De la personnalité la plus connue du monde actuel de la mode, on aurait pu attendre quelque chose de grandiose. Ou même, sans aller jusque-là, d’un tant soit peu étonnant. Lundi dernier, en regardant Anna Wintour fouler le tapis du célèbre Met Gala, l’événement annuel caritativo-modesque qu’elle organise, force est pourtant de constater que ce n’est pas le cas.
La rédactrice en chef du magazine «Vogue» a réussi un tour de force: imprimer une image d’elle indélébile avec seulement un carré blond sévère et une paire de lunettes de soleil qui lui mangent la moitié du visage – les modèles de chez Chanel sont ceux qu’elle préfère.
La septuagénaire ne les quitte quasiment jamais. En 2018 d’ailleurs, lors de la fashion week de Londres, elle les garde sur le nez même lorsque la reine Elizabeth II s'assoit à côté d’elle au premier rang. Tempête dans les médias britanniques: l’impératrice de la mode aurait-elle commis un crime de lèse-majesté?
Ces lunettes «sont devenues une armure», confie la principale intéressée en 2009 dans l’émission de télévision américaine «60 Minutes». Dix ans plus tard, elle complète auprès de CNN: «Elles sont incroyablement utiles parce que les gens ne peuvent pas savoir à quoi vous pensez.» Rester cachée tout en étant en pleine lumière, voilà la stratégie Wintour résumée en une seule phrase. Il n’y a pas mieux pour laisser les autres écrire votre légende.
Indéboulonnable
Celle de la plus new-yorkaise des anglaises aurait pu s’étioler petit à petit. Après tout, quel patron peut se vanter d’avoir occupé les plus hautes fonctions pendant quarante ans contre vents, marées et polémiques? Qui plus est dans un domaine, la mode, qui demande plus que tout autre d’avoir une vision du lendemain?
Depuis 1983, Anna Wintour occupe une place de choix au sein du groupe américain Condé Nast, qui possède les titres «Vogue» mais aussi «Vanity Fair», «GQ» et «Glamour». Son premier poste, celui de directrice de la création du «Vogue» aux Etats-Unis, est d’ailleurs créé sur-mesure.
Deux ans plus tard, elle retraverse l’Atlantique pour devenir rédactrice en chef de l’édition britannique. Trois années de plus et là voici de nouveau en Amérique, rédactrice en chef toujours. Elle n’en partira plus jamais et se dotera de responsabilités supplémentaires au fil des ans: directrice artistique de l’ensemble de Condé Nast en 2013 puis, en 2020, directrice du contenu au niveau mondial. «Sky is the limit», comme disent les Américains.
Pour celle que ses détracteurs surnomment «Nuclear Wintour» – un jeu de mot avec nuclear winter, l’hiver nucléaire en anglais – il n’est même pas certain que le ciel soit un plafond de verre. L’année dernière, alors que Paris est un gigantesque chantier à ciel ouvert en vue de l’accueil des Jeux olympiques, que ses habitants meuglent de colère devant un espace public envahi par les barrières et martyrisé par les marteaux-piqueurs, Anna Wintour parvient à privatiser la place de la Concorde le 23 juin pour un show extraordinaire.
Un tour de force très symbolique du pouvoir qui est le sien. Pour y parvenir, il a fallu se mettre dans la poche la Mairie de Paris, son préfet de police, le ministre de l’Intérieur français – dont elle possède le numéro de téléphone, raconte le journal «Le Monde» – et jusqu’au président, Emmanuel Macron.
Très politique
Anna Wintour est loin d’être une novice dans l’art de frayer avec les politiques. La directrice éditoriale de Condé Nast n’a jamais envisagé la mode comme une discipline isolée du reste du monde. Elle-même ne s’est pas limitée à cela. En septembre dernier, on pouvait la trouver dans les rues de New York, mégaphone à la main, pour appeler les Américains à se rendre aux urnes. Le résultat n’a pas dû lui plaire. En 2016, déjà, elle avait ouvertement soutenu Hillary Clinton face à Donald Trump.
Les politiques passent aussi par la une de «Vogue»: Kamala Harris en a eu les honneurs avant même d’être candidate pour les démocrates, tout comme l’élue à la chambre des représentants Alexandria Ocasio-Cortez, qui représente l’aile gauche du parti. Michelle Obama, elle, s’y est retrouvée à trois reprises. «Je ne pense pas que ce soit le moment de ne pas prendre position», arguait Anna Wintour sur CNN en 2019. «Je pense qu’il faut se lever pour ce en quoi on croit et qu’il faut assumer son point de vue. Nous mettons en avant des femmes dans lesquelles nous croyons.»
À plusieurs reprises d’ailleurs, la rumeur a couru que la femme de média pourrait bien devenir ambassadrice. Sous l’administration Obama, puis sous Biden, on lui a prédit un poste de diplomate à Londres. La réélection de Donald Trump est venue couper l’herbe sous le pied de cette théorie, jamais démentie par l’intéressée.
La frivole de la famille
On pourrait presque y voir, d’ailleurs, les restes d’un héritage familial. Son grand-père, militaire, était le descendant d’un Premier ministre britannique. Son père est journaliste politique puis rédacteur en chef du «Evening Star», l’un de ses frères écrit dans la rubrique diplomatie du «Guardian».
Dans le documentaire «The September Issue», sorti en 2009, et qui suit la confection à haut risque du numéro de septembre de «Vogue» – le plus important de l’année, celui qui lance les tendances et comptait, l’an dernier, 314 pages – on comprend d’ailleurs que sa famille traite avec une certaine condescendance ses activités, considérées comme bien frivoles. Il faut croire que même la papesse de la mode est regardée de haut par quelqu’un d’autre.
