Business, féminisme et politique
Pourquoi Kim Kardashian est-elle bien plus qu’une influenceuse écervelée?

Connue sans avoir de talent particulier, la star de télé-réalité oscille entre incarnation de la vacuité et sens inné du marketing, standards de beauté irréels et féminisme. Et si elle était la meilleure incarnation des contradictions de notre temps?
Publié: 03.05.2025 à 10:14 heures
Kim Kardashian, icône moderne du féminisme? Pour Margaux Baralon, elle est surtout une égérie d'un capitalisme vorace.
Photo: Jordan Strauss/Invision/AP
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Margaux BaralonJournaliste Blick

Ils sont trois, ce lundi 28 avril, à se présenter devant la cour d’assises de Paris. Trois petits vieux tremblants, l’un avec la maladie de Parkinson, l’autre une forme d’Alzheimer et le dernier qui revient tout juste d’une séance de chimiothérapie après une récidive du cancer du poumon. Yunice Abbas a 71 ans, Marc Boyer 78 ans, Didier Dubrecq bientôt 70. Et à eux trois, ils cumulent près de soixante années derrière les barreaux pour des faits de vols, à mains armées ou non, et de trafic de stupéfiants.

A des dizaines de milliers de kilomètres du Palais de Justice de Paris, Kim Kardashian, elle, sort d’un spa de Los Angeles. Comme chacun de ses mouvements, celui-ci a été immortalisé par des paparazzi. La star de télé-réalité est avec sa fille aînée, North, et les amies de cette dernière. Même tenue pour tout le monde, claquettes (à fourrure)-chaussettes et pyjamas rayés rose. C’est à cela qu’on reconnaît les grandes influences de ce monde: elles peuvent sortir habillées n’importe comment, voire pas habillées du tout, tout le monde trouve ça normal.

La célébrité du vide

Le rapport entre ces deux tableaux si différents? Les trois «papys braqueurs» sont jugés pour la séquestration de «Kim K» dans la chambre d’un hôtel parisien en octobre 2016. Ils l’avaient alors ligotée dans la baignoire avant de lui dérober pour près de 7,5 millions de francs suisses de bijoux – dont 3,3 millions pour un seul diamant de 18,88 carats. Trois mois plus tard, après avoir laissé derrière eux des empreintes et une partie de leur butin, ils ont été interpellés.

«J’ai cru mourir», dira Kim Kardashian aux policiers qui l’ont trouvée dans sa suite, hagarde. «Je croyais que c’était des terroristes venus pour m’enlever.» Elle ne trouvera que peu de compassion sur les réseaux sociaux. Ce jour-là, la tentation de se moquer d’une personnalité aussi clinquante est grande. Car celle qui a alors 36 ans est l’incarnation la plus parfaite d’une tendance clivante de notre siècle: la célébrité basée sur le vide. Pourtant, si l’on gratte un peu derrière ce vernis, force est de constater qu’une fortune estimée à plus d’1,7 milliard de dollars ne s’est pas faite en un jour. Et surtout que sa propriétaire a une telle aura qu’aujourd’hui, elle fait même l’objet d’un cycle d’études dans une université de Londres.

Faire de sa vie un business

Au départ, Kimberly Noel Kardashian n’est absolument personne sinon la fille de Robert Kardashian, descendants d’exilés arméniens qui ont débarqué aux Etats-Unis en 1900. Celui-ci, avocat, a rencontré le célèbre joueur de football américain O.J. Simpson sur un terrain de tennis et fera partie de la «dream team» chargé de le défendre pendant son retentissant procès pour le meurtre de son ex-femme, dans les années 1990. Pas de quoi présager du destin de superstar de sa seconde fille. Pour se rapprocher du monde people, il faut s’intéresser aux amis de Kim Kardashian pendant sa jeunesse, Nicole et Paris Hilton. Au milieu des années 2000, elles sont des «it-girls», des filles dans le vent, richissimes descendantes du fondateur des hôtels du même nom, qui courent les soirées sélect. Kim K est moins connue mais officie comme styliste à leurs côtés.

