Assise sur un banc de Franklin Square, le jardin public qui borde l’imposant bâtiment du Washington Post, Aretha déplie sa banderole: «Hier le Watergate, aujourd’hui le Bitcoingate: chassons les escrocs de la Maison Blanche!»
Ancienne employée du Kennedy Centre, la grande salle de spectacle de la capitale américaine dont l’administration Trump a décapité la direction, cette septuagénaire vient, chaque semaine, apporter de nouveaux documents au quotidien possédé par le milliardaire Jeff Bezos.
Des liasses de données
Des documents? «Oui, des liasses de feuilles comme celles-ci», raconte Aretha, en sortant d’une enveloppe des relevés constellés de chiffres. Pour elle, pas de doute: le cours des cryptomonnaies, emmenées par le Bitcoin, est manipulé depuis l’élection du 47e président des Etats-Unis. Le fait que Donald Trump ait signé, début mars, un «Executive Order» (décret présidentiel) créant une réserve stratégique de Bitcoins, et une réserve fédérale d’actifs numériques, prouve que la corruption règne au sommet de l’Etat.
«Les médias doivent à tout prix s’intéresser à ça, poursuit-elle. Contrairement à ce qu’il affirme, Donald Trump veut faire de sa présidence une machine à enrichir son clan dans les cryptomonnaies.»
Résistante ou pas?
Aretha n’est pas à proprement parler une «résistante». Elle ne veut d’ailleurs pas donner le nom du journaliste qui, au Washington Post, reçoit ses informations. Pas très loin, au siège du journal, une chargée des relations publiques venue me recevoir hausse les épaules lorsque j’évoque l’exemple de cette femme. «Franchement, je ne crois pas qu’elle dispose d’un quelconque tuyau me répond-elle. Il s’agit plutôt d’une mythomane.» Sauf que le sujet en question est sérieux, très sérieux. Et que de vrais journalistes résistants s’en sont emparés ces derniers mois.
Première page du Philadelphia Inquirer, le 29 mai? «Votre guide du Cryptogate, le scandale de corruption de 4 milliards de dollars de Trump, 10 fois plus important que le Watergate.» La «Une» du très influent site Politico le 28 mai? «La semaine d’adoption des cryptomonnaies par Trump se poursuit malgré les signaux d’alerte éthiques.» Le titre de CNN le 14 mai? «Les conflits de Trump avec les cryptos ne cessent de s’accumuler. Il n’essaie même pas de les cacher.»
Nouveau Watergate?
Bienvenue dans les Etats-Unis du nouveau Watergate! Entre 1972 et 1974, Washington tremblait presque chaque jour lorsque les articles signés Bob Woodward et Carl Bernstein étaient publiés dans le Post. Prise la main dans le sac d’une affaire d’espionnage du siège du parti Démocrate, l’administration Nixon ne parvint jamais à s’en dépêtrer, au point que le chef de l’Etat pourtant réélu le 7 novembre 1972 finit par démissionner deux ans plus tard.
Et aujourd’hui? «L’empire crypto de la famille Trump s’étend rapidement, assène CNN. Dans le monde opaque des cryptomonnaies, où les transactions sont souvent anonymes et ne sont pas limitées par les frontières nationales, il n’y a pratiquement aucune limite au montant d’argent qu’une personne ou un gouvernement pourrait envoyer au président, à sa famille et à la liste croissante d’entités qu’ils contrôlent.»
Un secteur sous-réglementé
Aretha compile tous les articles sur ces cryptomonnaies cajolées par l’ancien promoteur immobilier new-yorkais. L’un d’entre eux vient d’être signé par Kyle Chaika, dans le prestigieux New Yorker. Or ce que révèle cette enquête va bien plus loin que de simples rumeurs. «Avec la pièce de monnaie $TRUMP et la société World Liberty Financial, le président utilise un secteur sous-réglementé pour s’enrichir et courtiser l’influence étrangère» peut-on lire. Bingo!
