«C’est une histoire de contrôle. Le contrôle de ce que je dis. Le contrôle de ce que je fais. Et cette fois, on va faire à ma manière.» Ces quelques phrases ont ouvert, lundi soir, une performance mémorable des American Music Awards (AMAs pour les intimes). Sur scène, en jean large et blouson blanc, entourée de danseurs assortis, Janet Jackson a ressuscité du même coup la mode des années 1990 et son statut de superstar.
Cela faisait sept ans que l’artiste, petite sœur de Michael Jackson et diva du R’n’B, n’avait pas chanté à la télévision. Et celle qui, avant de recevoir le prix de l’Icon, a offert au public deux de ses tubes cultes, «Someone to call my lover» et «All for you», n’a pas choisi la thématique du contrôle au hasard. Il y a 21 ans, alors au sommet de sa gloire, elle l’avait brusquement perdu. Un sein, malencontreusement ou intentionnellement montré à la télévision, avait généré un scandale comme seule l’Amérique sait en produire. Et entraîné, dans un double mouvement à la fois raciste et sexiste, la quasi-disparition de la scène de Janet Jackson. Retour sur un scandale qui dévoile tous les paradoxes américains.
Un téton apparaît pendant 9/16e de seconde
Retournons en 2004. A l’époque, Janet Jackson accède à la gloire suprême pour une star de la chanson: on lui confie l’animation de la mi-temps du Superbowl, l’événement télévisé le plus regardé aux Etats-Unis. Elle propose à plusieurs autres artistes de la rejoindre sur scène, certains noms qui ont plutôt bien vieillis, comme le rappeur Nelly, d’autres moins, comme P. Diddy – actuellement en procès pour des faits sordides d’extorsion, violences sexuelles et trafic d’être humains. Parmi eux figure une célébrité montante, qui s’est extirpée du boys band NSYNC pour lancer une carrière solo deux ans plus tôt: Justin Timberlake.
Celui-ci termine le show avec elle, sur le rythme de «Rock your body». Et, sur la dernière phrase de sa chanson, «I better have you naked by the end of this song» («Je ferai mieux de te déshabiller avant la fin de cette chanson»), arrache le haut du corset que porte Janet Jackson, dévoilant son sein droit recouvert d’un bijou argenté au niveau du téton. L’image reste très exactement 9/16e de seconde devant les yeux de 140 millions d’Américains, avant que le diffuseur, la chaîne CBS, ne coupe sur une vue aérienne du show. Il n’en faut pas plus pour que la machine s’emballe.
Ce qui paraît complètement anodin aujourd’hui fait à l’époque l’effet d’une bombe. Sur Google, «Janet Jackson» devient le terme le plus recherché pendant un an après la mi-temps du Superbowl. Plus de 550’000 plaintes parviennent à la Commission fédérale de la communication, le gendarme de l’audiovisuel américain, à propos du «nipplegate». Celle-ci inflige 500’000 dollars d’amende à CBS et son président, le sénateur Michael Powell, fustige un spectacle «tristement célèbre» offert par une «télévision qui touche le fond».
Janet Jackson seule coupable
«Cela a été utilisé comme une sorte d’argument politique par la droite américaine, qui n’arrêtait pas de parler de la baisse des standards de décence et prenait Janet Jackson pour celle qui allait pervertir leurs enfants», analyse Adam Mattera, journaliste américain spécialiste de pop culture, dans le documentaire «Janet Jackson: In Control». Les dénégations des communicants de la chanteuse, qui plaident un accident de costume, n’y font rien: la NFL, ligue de football américain, se désolidarise d’un spectacle entièrement produit par MTV, sur lequel elle n’a aucun droit de regard, et qui en l’occurrence «est loin de [ses] attentes en matière de divertissement soigné et premium». MTV, de son côté, assure qu’il s’agit d’un incident regrettable, absolument pas préparé – ce qu’encore aujourd’hui, il est impossible d’assurer avec certitude.
Les conséquences sont énormes pour Janet Jackson. «Elle a été prise pour responsable de ce spectacle outrageant qui n’a pourtant eu aucune conséquence. On l’a poussée à s’excuser. Ses chansons ont été boycottées, on ne l’entendait plus à la radio. Elle n’a plus jamais eu de hit comme elle avait pu en faire auparavant», détaille Adam Mattera. Son huitième album, «Damita Jo», sorti quelques semaines plus tard, ne bénéficie d’aucune promotion.
Parallèlement, la carrière de Justin Timberlake, certes déjà bien lancée, explose. Le chanteur n’aura jamais à s’expliquer, se contentant d’une phrase dans l’émission Access Hollywood: «Vous savez, on adore vous donner un sujet de conversation.» Janet Jackson et lui sont censés se produire une semaine plus tard sur la scène des Grammy Awards. Finalement, seule la première est désinvitée.
Le backlash d’une célébrité modèle
Pour mesurer la violence de ce retour de bâton – ce qu’on appelle aussi backlash dans la littérature sociologique – il faut se remémorer le statut de superstar de Janet Jackson au moment du «nipplegate». Elle n’est pas seulement la première artiste à placer des titres d’un même album au sommet du classement Billboard trois années de suite (c’était de 1989 à 1991), pas seulement la meilleure vendeuse de disques de l’année 1990 aux Etats-Unis, pas seulement la première femme à entrer directement n°1 des charts en 1993. C’est aussi un modèle pour une partie des Etats-Unis.
