qu’on poste une responsabilité citoyenne à y contribuer favorablement.
Et la deuxième?
Se libérer du culte du romantisme. Certaines femmes ne ressentent pas le besoin instinctif d’être en couple – et c’est ok. Mais tout dans notre culture leur fait croire que sans ça, elles sont incomplètes. Ce conditionnement fait souffrir beaucoup de personnes. Il me paraît essentiel de réhabiliter toutes les autres formes de relations. Elles aussi, elles rendent profondément heureuses!