Un peu de recherche sur internet et quelques conversations au National Press Club de Washington, à quelques centaines de mètres de la Maison Blanche et du département du Trésor, suffisent pour prendre au sérieux les accusations: «Trump est un ancien crypto-sceptique qui se vantait, dans un tweet en 2019, 'Je ne suis pas un fan de Bitcoin', détaille Kyle Chaika dans son enquête. Pourtant, ces dernières années, il a vanté les mérites de plusieurs variétés de 'haricots magiques apportant un coup de pouce en relations publiques à un secteur dans lequel les nouvelles entreprises sont souvent mortes à l’arrivée.»
Système pyramidal
Et d’ajouter: «En 2022, il a lancé les Trump Digital Trading Cards, une série de jetons non fongibles qui a continué à produire de nouveaux lots, y compris une édition «Mugshot» de janvier 2024, sur laquelle figure sa fameuse photo prise par la police (devenue son portrait officiel). Trois jours avant son investiture, il a lancé une cryptomonnaie basée sur la notoriété en ligne qui devient de facto un système pyramidal lorsque les premiers acheteurs se vendent aux derniers à des prix plus élevés. $TRUMP se compose d’un milliard de pièces, dont 80% ont été conservées par des entreprises liées à Trump, le reste étant vendu au public. Sa vente aurait rapporté environ 350 millions de dollars et sa capitalisation boursière s’élève à près de trois milliards de dollars.»
Résistance? Molly Roberts publie régulièrement des analyses et des éditoriaux dans les pages «Opinion» du Washington Post. Des pages dans lesquelles Jeff Bezos, le patron d’Amazon également propriétaire du titre, refuse depuis l’élection de Trump des articles trop hostiles à l’actuelle administration.
«Entré en religion»
Or dans ce domaine, Molly Roberts n’est pas censurée. Pour elle, le président est «entré en religion» avec le Bitcoin. «Eric Trump (le fils du chef de l’Etat qui dirige les affaires du clan) a annoncé lors d’une conférence sur les cryptomonnaies à Las Vegas cette semaine que l’entreprise familiale levait 2,5 milliards de dollars auprès d’investisseurs pour son dernier projet de cryptomonnaies: un trésor en bitcoins […] Son entreprise est en fait une religion. Elle repose sur la nécessité de croire au bitcoin, et plus il y a de croyants, mieux c’est.»
Un politicien a tiré jadis le signal d’alarme. Sénateur démocrate du Connecticut, réélu le 5 novembre 2024, Chris Murphy accepte de répondre par email à nos questions. L’un de ses «staffers» (assistants) est évidemment au bout du clavier. Que nous écrit-il? «Le président américain a mis en place un système de corruption détourné dans lequel n’importe quel PDG ou oligarque étranger peut lui envoyer de l’argent secrètement par le biais de son escroquerie aux cryptomonnaies en échange de faveurs», répétant mot pour mot l’une de ses citations de 2022. Est-ce encore plus grave après son retour au pouvoir? «Oui, évidemment poursuit le courrier électronique. Désormais, Donald Trump a les moyens de manipuler le cours du bitcoin.»
Arcanes financières
Résister, dans le Washington DC de 2025, veut donc aussi dire se plonger dans les arcanes financières de l’administration. J’interroge pour cela un ancien employé du Trésor, qui me rejoint près de ses anciens bureaux. Derrière nous, la statue d’Albert Gallatin (1761-1849), le Genevois qui créa les finances du nouvel Etat indépendant, incite à la prudence: «Ce scandale des cryptos n’est pas comparable au Watergate, corrige mon interlocuteur. Donald Trump n’enfreint pas la loi. Il n’a pas engagé d’espions. Il cherche juste à déstabiliser ses adversaires de la finance traditionnelle. Il joue sur un autre terrain, sur lequel les règles du jeu habituelles n’ont plus cours.»
«I am not a crook» (Je ne suis pas un escroc) pestait, en novembre 1973, le lointain prédécesseur de Donald Trump, Richard Nixon. Huit mois plus tard, le 8 août 1974, il quittait ses fonctions. Une démission ainsi commentée par Carl Bernstein, l’un des deux enquêteurs du Washington Post: «Ce qui est formidable dans le Watergate, c’est que le système a fonctionné. Le système américain a fonctionné. La presse a fait son travail. Nous avons fait ce que nous étions censés faire.» A bon entendeur…