Car Janet Jackson commence par une carrière dans les séries. Alors qu’elle n’est que jeune adolescente, on l’aperçoit surtout dans «Good times», une sitcom dont le casting est intégralement afro-américain. A l’époque, les programmes de télévision américain sont très communautaires. «L’Amérique noire tombe amoureuse d’elle à ce moment-là, parce qu’elle joue des rôles de filles normales, naïves mais charmantes», explique Adam Mattera. Mais aussi parce que c’est tout simplement la première adolescente noire à se frayer un chemin vers la célébrité. Pour toute une partie de la population qui n’a que peu de représentants à la télévision et ailleurs, Janet Jackson est une référence.
La petite dernière de la fratrie Jackson aurait pu rester dans l’ombre, notamment de ses frères, les Jackson Five. Lorsqu’elle n’a que 4 ans, eux sont déjà des stars. Pourtant, elle parvient à se faire un prénom. «En grandissant sous les projecteurs, Janet Jackson est passée de petite fille à femme sous les yeux du grand public. En dépit du talent de ses frères, et de l’attention médiatique qui leur a été accordée, elle a bâtie elle-même sa carrière. C’est très impressionnant pour une jeune femme noire dont l’image familiale était déjà connue et définie avant qu’elle se lance en solo», écrit Jessica MacIsaac, artiste et compositrice canadienne, dans un article paru dans la revue «Journal of Musicology».
Garder le «Control»
Ça l’est d’autant plus que pour y parvenir, Janet Jackson a dû couper certains liens avec sa famille et notamment son père, Joe Jackson, intraitable manager. «Comme tous les enfants Jackson, Janet a été contrôlée par son père dès son plus jeune âge», raconte Adam Mattera. «Elle a été poussée à devenir d’abord une actrice, puis une chanteuse. Elle a raconté plus tard que ce n’était pas forcément ce qu’elle rêvait de faire mais que cela paraissait inévitable.»
Ses deux premiers albums sont produits par le patriarche qui, dès 1976, alors qu’elle n’a que dix ans, l’envoie à la télévision dans une émission tenue par les Jackson Five. On l’y voit, petite fille déjà habillée en grande dame, boa de plumes autour du cou et chaussures à petits talons, fredonner ses premières chansons.
Au milieu des années 1980, Janet Jackson se libère du joug paternel. D’abord en se mariant secrètement, alors qu’elle n’a que 18 ans – le mariage durera six mois. Puis en s’alliant à d’autres producteurs, Jimmy Jam et Terry Lewis, anciens musiciens de Prince. Ensemble, ils sortent l’album «Control», son premier carton, en 1986. La suite ressemble à un mélange de flair et de talent.
De jeune fille sage à activiste et sex-symbol
Car Janet Jackson, dans les années 1980 puis 1990, accompagne parfaitement la montée en puissance de chaînes comme MTV et le fait que la musique commence au moins autant à se regarder qu'à s’écouter. «Elle est publiquement louée pour son sens du spectacle, son style iconique et les chorégraphiques fortes de ses clips», rappelle Jessica MacIsaac. Chaque fois, la chanteuse renouvelle ses univers visuels, en tournant des vidéos en noir et blanc ou en choisissant avec soin ses costumes. On se souvient notamment du look militaire, casquette sur la tête et ceinturon à la taille, qui est le sien sur le clip de «Rhythm Nation».
Ce faisant, Janet Jackson change aussi d’image. De la jeune femme noire charmante qui jouait dans des sitcoms, elle devient aussi activiste, notamment avec l’album «Rhythm Nation 1814» justement. Derrière ses accents groove, celui-ci délivre des paroles fortes sur les thématiques sociétales et politiques, du racisme à l'illettrisme ou la pauvreté. Puis, nouveau virage avec l’album «Janet.», sorti en 1993. La chanteuse abandonne le képi pour des tenues plus découvertes, des poses lascives et des paroles explicites. Elle assoit peu à peu un statut de sex-symbol, mais aussi d’artiste parlant ouvertement de sexualité dans sa musique. A l’aune de ce parcours, le scandale du «nipplegate» paraît d’autant plus hypocrite. A l’image d’une Amérique puritaine mais toujours friande de plus de divertissement.
«L’Amérique est dure avec les femmes»
Deux ans après, Justin Timberlake lui-même liera l’ampleur du backlash au genre et à la couleur de peau de Janet Jackson. Interrogé sur MTV, il résume: «Je n’ai probablement porté que 10% de la responsabilité [de l’incident] et cela dit quelque chose de notre société. Je pense que l’Amérique est plus dure avec les femmes. Et qu’elle est injustement dure avec les personnes racisées.» Jessica MacIsaac livre la même analyse: «La carrière de Janet Jackson a été très abîmée en moins d’une seconde par la main de Justin Timberlake [mais aussi par] le racisme et la misogynie.»
Jamais l’artiste ne retrouvera la gloire qui était la sienne avant ce fameux Superbowl. Ses albums suivants ne se vendent pas, elle-même se fait plus discrète. Sa carrière d’actrice ne décolle pas non plus, en dépit de quelques succès populaires limités aux frontières américaines. Elle n’est d’ailleurs pas la seule à faire les frais du scandale. Après Janet Jackson, la NFL a choisi pendant six ans des artistes masculins pour assurer les mi-temps du Superbowl. A l’exception de Prince, tous sont blancs. Il faudra attendre 2013 pour que d’autres femmes racisées, en l’occurrence les Destiny’s child, montent sur scène.
L’événement aura, en revanche, engendré un grand succès. Lorsqu’en 2005, Chad Hurley, Steve Chen et Jawed Karim, trois copains geeks de la Silicon Valley, sortent une nouvelle plateforme sur Internet, ils expliquent avoir eu l’idée parce qu’ils ne parvenaient pas à retrouver la vidéo du «nipplegate». C’est pour pouvoir regarder encore et encore un accident de costume qu’ils ont donc créé YouTube.