Les temps sont durs. Carrément anxiogènes. Plusieurs parlementaires, aux dents plus ou moins longues, l’ont bien compris à Berne. En scrutant les dernières communications du Parti libéral-radical (PLR), un aspect saute aux yeux: la troisième formation politique de Suisse durcit le ton.
Côté Suisse romande, c’est indéniablement la conseillère nationale vaudoise Jacqueline de Quattro qui incarne ce virage sécuritaire. En témoignent ses dernières interventions sous la Coupole, notamment pour doper les effectifs de la police fédérale (Fedpol).
Des quartiers à éviter
Plus généralement, l’ancienne conseillère d’Etat vaudoise chargée de la Sécurité dévoile à L’illustré son inquiétude. Selon elle, la Suisse doit affronter une préoccupante montée de la criminalité sur son territoire. Celle qui est par ailleurs troisième dan de judo déplore «l’angélisme» de certains «face à des individus qui, eux, sont tout sauf des anges». Cette insécurité estelle un sentiment ou une réalité?
En tout cas, le soir venu, l’avocate de formation nous confie éviter des quartiers de Lausanne ou encore les abords de la gare d’Yverdon-les-Bains. Un discours alarmiste auquel nous a davantage habitués l’Union démocratique du centre (UDC). Interview musclée dans le poste de police de Clarens (VD) (et dans ses geôles), chapeauté par l’Association Sécurité Riviera.
Jacqueline de Quattro, la Suisse est-elle encore un pays sûr?
De moins en moins. Nous avons cru être à l’abri parce que nous sommes un petit pays avec une population tranquille. Mais deux facteurs sont venus nous déstabiliser: la situation géopolitique – la Suisse est au centre de l’Europe et est donc impactée par les crises qui se rapprochent – ainsi que la montée de la criminalité sur notre territoire.
Quelles sont ces menaces?
L’insécurité prend l’ascenseur. Nous assistons à une augmentation significative du crime organisé, du risque terroriste et des cyberattaques. Il y a des phénomènes plus visibles que d’autres: les attaques de distributeurs de billets qui font les gros titres, les attaques de dépôts de munitions ou de magasins d’armuriers... Mais il faut aussi se préoccuper de la face moins visible de l’iceberg, comme le blanchiment d’argent. Regardez par exemple tous ces barber shops – plus nombreux que les barbes! – qui se multiplient un peu partout. Ou encore certaines ongleries ou pizzerias: le crime organisé est bien présent en Suisse et nous ne devons lui laisser aucun répit.
Pourquoi tirer le signal d’alarme maintenant?
Il faut réagir avant qu’il ne soit trop tard. Regardez les pays autour de nous: ils ont été trop attentistes et ont fini par se faire complètement dépasser. Je ne veux pas que le crime organisé puisse régler ses comptes dans nos rues avec des fusillades en plein jour, comme en France, en Belgique ou aux Pays-Bas. Mais l’ennemi le plus dangereux est digital: entre les cyberattaques, la déstabilisation et la désinformation, il est de plus en plus difficile de distinguer le vrai du faux. Cela crée un sentiment d’insécurité qui peut causer des troubles sociaux, nourris par le mécontentement, la frustration, la colère, l’incompréhension et la perte de confiance dans les autorités.
Vous avez fermement défendu une motion, acceptée par le Conseil national, demandant au Conseil fédéral d’augmenter progressivement les effectifs de la police fédérale (Fedpol), à raison de 10 à 20 postes supplémentaires par année pendant dix ans, soit un total de 100 à 200 postes additionnels d’ici à 2035. Souhaitez-vous un policier à chaque coin de rue?
(Elle sourit.) Surtout pas! Il nous faut davantage d’investigateurs pour combattre la grande criminalité. Fedpol est chargée de lutter contre le crime organisé, le terrorisme, la traite d’êtres humains, la cybercriminalité, la criminalité économique, l’extrémisme violent ou encore les gros trafics de drogue. La délinquance de tous les jours, si j’ose l’appeler ainsi, est une compétence cantonale et communale.