Pourtant, Anna Wintour n’a jamais dévié. La mode est une passion qu’elle développe dès l’adolescence, lorsqu’elle raccourcit les jupes de l’uniforme qu’elle est obligée de porter dans son école anglaise, ou refuse catégoriquement de participer aux cours de sport pour ne pas abîmer ses pieds, comme le raconte l’auteur américain Jerry Oppenheimer dans sa biographie «Front Row», publiée en 2006.
Elle abandonne l’école à 16 ans pour commencer à travailler chez Harrod’s, célèbre magasin londonien, puis, grâce aux connexions de son père dans le monde des médias, décroche du travail chez «Harper’s Bazaar». Si son style se façonne d’abord dans le swinging London de la fin des années 1960, elle cède finalement à l’appel de l’Amérique.
Peau de chèvre et femme de dictateur
Au départ pourtant, rien ne dit que cette jeune ambitieuse parviendra à régner sur le monde de la mode. Le «Harper’s Bazaar» américain la licencie au bout de neuf mois pour insubordination. Partout où elle passe, ses excentricités devraient la rattraper. Certaines sont listées dans «Anna», la biographie presque non-autorisée (Anna Wintour a refusé de répondre mais orienté l’autrice vers plusieurs personnalités qui pourraient parler d’elle) que lui consacre Amy Odell en 2022.
Il y a ce jour de 1981, lorsqu’elle arrive au «New York Magazine» et fait changer l’intégralité du mobilier de son bureau, jugé trop ringard. Cette fois où on la surprend en train de jeter de la petite monnaie à la poubelle. Ou encore le jour où elle a décidé d’inclure une malle en peau de chèvre à 9’000 dollars dans un article, scandalisant ses supérieurs.
D’autres polémiques autrement plus gênantes auraient pu entraver son ascension. Après tout, Anna Wintour a longtemps été très proche du photographe Mario Testino, accusé dès 2018 de violences sexuelles par de nombreux jeunes hommes – le groupe Condé Nast finira par rompre ses collaborations avec lui. «Elle a été le cheval de Troie d’Harvey Weinstein dans la mode», balance un consultant mode anonyme dans «Le Monde».
«Elle n’aime pas les grosses et a fait perdre 10 kilos à Oprah Winfrey quand elle l’a mise en couverture de ‘Vogue’.» Amy Odell raconte dans sa biographie qu’elle aurait même demandé à retoucher… le gras du cou d’un bébé sur une photo. Et certains salariés se souviennent encore du grondement en interne quand elle a validé un élogieux portrait d’Asma Al-Assad, l’épouse de Bachar, quelques jours avant le début du Printemps arabe et d’une guerre civile syrienne qui dure depuis 2011.
Mais les polémiques glissent sur Anna Wintour. Preuve en est avec la sortie du livre, puis surtout du film «Le Diable s’habille en Prada», en 2006. Meryl Streep interprète son alter ego, un personnage parfaitement odieux et humiliant avec ses salariées. Cela n’a jamais entaché la réputation de la véritable reine du style, qui s’est même présentée à l’avant-première de l’adaptation en comédie musicale montée en fin d’année dernière à Londres.
Une organisatrice de soirées
Probablement parce que la mode est l’un de ces milieux particuliers où il est communément admis que le génie ne va pas sans folie – et une certaine souplesse sur les principes. Sûrement aussi parce que son influence est démesurée.
Si Anna Wintour parvient à privatiser la place de la Concorde à Paris, mais aussi à obtenir l’accès de «Vogue» au mariage de la petite-fille de Joe Biden, c’est qu’elle a l’oreille des puissants au-delà du milieu de la mode. Son indéniable talent pour l’organisation d’événements grandioses y est pour beaucoup. Même chez les stars, on joue des coudes pour être invité à ses soirées, ses défilés et, surtout, le Met Gala, qu’elle organise depuis 1995.
Affublé d’un thème différent chaque année, auquel le grand public ne comprend pas grand chose, cet événement caritatif rassemble ensuite les célébrités les plus en vue du moment dans des tenues extravagantes – auxquelles le grand public ne comprend rien non plus, c’est le but. En début de semaine, on a donc pu voir acteurs, chanteuses ou sportives en costumes, robes et traînes démesurées, rassembler des millions de dollars pour la sauvegarde des collections du Metropolitan Museum de New York.
Anna Wintour a apposé sa touche sur le tapis rouge bien sûr, avec un long manteau bleu pâle sur une robe blanche, mais aussi dans le thème choisi et la liste des invités. De Serena Williams à Lewis Hamilton, en passant par Rihanna enceinte, l’acteur Colman Domingo ou encore Pharrell Williams, tous ont joué le jeu du «dandysme noir». Un pied de nez à l’Amérique blanche et réactionnaire de Donald Trump forcément calculé de la part de la maîtresse de cérémonie.
Celle-ci a souvent été critiquée pour avoir vidé «Vogue» de toute réflexion intellectuelle, mais aussi pour s’enferrer dans une vision passéiste, voire ennuyeuse de la mode. En revanche, elle a su ouvrir son magazine, longtemps réservé aux mannequins, aux stars telles que Madonna dans les années 1990, ou Kim Kardashian aujourd’hui. Peut-être est-ce là le secret pour durer: qu’importe qu’on sache saisir l’ère du temps fashion tant qu’on s’adapte à celui de la pop culture.