Tout change en 2007, lorsqu’une sex-tape de la jeune femme fuite sur Internet. Aujourd’hui encore, le débat n’est pas tout à fait clos sur l’origine de cette vidéo intime. La star n’a jamais cessé de nier avoir orchestré sa diffusion, en dépit de ce qu’affirme le journaliste Ian Halperin dans son livre «Kardashian Dynasty». Toujours est-il que la famille décide de surfer sur la vague plutôt que de la subir. La même année, une télé-réalité, «Keeping up with the Kardashians», voit le jour. On y suit quotidiennement la vie et les embrouilles de Kim, sa mère, Kris, et ses sœurs, Kourtney, Khloé, Kendall et Kylie. Les audiences s’envolent.

Mais surtout, les Kardashians envahissent Internet. Car 2007, c’est aussi l’année de l’apparition de Twitter et du premier iPhone. Et très vite, des centaines de mèmes de Kim et sa famille apparaissent sur les réseaux sociaux. La presque trentenaire saisit rapidement que son image, qui a pu lui être volée avec sa sex-tape, est la clef du succès. Et qu’elle peut faire de sa simple existence un véritable business. Comme le résume Meredith Jones, professeure d’études de genre à l’université londonienne de Brunel, dans le documentaire «Kim Kardashian Theory», «c’est une femme aux multiples talents, quand bien même ils ne sont pas reconnus comme des talents ‘standards’. Elle est extrêmement douée pour être elle-même, d’une façon spécifiquement dédiée aux caméras.»

Un révolution des canons de beauté

Kim Kardashian comprend rapidement l’intérêt des réseaux sociaux, notamment Instagram, qu’elle investit dès 2012 et sur lequel elle popularise le selfie. Suivie aujourd’hui par 357 millions de personnes, elle y est devenue l’une des premières influenceuses. Et l’une des plus prospères: chaque publicité pour une marque lui rapporte au moins 500’000 dollars. Mais son influence ne se mesure pas uniquement en monnaie sonnante et trébuchante. La jeune femme a aussi révolutionné les standards de beauté.

Son corps est artificiellement façonné: injections dans les pommettes et les lèvres, rhinoplastie, liposuccion, pose d’implants fessiers… Sa silhouette en forme de sablier impose une nouvelle image. Celle d’une femme plantureuse à la taille marquée, brune à la peau bronzée. Un standard de beauté aussi paradoxal que Kim Kardashian elle-même puisqu’il est à la fois libérateur pour de nombreuses femmes, loin de l’ode à la maigreur en vogue dans les années 1990 et 2000, avec des courbes assumées, et tout de même littéralement irréel, donc inatteignable. 

Ce qui est certain, c’est que la jeune femme connaît le pouvoir de cette silhouette. «Elle s’est approprié à merveille les codes du patriarcat, jouant de son corps comme objet de fantasme tout en contrôlant son image», raconte Nesrine Slaoui, la coautrice du documentaire «Kim Kardashian Theory». Le véritable tournant advient en 2014, lorsqu’elle pose en une du magazine américain «Paper», les fesses (rebondies) à l’air devant l’objectif avec le titre «casser Internet». Cet arrière-train devient alors un événement de pop culture dont absolument tout le monde parle en ligne. Et il va ouvrir à Kim K des portes qui, jusqu’ici, lui restaient fermées. A commencer par celles de la mode. Car comme pour son corps qui fait bouger les lignes des canons de beauté, quel que soit le domaine, le parcours de Kim Kardashian est quasiment toujours le même: d’abord paria, elle devient ensuite respectable et enviée.

Egérie, entrepreneuse… et politique?

En 2022, lors d’un défilé de la marque Jean-Paul Gaultier designé par le styliste Olivier Rousteing, l’influenceuse est assise au premier rang, marque d’attention suprême. Surtout, et c’est une chose rarissime, elle porte une tenue qui sera présentée le jour même sur le catwalk. A côté d’elle, il y a Anna Wintour, indéboulonnable rédactrice en chef de «Vogue». La même qui, en 2014, estimait que Kim Kardashian ne méritait pas la couverture de son magazine.