Pourquoi vouloir spécifiquement doper les ressources de Fedpol?
Parce que la situation est très préoccupante. Le Ministère public de la Confédération explique que, faute d’inspecteurs en suffisance, il n’arrive pas à boucler certaines enquêtes. Depuis le début de l’année, 40 cas sont sur une liste de renonciation. Pas une liste d’attente, mais une liste de renonciation! Cela signifie que le Ministère public doit se résoudre, en présence d’affaires graves, à en prioriser certaines et à en abandonner d’autres.
Cette réalité menace-t-elle notre Etat de droit?
Absolument. Non seulement ces criminels restent impunis, leurs crimes continuent, mais c’est pratiquement une incitation à recommencer. Le message qu’on envoie: le crime paie. Les criminels ne risquent pas grand-chose en Suisse. Cette impunité fait le jeu des mafias italiennes, turques, baltiques, chinoises, russes ou encore françaises qui prospèrent sur notre sol et se répartissent les activités délictueuses.
Dans le canton de Vaud, où vous avez été conseillère d’Etat chargée de la Sécurité, le Syndicat de la Sûreté vaudoise dénonce «une chaîne pénale à bout de souffle». Les politiques, à tous les échelons, ont-ils raté un virage sécuritaire?
Comme conseillère d’Etat, j’avais demandé et obtenu 100 policiers supplémentaires. Mais beaucoup continuent à sous-estimer l’ampleur de la menace. D’où l’urgence de se donner les moyens d’empêcher que la situation sécuritaire ne continue de se dégrader. Nous avons besoin de plus de policiers spécialisés dans les domaines qui explosent. Cela ne veut pas dire qu’il faut un policier à chaque coin de rue. Encore qu’il existe déjà des quartiers dans lesquels, à certaines heures le soir, moi, en tant que femme, je ne vais plus.
A quels quartiers pensez-vous?
A certains quartiers de Lausanne, aux abords de la gare d’Yverdon-les-Bains, par exemple. Pourtant, je pratique les arts martiaux, je sais me défendre. Mais vous n’avez même pas besoin d’aller dans les grandes villes pour vous retrouver dans des situations désagréables. Si vous allez à Vevey, vous tombez à chaque entrée et sortie de la gare sur trois ou quatre dealers. Tous les jours. Lorsque le Conseil communal a voulu poser des caméras de sécurité autour de la gare, le syndic a dit qu’il ne voulait pas «fliquer» la population. Le projet a échoué dans les urnes. Le deal, lui, continue. Certaines personnes font preuve d’angélisme face à des individus qui sont tout sauf des anges.
Vous mentionnez Lausanne. Les émeutes qui viennent de s’y produire vous ont-elles choquée?
Oui. En Suisse, on peut obtenir justice par les tribunaux, il n’y a absolument aucune raison de tout incendier et de tout casser. Les émeutiers ont réagi à la mort d’un jeune scootériste sans permis qui a fui la police et foncé contre un mur sur un véhicule volé. Les forces de l’ordre l’ont pris en chasse car, alors qu’elles arrivaient sur les lieux d’un brigandage (semble-t-il), elles l’avaient vu filer à toute vitesse. Que cela se solde par un accident mortel est un drame affreux. Mais soyons clairs: si ce jeune homme s’était arrêté, comme le lui demandait la police, il serait toujours en vie. A mes yeux, les réactions envers la police, qui a été accusée de racisme, sont d’autant plus disproportionnées qu’elle ne pouvait pas savoir que le conducteur était de couleur puisqu’il portait un casque.
L’adolescent décédé était Noir. Quand on voit les messages odieux, notamment à caractère raciste, envoyés par certains agents dans deux groupes WhatsApp de la police municipale de Lausanne, ne peut-on pas imaginer que ce jeune homme avait de bonnes raisons d’avoir peur de la police et donc de s’enfuir?