Cette réhabilitation s’observe aussi du côté de l’entrepreneuriat. Nombreuses sont les personnalités qui lancent leurs marques – parmi les chanteuses américaines, Selena Gomez ou Rihanna l’ont fait avec des produits cosmétiques par exemple. Mais peu ont tiré tous azimuts comme Kim Kardashian. Entre une application ludique dont le concept est tiré de sa vie (faire de son avatar une célébrité), du maquillage, des vêtements et surtout des sous-vêtements gainants, la star de télé-réalité engrange des millions. Et va encore plus loin en développant un fonds d’investissement qui prend des participations dans d’autres sociétés, les accompagne puis revend ses parts. Le point d’orgue de la respectabilité dans ce domaine est atteint en 2023: Kim K est invitée à prendre la parole devant les étudiants en business de l’université de Harvard.

Celle qu’on prenait pour une starlette sans cervelle – après tout, on l’a d’abord connue en train de s’engueuler pour des broutilles dans des scènes dramatiques très scénarisées pour ses émissions de télé-réalité – s’engage aussi sur des terrains bien plus intellectuels, voire politiques. En 2015, elle se rend en Arménie pour commémorer le génocide commis par les Turcs. En 2018, invitée par Donald Trump à la Maison Blanche, elle prône une réforme du système judiciaire américain, qu’elle estimé injuste et cruel. En mars dernier, Kim K a d’ailleurs passé un test qui la rapproche un peu plus du métier d’avocate, qu’elle rêve d’exercer après avoir repris des études il y a plusieurs années.

Icône plus capitaliste que féministe

Bien obligés de la prendre au sérieux, les observateurs de la pop culture s’interrogent. De quoi Kim Kardashian est-elle le nom? Pourrait-elle, avec ses formes qui ont auguré du mouvement «body positive» avant l’heure, et son image de femme puissante qui n’a jamais eu besoin de son mari, fût-il aussi connu que Kanye West, pour exister et s’enrichir, être considérée comme une icône féministe? D’autant qu’après tout, non seulement la star elle-même aborde la question de son physique impressionnant avec beaucoup de second degré, mais sa télé-réalité fonctionne comme un matriarcat et offre même une autre image de la sororité. «Elle nous montre que nous n’avons pas toutes à être le même genre de femme», analyse la journaliste anglaise Eleanor Morgan dans «The Guardian». «Plutôt que de nous demander pourquoi Kardashian est connue, nous devrions lui être reconnaissante de l’être, parce qu’elle nous donne l’occasion de parler de la différence.»

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Kim Kardashian refuse de vendre autre chose que l’image d’elle-même
Megan Garber, journaliste au magazine américain «The Atlantic»
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Pourtant, à bien y regarder, lorsqu’elle sort de son jet privé à 95 millions de dollars customisé avec des murs en cachemire pour aller conduire elle-même sa fille à l’école après avoir assisté à une fashion week en Europe, Kim Kardashian est surtout une égérie du capitalisme galopant. «Voici le meilleur conseil pour les femmes d’affaires: levez vos fesses et travaillez dur», lance-t-elle dans «Vogue» en 2022. «On dirait que plus personne ne veut travailler aujourd’hui.» La quadragénaire omet alors de mentionner qu’elle vient d’une famille très bourgeoise et a côtoyé des enfants de milliardaires toute sa jeunesse. «Les élites utilisent les réseaux sociaux pour propager l’idéologie de la bourgeoisie», assène la chercheuse Disha Trivedi dans la revue «Oxford Political Review», liée à la célèbre université anglaise. Et selon elle, Kim Kardashian est sûrement le meilleur exemple contemporain de cette utilisation.

Qu’importent les culottes gainantes ou le maquillage, «Kim Kardashian refuse de vendre autre chose que l’image d’elle-même», analyse également Megan Garber dans «The Atlantic». Exactement comme dans le jeu qu’elle a commercialisé, son objectif est «d’utiliser tout ce qui est disponible (les biens, l’argent, les autres personnes) dans l’unique but de se servir soi-même»... la définition même du capitalisme. Le rapport même du public à l’égard de la star pourrait d’ailleurs être comparé à celui que beaucoup entretiennent avec ce système économique: les critiques sont nombreuses, le rêve de s’en débarrasser taraude certains mais il est quasiment impossible de se défaire complètement des envies qu’il suscite.

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