Le racisme est intolérable et les policiers doivent se montrer irréprochables. Les responsables doivent être sanctionnés. Mais il est tout aussi inacceptable de généraliser. Parler de violence systémique au sein de la police est inadmissible. Certes, il existe des personnes qui ont peur de la police à la suite de mauvaises expériences. Ces injustices ont pu se produire dans des pays où les autorités font parfois preuve d’arbitraire ou de brutalité. Mais cette image de la police ne correspond pas à la réalité suisse. Enfin, ne sous-estimons pas le rôle de mouvements extrémistes, comme les black blocs, qui transforment des manifestations pacifiques en affrontements, dans le seul but de semer le chaos.
On a davantage eu l’habitude de voir vos alliés de l’UDC occuper ce terrain. Le PLR veut-il chiper la thématique de la sécurité à la droite dure, voire s’en rapprocher?
Je m’occupe depuis plus de vingt ans de questions sécuritaires. J’en ai une certaine expérience. Le PLR en parle peut-être plus régulièrement depuis que je suis à Berne. Tant mieux! Quant à l’UDC, si elle voit souvent les problèmes, elle apporte des solutions qui ne sont pas les nôtres. Il est faux de dire que toute l’immigration est responsable de la criminalité dans sa globalité. C’est la société, dans son ensemble, qui se montre plus tendue, plus vite en colère.
En vous profilant politiquement de la sorte, ne redoutez-vous pas d’alimenter des feux de paille, au risque d’accentuer un sentiment d’insécurité au sein de la population en décalage avec l’insécurité réelle?
Le but n’est pas de faire peur à la population, mais de l’informer correctement et surtout de prendre toutes les mesures nécessaires pour la protéger. Il ne faut pas prendre les gens pour des imbéciles. Prétendre que tout va bien serait leur mentir.
Vous faites partie des figures du PLR à avoir dénoncé avec force le fait que Fedpol voulait un temps retirer la mention de la couleur de peau dans ses signalements. Avant même la polémique, c’était un critère très peu utilisé par nos fins limiers qui lui ont toujours préféré la mention des origines, une indication jugée plus précise. Votre indignation était davantage un coup de communication qu’une réelle crainte sécuritaire, non?
J’ai bien fait de monter au créneau puisque Fedpol a immédiatement fait marche arrière. Quelle sera l’étape suivante s’agissant d’un criminel recherché ou d’une personne disparue? On n’osera plus dire s’il s’agit d’un homme ou d’une femme parce qu’il s’agit peut-être d’une personne queer? On ne pourra plus dire qu’une personne boite puisque cela serait discriminant envers les handicapés? Il sera interdit de mentionner la corpulence pour cause de grossophobie? Nous devons pouvoir être précis dans nos critères de recherche, qu’il s’agisse de retrouver un criminel ou une personne portée disparue. Il faut appeler un chat un chat.
Le monde se polarise, la guerre est de retour en Europe, Gaza et ses civils en grande souffrance sont dans toutes les discussions... Le climat belliqueux qui règne est terriblement anxiogène. Comment faire espérer à celles et ceux qui nous lisent des jours meilleurs?
La Suisse est confrontée à une série de crises. Nous en avons surmonté de nombreuses autres par le passé. Des changements géopolitiques majeurs se produisent: nous observons la montée des régimes autocratiques et une forte pression sur les démocraties, auxquelles je suis attachée. Nous arriverons à faire face, à condition de faire notre autocritique, de ne pas nous diviser et de prendre les mesures correctives qui s’imposent. J’y travaille sous la Coupole et, heureusement, je ne suis pas la seule.
Cet article a été publié initialement dans le n°41 de «L'illustré», paru en kiosque le 9 octobre 2025.
Cet article a été publié initialement dans le n°41 de «L'illustré», paru en kiosque le 9 octobre 2025.